• Aucun résultat trouvé

ENJEUX ET STRATEGIES D'APPROPRIATION

B. LA TERRE BANDA

1. Un territoire Banda : représentations et pratiques

Les Banda, comme la plupart des sociétés africaines, disposent des représentations de l’espace qui, « constituent des cartes “ imaginaires” (non matérialisées) de l’espace » (Bohonnan, 1963). L’ensemble des pratiques et des justifications qui en sont données, illustre une conception de l’appropriation s’inscrivant dans l’histoire des migrations et fondée sur une affectation de l’espace en autant d’usages que de groupes successivement installés dans l’espace commun. Ainsi, comme le souligne Di Méo (1998), « la genèse territoriale et le complexe territorial formés par l’espace de vie, enrichi par la pratique sociale et par l’imaginaire des espaces vécus, donnent naissance au territoire ». Celui des populations Banda découle de cette logique, guidée par des valeurs géographiques et psychologiques de formation territoriale, par laquelle les mythes et l’idéologie territoriale opposent ces populations d’agriculteurs aux éleveurs Mbororo.

Dans cette société caractérisée à l’origine par l’animisme et le « communautarisme » (sic), Daigre (1930) affirme que « l’espace était organisé à partir de lieux particuliers, selon des distinctions fonctionnelles qui permettaient à chaque groupe d’exercer, selon son ordre d’arrivée et son activité, des attributs particuliers ». Ces lieux divers (eaux, forêts, collines ,etc.) pouvaient être soit le siège des pouvoirs exercés par les génies (toro), dont certains hommes arrivaient à maîtriser les pouvoirs, soit des lieux reconnus de tous, à cause de leurs particularités : bief de rivière très poissonneuse, vallée fertile, forêt giboyeuse, etc. Chaque fonction impliquait une maîtrise particulière de l’espace. Cette maîtrise était analogue à une puissance « magnétique », qui s’exerçait à partir de chacun des lieux, sièges des pouvoirs fonctionnels. C’est donc une représentation de l’espace « topocentrique », qui justifie le sentiment des populations que l’espace est fini. C’est ce qu’illustre le cas du village Ngouyali.

Initialement installé à la source de la rivière Mbonou, plus connu ici sous le nom de Danga, les habitants du village Ngouyali ont été contraints entre 1935 et 1940 à s’installer sur l’actuel emplacement du village, situé au bord de la route nationale n°5 reliant Bambari à Ippy. Ce « nouveau » site est distant du précédent de 15 kilomètres environ. Compte tenu de cet éloignement, on aurait cru que le site originel serait définitivement abandonné et oublié. Il n’en est rien ! Aujourd’hui encore, la propriété du secteur originel, bien qu’affecté aux activités pastorales, est toujours revendiquée par toute la population. La carte du terroir (cf. Carte p 163) tracée par les villageois le prouve. Pourquoi s’accrochent-ils ainsi à ces terres ?

A priori, la réponse à cette question se trouverait dans la conception lignagère de l’espace, et dans les difficultés actuelles de gestion des jachères. La terre lignagère se réfère à l’occupation du sol par les générations passées, présentes, et à venir ; elle est à la fois la terre occupée par l’ancêtre fondateur du lignage, la terre des membres qui l’occupent actuellement, et enfin la terre qu’occuperont ses descendants à naître. Si elle ne constitue pas toujours un espace homogène, du fait de la pression démographique, qui a obligé certains membres du lignage à aller défricher en d’autres lieux ou encore du fait de l’installation par la force d’un groupe étranger, la terre lignagère a son centre de gravité : c’est le lieu saint de l’ancêtre fondateur, le bois sacré ou temple de ses divinités protectrices. Aujourd’hui encore, à Ngouyali, à Séko comme dans la plupart des villages amenés de force le long de la route nationale, il y a des guérisseurs qui se rendent de temps en temps aux anciens sites des villages pour cueillir des plantes médicinales qu’ils n’arrivent pas à trouver près des nouveaux villages, alors qu’ils les avaient autrefois derrière les cases. On s’y rend également pour entretenir les tombes des ancêtres, cueillir des fruits ou simplement récolter les termites ou les délicieux champignons blancs qui se développent sur les termitières et dont la propriété est familiale.

Contrairement à la conception occidentale de la propriété, celle des Banda est fondée sur un principe selon lequel, la terre est « un élément sacré et inappropriable, car elle doit répondre à la survie et à la reproduction des

groupes ». Aussi, « le rapport de l’homme avec la terre ne peut-il pas seulement s’analyser en termes de propriété conduisant à des transactions interindividuelles » : la terre n’est pas un bien marchand. Elle est « investie de charge symbolique, religieuse, ancestrale et communautaire. Elle est « le support médiateur d’une communauté entre générations, entre vivants et invisibles ». C’est l’homme qui appartient à la terre et non le contraire.

L’appropriation initiale de l’espace est donc d’ordre cognitif. Les pratiques foncières présupposent une connaissance des lieux acquise par expérience. Le déplacement dans l’espace suppose des repères. Le repérage nécessite une connaissance fine de chaque unité composant un paysage qui, pour le néophyte, semble toujours identique à lui-même. Connaître le territoire villageois et ses ressources en pays Banda, a plus d’importance que de s’approprier un morceau d’espace. A l’omniprésence des unités physiques correspond une « topo-logique » particulière ainsi que le constate Pourtier(1986).

L’espace, souligne cet auteur, s’y compose de centres, de confins, d’itinéraires. Dans cette région de savane, au centre de chaque espace élémentaire se trouve le village, point fixe, au moins durant plusieurs années et qui porte généralement le nom de son fondateur. Il est le pivot autour duquel s’effectue la rotation des champs. A partir de ce centre, nous avons un gradient dégressif d’appropriation matérielle et mentale. Dans un rayon de quelques kilomètres – qui définit le terroir - la savane et les forêts sont connues de tous les villageois. Champs, jachères, forêts intactes ou entamées y composent un puzzle embrouillé pour le regard étranger mais rempli de signes pour ses usagers. Les droits fonciers en attestent la cohérence. Mais cette cohérence se dilue en des confins d’incertitude ; les lieux connus s’y résolvent en de simples itinéraires qui se raréfient avec l’éloignement du centre. Ces itinéraires sont ceux de la chasse : leur profondeur dépend du savoir des lieux et de la témérité des chasseurs.

Chaque village reproduit un dispositif identique ; la combinaison de l’ensemble fait apparaître un modèle itératif d’espace, avec ses nœuds (village, centre) et ses ventres (confins plus ou moins distendus selon la densité générale). Les pratiques foncières - et droits fonciers - diffèrent selon

les types de lieux faisant partie de ce dispositif, et en outre selon l’usage de l’espace : l’espace de la reproduction agricole, l’espace cynégétique, l’espace de la reproduction sociale. Aussi, l’individu se situe moins par rapport à la matérialité des lieux que par un rapport à l’espace social construit sur la parenté et actualisé par la mémoire. Les représentations associées aux friches et aux jachères méritent à ce propos une certaine attention. En effet, entretenant avec les usages d’étroites relations réciproques, elles permettent de mieux saisir la logique des attitudes et de comprendre certaines particularités de gestion.

Les jachères, surtout lorsqu’elles sont encore jeunes, ne sont guère considérées différemment des champs : il s’agit, tout simplement, d’espace de culture où la terre se repose pour reconstituer son potentiel de fertilité. Pour les Banda de Ngouyali, elles font toujours partie de la « brousse villageoise » d’autant qu’elles recèlent encore « des réminiscences de cultures telles que le manioc. Les champs ne sont d’ailleurs qu’un emprunt temporaire, et individuel, à la vaste savane, considérée comme un « bien communautaire », une « propriété supra-lignagère ». Les jachères longues et les friches apparaissent donc comme un moyen de reconstitution logique mais aussi fort utile du milieu naturel, car les recrûs et les forêts secondaires, sont particulièrement riches en plantes de cueillettes et en gibier.

Toutes ces représentations positives doivent évidemment être mises en relation avec l’utilité - et l’utilisation - de ces espaces et des biocénoses qu’ils renferment.

Tout d’abord, le recours à la jachère est souvent à mettre en relation avec le maintien ou avec la reconstitution de conditions propices au bon déroulement des cultures ultérieures et donc de la société. La déprise apparente favorise la reconstitution du potentiel de fertilité du sol d’autant qu’elle s’accompagne de pratiques améliorantes : fumure par les cendres de brûlis, apport d’engrais.

La décision de mise en jachère est prise en tenant compte de critères agronomiques (baisse des rendements, par exemple) et pédologiques (altération de la structure du sol, induration,…). Toutefois c’est aussi la présence de certains parasites, gênants pour les productions ou d’adventices envahissants, obligeant à multiplier les sarclages, qui est le signal de la déprise.

De plus, les friches et jachères abritent une biodiversité, végétale (Impérata cylindrica par exemple) et animale (agoutille, rat palmiste, etc.), élevée et originale, tant en ce qui concerne les espèces, que sur le plan des communautés faunistiques et floristiques. Les jachères jeunes contiennent de nombreuses espèces anthropophiles, des adventices, des rudérales, mais aussi des plantes domestiques, restes de productions anciennes ou échappées des cultures, plantes passées du statut de “cultivées” à celui de “spontanées”.

Enfin, les plantes et les animaux des espaces non cultivés ont joué, et jouent encore actuellement, un rôle fondamental pour l’alimentation. Les friches et les jachères de chaque clan constituent en effet, des réserves de chasse annuelles pour les villageois.

En conséquence, si pour l’étranger, les territoires villageois du nord-Est de Bambari sont des espaces où l’emprise des populations est peu visible. Cependant, sur le plan idéel, de par leur représentation, cet espace est pour les agriculteurs est un territoire approprié : un territoire Banda.