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ENJEUX ET STRATEGIES D'APPROPRIATION

C. LA TERRE CHEZ LES MBORORO : DE L’ESPACE ILLIMITE A L’ESPACE APPROPRIE

1. La législation moderne

La présentation du rôle de l’Etat en tant qu’acteur foncier nous semble importante pour la compréhension de la situation foncière dans notre zone d’étude. Le régime foncier actuel est le fruit d’une élaboration déjà longue, qu’il faut évoquer. En effet, les options politiques actuelles n’expliquent pas à elles seules les situations nationales et certaines particularités juridiques, de même que certaines modalités d’application trouvent leurs origines dans le passé colonial.

a) La législation foncière coloniale

Comme l'a si bien montré Piermay (1977 et 1989), c'est à partir de l’ordonnance du 1er juillet 1885 (suivie du décret d’application des 22 août 1885 et 14 septembre 1886) pour l’Etat indépendant du Congo, à partir des décrets du 28 mars 1899 pour le Congo français, que toutes les législations foncières présentent des traits de parenté. Le modèle est en effet le même, le Torrens act, inspiré des coutumes germaniques et des lois de Hanse, et promulgué en Australie en 1858. Le Torrens act devait, non pas créer une propriété foncière, mais rendre incontestables des droits acquis précédemment. Il instituait une procédure administrative et judiciaire destinée à identifier le véritable détenteur des droits antérieurs, afin de permettre une « immatriculation » du bien qui ne puisse souffrir aucune discussion. L’immatriculation (ou « enregistrement ») consiste en la publication d’un titre foncier en deux exemplaires, dont l’un est délivré au

bénéficiaire et l’autre gardé à la conservation foncière. Le « grand livre des propriétés foncières », qui répertorie successivement pour chaque propriété l’ensemble des actes publiés, permet la connaissance rapide d’une situation donnée. Il assure une sécurité suffisante pour établir un système d’hypothèque. Sa simplicité et sa maniabilité imposèrent le système du Torrens Act dans les pays où il fallait légaliser un régime de propriété foncière, fondée sur l’occupation, voire l’usurpation des patrimoines fonciers communautaires traditionnels.

Avant les décrets qui instituaient l’immatriculation, il existait un système inspiré du code civil. Les droits fonciers des « indigènes » étaient reconnus, et ceux-ci pouvaient les céder à des demandeurs étrangers. Les textes juridiques concernaient surtout le Gabon (arrêté du 12 juillet 1849). Mais l’administration imposa rapidement des conditions supplémentaires, comme celle de la mise en valeur pour tout nouveau bénéficiaire. L’innovation conduit à une acquisition du sol en deux étapes, d’abord concession provisoire, transformée en propriété définitive une fois la mise en valeur achevée. Cette clause a été conservée lors de l’institution de l’immatriculation.

Ainsi, le système du Torrens Act n’a pas été appliqué tel quel en Afrique centrale, mais adapté par une administration d’une part confrontée aux réalités locales, et de l’autre préoccupée de favoriser une exploitation du territoire conforme à ses idées. Au lieu d’entériner une propriété privée déjà constituée, ce que supposait le Torrens Act, il s’agissait plutôt de créer un nouveau type de régime foncier, aux dépens des droits coutumiers indigènes susceptibles d’être revendiqués sur l’ensemble du territoire : d’où la notion de terres vacantes et sans maître, terres que l’Etat s’approprie et peut concéder. L’existence même de cette notion prouve une évolution considérable par rapport à l’arrêté de 1849 du Gabon qui, reconnaissait la propriété indigène. Mais la terminologie utilisée était très imprécise. Les critères permettant de définir une terre vacante n’étaient pas indiqués ; ils ont considérablement varié dans le temps. Au temps des compagnies concessionnaires, ils ont grandement favorisé l’accaparement par les Européens.

A la suite des protestations internationales contre les systèmes concessionnaires, l’Etat Indépendant du Congo, puis la colonie du Congo Belge, se sont voulus respectueux des coutumes (décret du 3 juin 1906). Ils étaient aidés en ce sens par de nombreuses investigations ethnologiques. Naquit alors une contradiction qui ne fut jamais résolue par l’administration coloniale : d’un coté, le sentiment que « dans toutes les sociétés congolaises, existe une cellule ou une entité foncière détentrice des terres et exerçant sur celles-ci des droits analogues par leur nature au droit de propriété du code civil, bien qu’issu des principes différents » 23, de l’autre, les pressions du colonat et la volonté de favoriser l’expansion économique. Le dilemme fut tranché de manière pratique, par l’institution d’une enquête de vacance fort méticuleuse conduisant à des indemnisations lors de toute demande de terres par des particuliers ou par l’Etat (décret du 31 mai 1934). Sur le fond, la contradiction subsistait. Peut-on en fait apurer des droits coutumiers qui reconnaissent à la terre un caractère divin, par une simple indemnisation financière ? Le refus de l’enquête de vacance par certains groupes (Kongo) à la fin de la période coloniale réactiva la crise de conscience européenne, et l’administration elle-même finit par admettre que le régime foncier colonial était intenable.

A partir de constations semblables, les solutions apportées en A.E.F. furent différentes. Le moindre intérêt porté par la métropole et par le colonat à ce territoire, de même que l’exemple d’une Afrique occidentale française aux mentalités plus avancées, formaient des circonstances plus favorables à une évolution de la législation. Au départ, les « indigènes » ne disposaient que de droits précaires qui pouvaient être rachetés au moyen d’une « indemnité de déguerpissement ». Toutefois, aucune procédure précise n’a jamais été mise au point pour établir l’enquête de vacance, bien que l’idée de celle-ci existât. En revanche, à la fin de l’époque coloniale, les droits coutumiers ont été peu à peu reconnus pleinement en A.E.F. Le décret du 10 février 1938 accorda aux collectivités la faculté de faire constater l’existence et l’étendue de leurs droits. Celui du 20 mai 1955 réaffirma solennellement l’existence de ceux-ci, et permit leur immatriculation à condition qu’elle fût

effectuée au nom d’un individu, et après réalisation des conditions légales de mise en valeur. Ces conditions étaient très restrictives ; en revanche, il y avait là reconnaissance de l’évolution des coutumes, et non plus la volonté de les défendre à toute application.

Toutefois, la présence de droits coutumiers antérieurs empêchait l’application du Torrens Act dans sa forme originelle. Leur reconnaissance progressive conduisait à adopter l’état d’esprit du code civil. Pour d’autres motifs encore, implicite ou non, le système de l’immatriculation différait de son modèle australien. Il ne concernait qu’une partie très limitée de la population, les non-originaires du territoire, avec une exception pour les originaires naturalisés français (A.E.F.). Il s’agissait au départ de protéger les groupes claniques contre l’accaparement individuel de leurs membres, et contre les acquéreurs malhonnêtes.

Autre innovation par rapport au Torrens Act, l’obligation de mettre préalablement en valeur une propriété avant la délivrance du titre définitif introduit dans la législation un nouvel état d’esprit. Si la mise en valeur est obligatoire pour obtenir le titre définitif, la conséquence logique est que l’abandon prolongé du terrain entraîne une procédure de retrait du document. Dans ces conditions, le titre peut-il être qualifié de « définitif » ? N’y a-t-il pas de risques d’abus ? La législation centrafricaine envisage le retour au domaine public des « terrains abandonnés ». Une telle clause n’existait pas dans la législation de la colonie française. DOMETZ (1939, 171) considère qu’il y a une lacune. La notion de « terrains abandonnés » est également annonciatrice de débats passionnés, que seule une administration forte pourrait arbitrer.

Ces observations concernent autant le milieu rural que le milieu urbain. Quel que fût le mode juridique d’installation des premiers européens, - traité passé avec les chefs, ou fait accompli - l’administration coloniale a vite considéré que la souveraineté ainsi que l’occupation physique des lieux lui accordaient de droit la propriété du sol.

b) La législation foncière nationale : « pâle » copie de celle de l’époque coloniale

L’accès à l’indépendance de l'Oubangui à l'instar des anciens territoires coloniaux va se traduire par une évolution plus ou moins rapide de la législation foncière. Malheureusement, l’esprit de la législation coloniale est conservé. La loi n°63/441 du 9 janvier 1964 relative au Domaine National24 ne fait que mettre au point la procédure. En revanche, les caractéristiques les plus visibles peuvent avoir surtout valeur de symboles : quoi de plus proche en effet d’un titre de propriété sur le sol, qu’une reconnaissance de propriété sur la terre et les biens immobiliers entraînant la concession définitive de la parcelle sur laquelle il repose ?

Malgré tout, dans l'ensemble des textes législatifs, quatre types d'innovations apparaissent par rapport au système foncier colonial :

- Les pouvoirs théoriques de l’Etat ont été partout accrus. Non seulement celui-ci revendique l’héritage de l’Etat colonial, mais aussi celui des collectivités coutumières, au nom de l’unité nationale. En République Centrafricaine, la nationalisation des terres n’a pas été proclamée, comme dans certains pays ayant adopté le communisme comme modèle politique. Toutefois, celle-ci appartient de fait à l’Etat, à une exception près, celle des titres fonciers appropriés privativement.

- La procédure d’immatriculation, fait du prince, favorisait les Européens pendant la plus grande partie de l’époque précédente. De même, la politique foncière de la république participe de la création d’une base économique et sociale nationale voulue par l’Etat centrafricain. Les droits des étrangers sont partout limités.

- Au-delà des principes affirmés, l’essentiel de la procédure antérieure est conservé. L’immatriculation subsiste ainsi que la condition de mise en valeur qui reste obligatoire. La procédure d’immatriculation demande deux étapes, sanctionnées par des arrêtés. Tout d’abord la concession provisoire. Elle est obtenue après bornage du terrain, confection d’un extrait cadastral et enquête publique par affichage. Elle rend obligatoire la mise en valeur du terrain dans un délai de deux ans, seulement renouvelables pour les terrains urbains. Ensuite la concession définitive. Elle n’est délivrée qu’une fois la mise en valeur réalisée, et après constatations administratives des autorités

compétentes. Cette étape nécessite l’achat du terrain (qui signifie entrée de fonds dans les caisses de l’Etat), et permet d’effectuer une réquisition d’immatriculation auprès du service des Domaines. La terre est alors soumise à l’impôt foncier. Il faut souligner que le titre est inaccessible, sauf autorisation administrative. Afin d’entourer la procédure du maximum de garanties, de nombreux services sont associés (Cadastre, Domaines, Conservation des titres Immobiliers, et Tribunal pour l’immatriculation elle-même). Par contre, si les mairies sont toujours associées à l’élaboration des dossiers, il convient de mentionner qu’elles ont été déchargées de leurs responsabilités foncières au profit des services de l’Etat.

- Les principes officiels et la législation elle-même sont souvent d’application difficile. L’abondance des textes (nombreux décrets et ordonnances de portée restreinte transférant notamment les compétences) découle des options changeantes des régimes et de l’évolution rapide de la société. Les difficultés pour consulter les textes en vigueur illustrent le manque de diffusion qui en est faite. A cela, s’ajoutent les faiblesses de l’encadrement administratif.

Dans ce contexte de « pilotage à vue », qui existait déjà à l’époque coloniale, il est bon de distinguer la législation de la procédure officiellement mise au point par les services confrontés à la gestion quotidienne. Très souvent, les procédures ne correspondent pas aux règles édictées par les lois. De la même manière, il sera plus nécessaire de différencier les procédures de la pratique des multiples acteurs fonciers, dont un groupe est constitué par les notables (Maire, Députés, chefs de villages influents) et parfois les fonctionnaires en tant qu’individus. Ceux-ci, profitant de leur statut, n’hésitent pas à s’accaparer de nombreuses propriétés, qu’ils sont parfois incapables de mettre en valeur.

Tous ces dysfonctionnements aboutissent à une situation confuse. D’une part l’Etat essaie d’imposer sa loi, et de l’autre ne dispose pas de moyens pour la faire appliquer correctement, du fait que certains de ses agents participent au désordre. Aussi, en milieu rural, la rencontre de ces législations foncières avec les règles d’usages locales, aboutit souvent à l’anarchie.

2. L’anarchie comme conséquence des contradictions entre logiques