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Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.3 Portraits des voyageurs

Les voyageurs qui nous intéressent dans le cadre de notre étude ne sont évidemment pas les premiers à parcourir la Sicile, carrefour de la Méditerranée et sujette à de nombreuses migrations au fil des siècles. Le flot incessant et diversifié des mobilités parcourant l’île rend l’étude de ces flux très complexe pour l’historien. Nos voyageurs croisent la route d’une pluralité de personnes dont les motifs de déplacement sont tout aussi nombreux. Si, dans la plupart des récits, les voyageurs mettent en scène leurs aventures et leur expérience propre face à la découverte de la Sicile, ils sont en fait loin d’être véritablement seuls. Leur chemin croise tôt ou tard celui d’un autre voyageur, d’un missionnaire, d’un marchand ou encore d’un soldat, sans oublier bien sûr les locaux. Il serait ici très fastidieux de dresser le portrait complet des différentes mobilités en Sicile, tout d’abord car cela nous éloignerait beaucoup de notre objectif restreint aux seuls voyageurs lettrés, mais plus encore, car les sources sont très souvent lacunaires et ne nous permettent pas de cerner le phénomène dans son ensemble.

Avant 1767 et les voyages du baron Johann Hermann von Riedesel et de Patrick Brydone, la Sicile est peu documentée. Certains témoignages des XVIe et XVIIe siècles nous sont parvenus, mais la Sicile reste alors qu’une étape d’un trajet, et non une destination en soi236. John Dryden junior, le fils du poète du même nom, fait le tour de l’île en bateau entre

236 Pour une liste de ces récits, Hervé Brunon, « Les paysages de Sicile décrits par les voyageurs français et britanniques aux XVIe et XVIIe siècle », dans COLIN, Mariella. De la Normandie à la Sicile : réalités,

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1700 et 1701. Le récit ne sera publié qu’en 1776237. En 1711, le Père Labat, revenant des Antilles, fait une escale de quatre jours à Messine et laisse un court témoignage en latin de ces brèves escapades, notamment sur l’Etna238. En 1727, le Hollandais Jacques-Philippe d’Orville parcourt la Sicile, mais ne s’attache qu’à la description des monuments antiques. Décédé en 1751, les deux volumes tirés de son passage en Sicile ne seront publiés qu’en 1764 et en latin239. L’ouvrage n’a que peu d’écho, principalement pour des raisons linguistiques et d’une faible diffusion à travers l’Europe. Concernant les voyageurs britanniques, d’après ce que nous avons constaté à partir du catalogue des Archives nationales du Royaume-Unis240, plusieurs d’entre eux se suivent entre 1728 et 1766 : Nevill Lovelace (6ième Baron de.) et John King en 1728, John Frederick et Roger Kynaston en 1749, William Stanhope en 1754, Thomas Worsley et John Byres en 1766. Peu d’entre eux vont cependant publier le récit de leur passage en Sicile. Il est alors difficile d’affirmer que la Sicile n’ait suscité que peu d’intérêt chez les voyageur européens jusque dans les années 1770241. La consultation des catalogues des différents fonds d’archives européens nous révèle un nombre non négligeable de récits restés à l’état de manuscrit242. Dans ce cas, nous dirions plutôt que la Sicile ne sucite que peu d’intérêt en tant qu’objet de publication. Mais aussi, parce que la culture du Grand Tour et son circuit balisé est relativement suivie durant la première moitié du XVIIIe siècle et propose comme ultime étape du voyage d’éducation la ville de Naples. La Sicile reste donc ignorée de la littérature de voyage et ce, jusqu’en 1767, date à partir de laquelle le nombre de voyageurs va décupler. Ce revirement de situation peut à première vue surprendre, car les voyages qui suivent vont se succéder rapidement et l’enthousiasme pour cette destination

représentations, mythes. Actes du colloque tenu aux Archives départementales de la Manche du 17 au 19

octobre 2002, Saint-Lô, Archives départementales de la Manche, n° 2, 2004, pp. 173-193. 237 John Dryden junior, A voyage to Sicily and Malta, London, J. Bew, 1776.

238 Jean-Baptiste Labat, Voyages en Espagne et en Italie, 8 vol., Paris, Chez Jean-Baptiste Delespine et Charles J. B. Delespine, 1730.

239Jacobi Philippi d’Orville, Sicula, quibus Siciliae veteris rudera, additis antiquitatum tabulis, illustrantur…, Amsterdam, Apud G. Tielenburg, 1764.

240 Ces manuscrits sont dispersés sur plusieurs sites, notamment aux Lincolnshire Archives, aux Warwickshire County Record Office, à la National Library of Scoland. Voir aussi Jeremy Black, Italy and the Grand Tour, New Haven/London, Yale University Press, p. 61.

241 Hélène Tuzet écrivait : « Avant 1767, la Sicile, très peu visitée, reste pour la plupart des Européens une terre inconnue, aussi lointaine, aussi mystérieuse que si elle se rattachait à un autre continent » dans La Sicile au

XVIIIe siècle vue par les voyageurs étrangers, Strasbourg, P. H. Heitz, 1955, p. 5.

242 Plusieurs groupes de recherche ont crée des bases de données regroupant autant les récits imprimés que manuscrits. Citons, entre autres, le Centre de Recherche sur la Littérature des voyages (CRLV) en France et le Centre interuniversitaire de recherche sur le voyage en Italie (CIRVI) en Italie.

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sera sans commune mesure par rapport aux décennies précédentes. Indéniablement, un tel revirement suppose une série d’éléments propices à orienter les goûts, les intentions et les comportements des voyageurs quant à leur choix pour la Sicile. Le contexte bouillonnant de cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, comme nous l’avons vu précédemment, apporte de nombreuses réponses qui ne peuvent être dissociées des études sur le voyage en Sicile.

Pour comprendre l’intérêt suscité par l’île, il convient tout d’abord de s’interroger sur les voyageurs eux-mêmes et de savoir qui voyage en Sicile. Issus de différentes sphères professionnelles (philosophes, écrivains, peintres, économistes, juristes, naturalistes, officiers de marine), nos voyageurs ont tous reçu une éducation et sont bien au fait des changements politiques, philosophiques, moraux et esthétiques qui animent la fin du XVIIIe siècle européen. Ils en sont même pour la plupart les acteurs. Membres de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie pour la majeure partie d’entre eux, nous pouvons déjà affirmer que nos voyageurs européens ont des moyens financiers, techniques et relationnels pour entreprendre un tel voyage. Ils font aussi partie, pour la plupart d’entre eux, de la même génération et leur âge oscille entre 23 et 35 ans. Quant à leur origine géographique, une grande partie est issue des principales puissances économiques et politiques d’Europe soit la France, le Royaume-Unis, l’espace germanique, ainsi que de la Pologne, de l’Italie et de la Suisse. De personnalités aussi variées soient-elles, les voyageurs sont issus d’un milieu social relativement homogène au sein duquel des référents historiques, culturels et identitaires sont partagés.

Parmi les précurseurs, le baron Johann Hermann Von Riedesel entreprend son séjour en Sicile en 1767, mais n’en publie le récit sous forme épistolaire qu’en 1771 en allemand ; en français et en anglais que deux ans plus tard243. . En 1769, William Hamilton fit une courte expédition sur l’Etna dont il publia An Account of a Journey to Mount Etna en 1770. En 1770, l’Écossais Patrick Brydone entreprend à son tour le voyage en Sicile et publie son récit, lui aussi, sous forme épistolaire, en 1773244. Il est traduit peu de temps après en français et en allemand. Le succès de l’ouvrage de Brydone est considérable et lance véritablement la

243 Johann Hermann von Riedesel, Reise durch Sicilien ung Gross Griechenland, 1771 ; Voyage en Sicile et

dans la Grande Grèce, 1773 et Travels trought Sicily and that part of Italy formerly called Magna Graecia and a tour throught Egypt, with an accurate description of its cities, and the modern state of the country, 1773.

244 Patrick Brydone, A Tour throught Sicily and Malta in a series of letters to William Beckford of Somerly in

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vogue pour le voyage en Sicile À partir des années 1775-1776, un nombre croissant de voyageurs pousse leur pérégrination jusqu’en Sicile, l’un après l’autre et parfois même se croisant en chemin : Carlantonio Pilati di Tassullo (1775-1776), Jean-Marie Roland de la Platière (1776-1777), Michel Jean de Borch (1776-1777), Richard Payne Knight (1777), Henry Swinburne (1777-1778), Dominique Vivant-Denon (1778), Jean-Pierre-Laurent Hoüel (1776-1780), Déodat de Dolomieu (1781), Friedrich Münter (1785-1786), Johann- Heinrich Bartels (1786), Pierre-Marie (ou François-Xavier) de Pagès (1787), Johann Wolfgang von Goethe (1787), Lazzaro Spallanzani (1788), Carl Ulysse Salis von Marschlins (1788), Brian Hill (1791), Frédéric-Léopold de Stolberg (1792), Georg-Arnold Jacobi (1792), Joseph Hager (1794-1796), Thomas Bingham Richards (1798)245. Nous avons joint dans la neuvième annexe de brèves notices biographiques afin de mieux présenter l’ensemble des voyageurs.