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L’anarchie comme conséquence des contradictions entre logiques d’appropriation de l’espace

ENJEUX ET STRATEGIES D'APPROPRIATION

C. LA TERRE CHEZ LES MBORORO : DE L’ESPACE ILLIMITE A L’ESPACE APPROPRIE

2. L’anarchie comme conséquence des contradictions entre logiques d’appropriation de l’espace

Les règles foncières qui ont été esquissées précédemment, ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Elles ont subi d’énormes mutations dans les deux communautés, du fait de la cohabitation des populations Banda et Mbororo, des interventions répétées de l’Etat et de l’introduction de l'économie de marché.

Actuellement, l'espace construit par les Banda et les Mbororo est comparable à une arène où s'affronteraient divers acteurs sociaux : paysans, éleveurs, chasseurs, notables, femmes, hommes, jeunes, vieux, agents de développement, services techniques. Tous sont mus par des intérêts, des aspirations et des logiques souvent divergentes. Dans ce milieu rural, les représentations et l’inadaptation des systèmes d’exploitation actuels ont fait des terres cultivables et des pâturages, des biens de plus en plus rares. Des structures juridiques foncières traditionnelles, inadaptées à la logique moderne de productivité et d'appropriation privée de l'espace, continuent de régir l’espace. Il en résulte non seulement une compétition entre les différents régimes traditionnels (Banda et Mbororo), mais également une résistance vis-à-vis de la législation édictée par l’Etat jugée non conforme aux règles traditionnelles.

La résistance vis-à-vis de la législation nationale date de l’époque coloniale où elle puise son essence. En effet, comme le souligne PIERMAY (1993), « la "romanisation" du foncier, qui sera perpétuée après l'indépendance par le gouvernement centrafricain va se heurter aux « pesanteurs » des règles traditionnelles ». Les populations rurales contestent les décisions de l’Etat, qui déclare être d'office le propriétaire de la totalité des terres. Ce que rejettent surtout les populations, ce sont les comportements de l’Etat dans son rôle foncier.

D’abord, sa politique dans ce domaine est autoritaire. Elle est définie exclusivement en fonction des programmes de développement, eux-mêmes élaborés en fonction des exigences des sources extérieures de financement.

Cette politique ne prend pas en compte les pratiques foncières autochtones. L’Etat dispose de la terre à son gré, et peut faire valoir son droit de préemption à tout moment ; pourvu que sa décision soit justifiée par des projets, théoriquement ou non, d’ordre public. En réalité, ces orientations politiques sont imposées par les conditions techniques et financières d’exécution des projets tels qu’ils sont initiés dans le cadre des plans de modernisation. Entre 1963 et 1965, il fallait trouver un cadre juridique pour bénéficier des financements des bailleurs de fonds occidentaux qui, voulaient à tout prix sédentariser les pasteurs Mbororo. L’Etat n’a alors pas hésité à créer des communes spéciales d’élevage, aux dépens des structures déjà existantes que constituaient les communes rurales.

Ensuite, ces orientations politiques autoritaires sont caractérisées par l’ignorance volontaire des régimes fonciers coutumiers. Elles sont en outre marquées, par la volonté de privilégier, aux dépens de ces derniers, les droits fonciers ayant servi de support au développement du capitalisme agraire dans les sociétés occidentales. L’installation des éleveurs Mbororo dans le Nord de Bambari par exemple, bien qu’initiée par l’administration, a fait l’objet de consensus entre le « Lamido » Idjé, le chef de terre Maïdou et les chefs des villages où étaient localisés les pâturages adéquats. Lors de la création de la commune d’élevage, puis de son extension, aucun chef Banda n’a été consulté.

Ainsi, la réalité de la politique foncière de l’Etat centrafricain se situe dans la ligne définie par le pouvoir colonial, et ne tient pas compte des données culturelles et sociales. Pour les Banda, le résultat a été la spoliation de leurs terres. En conséquence, cette politique a attiré sur les Mbororo l’hostilité et la méfiance de leurs voisins, et ils se sont retrouvés confinés dans les limites d’un espace restreint, dont la surface est loin de suffire à couvrir leurs besoins réels.

Cette attitude de l’Etat rend difficile une appréciation objective des divers aspects du fait foncier traditionnel centrafricain. Le résultat inévitable d’une telle politique, visant à articuler les régimes fonciers traditionnels au régime foncier européen, est la rigidité de l’opposition tradition/modernité, avec le régime foncier européen posé comme modèle.

Pour illustrer cette opposition, dans l’ensemble de la commune de Danga-Gboudou, seules trois propriétés ont fait l’objet de délimitation par le service du Cadastre et des Domaines de la Ouaka. Il s’agit de la propriété de l’un des anciens maires (agro-éleveur), celle de l’Ardo S., et de la propriété de l’un des notables Banda les plus influents de la région.

Curieusement, ces trois propriétés pourvues de titres fonciers sont l’objet de litiges. Par exemple, la propriété accordée depuis 1988 au ardo S. dans un secteur pourtant destiné à l’agriculture, est encore contestée de nos jours par les populations du village Agoudou-Manga. Etant donné qu’aucune suite n’a été donnée à leur plainte, les populations de ce village considèrent l’Etat comme le complice de ces éleveurs.

Ce cas met en exergue un exemple de dysfonctionnements, qui aboutissent souvent aux conflits entre les populations. Les protestations des habitants d’Agoudou-Manga, concernent autant la nature des acquéreurs (Mbororo), que le titre de propriété lui-même. En effet, le caractère exclusif et individuel de celui-ci, ne peut s’intégrer aux usages d’appropriation communautaire des Banda. Aussi, partout dans la commune coexistent des systèmes fonciers modernes (imposés ici sous forme de zone d’élevage et de zone agricole) et traditionnels. Cette ambivalence est aussi relevée dans la production agricole. La culture cotonnière destinée à l’exportation bénéficie d’un meilleur suivi que les cultures vivrières. Elle découle des interventions maladroites de l'Etat, incapables de trouver un consensus de gestion de l’espace avec les Communautés Banda et Mbororo.

Conclusion

Ce chapitre nous a permis de montrer combien le sentiment de contraction de l’espace est partagé par toutes les populations du Nord-Est de Bambari. Ce sentiment trouve son fondement tout d'abord dans les représentations et les pratiques de ces populations, tout comme dans la politique foncière de l’Etat.

La vision Mbororo de l’espace et celle des Banda sont divergentes et difficilement conciliables. L’espace, pour les Banda est représenté et vécu dans le cadre d'un territoire villageois donné, aréolaire et circonscrit, aux limites plus ou moins reconnues de tous. Chez les Mbororo, c’est un réseau de lieux discontinus : pâturages de saison de pluies, pâturages de saison sèche, de parcours, de points d’abreuvement, de marchés de ravitaillement, etc., parfois très éloignés les uns des autres.

Ensuite, ces représentations sont induites par des pratiques de chaque groupe, lesquelles déterminent leurs rapports à l’espace. Extensives, ces pratiques et usages ont besoin de vastes espaces pour se perpétuer. La rencontre entre l’élevage transhumant Mbororo et l’agriculture itinérante Banda créée une concurrence entre les deux activités au niveau spatial. En dépit de cela, Mbororo et Banda ont pu cohabiter sans heurts, à la faveur de la faible densité d’habitants et de bovins. La croissance actuelle du cheptel bovin, celle de la population, et la dégradation générale des ressources naturelles font que ces représentations et pratiques vivaces, ne cadrent plus avec les réalités locales.

De plus, l’Etat par sa volonté de faire valoir son droit de préemption sur les terres et par sa politique agricole, a perturbé le fragile équilibre entre ces deux populations. Sa politique de partition de l’espace entre les deux activités, ainsi que sa volonté d’imposer la législation moderne ont abouti à une situation foncière anarchique.

Face aux mutations en cours et aux difficultés d’exercer leurs activités en utilisant des techniques traditionnelles séculaires, chaque groupe, a développé un sentiment d’achèvement de l’espace. Cette vision ne cadre évidemment pas avec les cartes de l’occupation des sols de la région qui donnent les images satellitaires. En revanche, elle témoigne du fait que l’espace est devenu un enjeu, que chaque groupe cherche à s’approprier au détriment de son voisin, par des stratégies diverses. Il en résulte de nombreux conflits que l’on observe actuellement dans la région.