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Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.4 Les buts du voyage

1.4.1 La Sicile du néoclassicisme

Riedesel entreprend son voyage en Sicile, avant tout, comme un grand amateur de la Grèce antique. Ce qu’il recherche, ce sont les vestiges de la Grande Grèce. Fidèle disciple de Winckelmann, on ne peut comprendre les raisons du séjour de Riedesel sans prendre en considération les projets du théoricien allemand. Car Winckelmann entretient le désir, depuis quelques années déjà, de se rendre en Sicile. Dans une lettre de 1758, adressée à Jean-Michel Franken, bibliothécaire du comte de Nothenitz, Winckelmann le laisse entendre246. Il n’a de cesse de vouloir planifier ce voyage, même après sa rencontre avec Riedesel en Italie — ils devaient partir tous les deux —, mais les projets de publication dans lesquels il est impliqué l’en ont toujours empêché. Winckelmann est assassiné en 1768, n’ayant jamais connu la Sicile. Le séjour de Riedesel s’inscrit donc dans la lignée des Réflexions sur l’imitation des

œuvres grecques dans la peinture et la sculpture parus en 1755, mais surtout dans l’Histoire de l’Art dans l’Antiquité publiée en 1764247. Le récit de Riedesel est d’ailleurs la correspondance avec Winckelmann écrite à l’occasion de ce voyage en Sicile. Mais l’auteur n’est pas juste un amoureux de la Grèce, il est aussi un passionné de nouvelles découvertes naturelles, esthétiques et, en bon représentant de son siècle, il recherche constamment la preuve de l’état naturel de l’homme. L’héritage de Rousseau est important. On le voit tout au long de son récit sur la Sicile, mais aussi lorsqu’il remonte à Naples en passant par la Calabre. À propos des Tarentins, Riedesel trouve qu’ils ont « tous les traits à la grecque », qu’ils ont « conservé quantité de mots grecs dans leur dialecte provincial » et croit « retrouver déjà dans

246 Johann Joachim Winckelmann, Lettres familières, vol. 1, 1781, p. 87.

247 Idem, Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst, Dresde et Leipzig, in verlag der Baltherischen handlung, 1756 ; Idem, Geschichte der Kunst des Altertums, Dresde, in der Baltherischen hof Buchhandlung, 1764.

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ces mœurs si douces, dans leurs nez écrasés […] les traits qui caractérisent les Arabes »248. Le voyage en Sicile prend donc ses racines dans l’héritage du néoclassicisme de Winckelmann, mais aussi dans les convictions personnelles et philosophiques de Riedesel. L’auteur le rappelle d’emblée, dès la première lettre à son mentor : « vous vous attendez bien, sans doute, à y trouver autres choses que des descriptions d’antiquités ; car vous savez bien j’aime discourir avec mes amis, vous connoissez mes diverses fantaisies, et vous n’ignorez pas qu’elles embrassent plus d’un objet »249. Le voyage en Sicile n’est pas non plus une finalité en soi, mais la première étape d’un projet plus vaste de mobilité dans l’espace méditerranéen. Dans une lettre de Winckelmann, datée de 1766, on apprend que Riedesel envisage aussi un séjour en Égypte250. La suite fait état des réflexions sur un possible projet en commun entre Riedesel et Winckelmann :

Je voudrois bien que le voyage d’Égypte qu’il médite de faire aussi put se réaliser sur le plan que nous faisions ensemble ; mais il faudroit qu’un grand Roi, comme le Roi de France, n’épargnât pas les frais et la protection qu’il peut procurer aux Savans qui se chargeroient de revoir ce pays. Car Pococke et le superficiel capitaine Norden peuvent bien amuser des lecteurs oisifs, mais ne satisfont sur aucun point les savans. Il seroit nécessaire, comme nous le disons, de faire voyager ensemble des Antiquaires et des Naturalistes avec un ou deux dessinateurs […] J’insiste encore sur un point : je voudrois que tous les Voyageurs se préparassent à ce beau travail par un séjour au moins d’un an à Rome. Cette étude préliminaire me paroit nécessaire pour être plus proche des grandes choses qu’on verroit en foule dans l’Égypte251.

Cette longue citation donne plusieurs éléments d’importance pour mieux comprendre les motivations dans lesquelles s’inscrit le séjour en Sicile. Winckelmann souhaite que ce projet soit cohérent au « plan » qu’ils ont établi ensemble. Ce plan semble bien être cette quête des origines du Beau dans l’héritage antique que Riedesel et Winckelmann pensent découvrir dans les régions du pourtour de la Méditerranée. Par héritage antique, les auteurs se bornent surtout aux vestiges romains et grecs, d’où la référence à Rome qui indique la méconnaissance de l’Égypte antérieure à la présence romaine. C’est aussi pour cette raison que Winckelmann entretient, dès 1762, une relation étroite avec l’excentrique Edward

248 Johann Herman Riedesel, Voyage en Sicile et dans la Grande Grèce, 1773, pp. 199-215. 249 Ibid., p. 2.

250 Johann Joachim Winckelmann, Lettres familières, vol. 2, p. 191. 251 Ibid., p. 192.

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Wortley Montagu252 qui parcourt, entre autres, la Terre Sainte, la Turquie, l’Arabie et l’Égypte. D’autres correspondants, comme d’Hancarvile et Hamilton, contribuent à partager leurs connaissances avec Winckelmann et Riedesel. La Sicile, et ses vestiges de l’ancienne Grande Grèce, seraient donc une des premières étapes de ce périple. Après le voyage en Sicile, Riedesel part pour le Levant et publie les Remarques d’un voyageur moderne sur le

Levant en 1768253. Tous ces érudits travaillent à la compilation des connaissances antiquaires et esthétiques sur l’Antiquité romaine, grecque, étrusque ou encore égyptienne.