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Une Sicile « inconnue », thème propice au pittoresque

Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.4 Les buts du voyage

1.4.6 Une Sicile « inconnue », thème propice au pittoresque

Nous avons déjà traité à plusieurs reprises de l’ouvrage de Saint-Non, certes magistral, et nous y reviendrons, mais le voyage de Jean-Pierre-Laurent Hoüel est aussi une des références incontournables dans l’expression du pittoresque293. Le voyage de Hoüel dure quatre ans et c’est, parmi tous nos voyageurs, celui qui y reste le plus longtemps. Hoüel se forme à l’École des beaux-arts de Rouen sous la direction de Jean-Baptiste Descamps qui publie, en 1769, son Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant294. Cette direction est déterminante pour le jeune Hoüel dans le devenir de son art et de la peinture de paysage.

291 Alfred Lacroix, « Un voyage géologique en Sicile en 1781 », p. 32.

292 Alfred Lacroix, Un voyage géologique en Sicile en 1781, Paris, Imprimerie nationale, 1919.

293 Pour les éléments biographiques sur Hoüel, Madeleine Pinault, Hoüel. Voyage en Sicile, Paris, Herscher et Réunion des Musées Nationaux, 1990 ; idem, « L’écriture du peintre Jean-Pierre Laurent Hoüel » dans Gyorgy Tverdota, Écrire le voyage, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, pp. 69-80.

294 Jean-Baptiste Descamps, Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant, Paris, Desaint, Saillant, Pissot, Durand, 1769.

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Après avoir été initié aussi à la gravure dans l’atelier de Jacques-Philippe Le Bas, il part se perfectionner en Italie entre 1769 et 1772. Ce premier voyage dans la péninsule est une révélation295. Le voyage en Sicile s’inscrit dans un projet d’envergure qui prend sa source dans ce premier passage en 1770, alors que Hoüel se rend à Malte. Selon ses dires, « je lus avidement ce Voyage de la Sicile et de la Grande Grèce, et celui de M. Brydone ; je m’aperçu qu’ils ne parloient ni l’un ni l’autre d’un grand nombre d’objets qui m’avoient frappé »296. À la lecture des deux pionniers, « mon imagination s’allume ; et je prends une forte résolution, celle de dévouer plusieurs années de ma vie à cette étude, où j’entrevoyoie de grandes richesses à manifester aux savans, aux artistes, à tous les amateurs des merveilles de la nature ou des arts »297. Le premier voyage en Sicile est une révélation et ce dernier, par ce qu’il y découvre, imagine un projet aux visées universelles. Plus encore, Hoüel se sent « prédestiné » pour cette longue entreprise,

une santé robuste me permettoit les longues fatigues, une grande activité qui s’irrite par les obstacles, et la passion de faire des découvertes devoient me rendre les travaux que je m’imposois plus faciles et plus agréables. Je parlois aussi le langage du pays ; d’ailleurs j’étois peintre et architecte, et je pouvois avec les connaissances de ces arts, non-seulement m’intéresser plus qu’un autre aux objets que j’allois visiter, mais encore les reproduire298.

Si Hoüel s’intéresse au gouvernement, aux mœurs et aux usages de la Sicile, il se consacre surtout aux « restes de l’antiquité, dont cette riche contrée est comme le sanctuaire »299. En 1776, Hoüel amorce donc son long voyage pour la Sicile, mais aussi pour les îles de Malte et de Lipari. Comme le mentionne le Prospectus, le projet de Hoüel ne devait durer qu’une année, mais il resta en Sicile durant quatre ans300.

Un autre voyageur, Dominique Vivant-Denon, est envoyé dans le royaume de Naples en 1778. Cette fois-ci, nous n’avons pas à faire à un départ volontaire, mais à une mission

295 Un journal manuscrit de ce premier voyage en Italie a été retranscris par Maurice Vloberg sous le titre Jean

Houël, peintre et graveur, 1735-1813, Paris, Frazier-Soye, 1930. Ce manuscrit a depuis disparu. Pour la copie

dactylographiée : FCCF, 1998_A.429.

296 Jean-Pierre Hoüel, Voyage pittoresque dans les isles de Sicile, vol. 1, p. v de la préface. 297 Ibid.

298 Ibid.

299 Ibid., p. vi de la préface.

300 Jean-Pierre Hoüel, Prospectus du Voyage de la Sicile, de Malte et de Lipari, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1781. La version manuscrite de ce Prospectus est conservée à la Fondation Custodia sous la cote 1998_A.496.

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décidée par Jean-Benjamin de La Borde et par l’abbé Saint-Non. À l’origine, les deux hommes ont comme ambition de composer un ouvrage pittoresque sur l’ensemble de l’Italie. Des déconvenues entre les deux hommes ont fait avorter ce projet qui se réduit alors à un projet entourant uniquement le Royaume de Naples et la Sicile. Le choix du sud de l’Italie apporte un caractère inédit à cette entreprise, comme le mentionne Saint-Non dans l’Avant-

propos du premier volume :

Ce n’est pas que tous les Voyageurs qui ont parcouru l’Italie n’aient sans doute visité Naples, comme ils ont vu Rome et les autres villes de ce pays ; mais il n’y en a qu’un très petit nombre qui aient été curieux de porter leurs pas jusqu’à l’extrémité du Royaume de Naples ; qui aient osé, pour ainsi dire, traverser la Calabre, cette belle partie de l’Italie, depuis longtemps inculte, inhabitée, et que l’on regardoit comme en proie aux bandits, et l’effroi des Voyageurs. Il étoit encore bien plus rare de voir et de parcourir la Sicile301.

Une fois encore, Saint-Non admet que les lettres de Brydone ont piqué la curiosité des compilateurs du Voyage pittoresque et ont incité à entreprendre le voyage dans la partie méridionale de l’Italie. Dans les Prospectus du Voyage pittoresque de Italie, comme en 1778, Saint-Non et de La Borde établissent déjà une excursion au sud de Naples : « C’est dans ce Projet qu’outre une Collection de Tableaux et de Dessins déjà très considérable, que l’on possède sur ce pays faits par nos meilleurs Artistes, tels MM. Vernet, Fragonard, Robert, etc. on a cru devoir envoyer dans les parties de l’Italie jusqu’ici les moins fréquentées et les moins connues comme la Calabre, la Sicile et Malthe, des Artistes du talent le plus rare »302. On retrouve dans cet argumentaire les mêmes points précédemment évoqués par les autres voyageurs. Les ouvrages pionniers suscitent la curiosité. Ces « nouveaux » itinéraires viennent assouvir un désir profond de sortir des sentiers battus, d’aller vers l’inconnu et de découvrir de nouvelles destinations jusque-là ignorées par de nombreux voyageurs.

Pour en revenir à Denon, le projet sicilien ne vient pas directement de lui et il devient donc difficile de comprendre les motivations personnelles derrière ce projet. Les années précédant la publication du Voyage pittoresque sont nébuleuses et nous retrouvons que peu de traces de l’auteur. Alden Gordon est revenu sur les premières années de la vie de Denon

301 Jean-Claude Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque, vol. 1, p. i. 302 Idem., Prospectus du voyage pittoresque de l’Italie, Paris, s.n., 1778.

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pour comprendre les origines de ses multiples carrières, tant politique, artistique que littéraire303. Peu de documents attestent de sa formation artistique néanmoins, Gordon suppose des relations dans les cercles du comte de Caylus ou de Charles-Nicolas Cochin le Fils, ainsi qu’Augustin de Saint-Aubin. Possiblement formé au dessein par Noel Hallé, Denon a bénéficié de solides relations, notamment avec la famille de Jean-Benjamin de La Borde304. La rencontre avec le marquis de Marigny ainsi que l’abbé Jean-Jacques Barthélémy semble aussi avoir été décisive, surtout après le Grand Tour d’Italie du marquis qui l’amène jusqu’à Naples. La publication de ce récit et des dessins des antiquités d’Herculanum par Cochin et Bellicard marquent profondément les ouvrages pittoresques à venir et les publications de Denon305. La proposition de La Borde concernant Naples et la Sicile est donc une occasion favorable pour Denon de se distinguer et de profiter de l’engouement grandissant pour le sud de l’Italie. Nous parlons d’opportunité certes artistique, mais aussi de carrière, car les mésententes qui surviennent entre Saint-Non et Denon reposent justement sur la récupération des descriptions de ce dernier par Saint-Non. Le morcellement du journal de Denon, sans même le citer convenablement, l’irrite au plus haut point. Ce manque de reconnaissance jette un froid entre les deux hommes et participe, de fait, au retrait de La Borde du Voyage pittoresque, sans oublier les coûts exorbitants qu’engendre ce projet.