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LA LPE ET LE LICENCIEMENT ÉCONOMIQUE (1990-2017)

1. L’objectif du système : générer la complexité pour dissuader le management de licencier management de licencier

2.4. Les modifications du dispositif

2.4.3. Un second exemple

La société France Télévision a absorbé en mars 2009, suite à la loi n° 2009-258 publiée le 5 mars de la même année, cinq sociétés d’audiovisuel public, dont la société France 3.

Monsieur S. travaille depuis 1998 pour le compte de la société France 3, dans le cadre de contrats à durée déterminée. C’est de la façon la plus naturelle que sa société de rattachement devient la société France Télévision. Il se voit appliquer de même la convention collective nationale de travail des journalistes et l’accord collectif pour le

personnel journaliste de France Télévision en date du 15 septembre 2011, modifié le 28 mai 2013.

2.4.3.1. Une sorte de record : 543 CDD en 15 ans

Du 15 mars 1998 au 2 juin 2013, Monsieur S. effectue 543 CDD au bénéfice de son employeur final France 3 puis France Télévision. Cela étant, en sa qualité de rédacteur reporteur d’images, sa compétence de cameraman est reconnue et il est inscrit au sein d’un curieux planning qui existe à l’époque au sein de la société France 3, qui est le planning des personnels non permanents. En 2006, Monsieur S. est inscrit sur la liste des collaborateurs en « contrat à durée déterminée à longue collaboration » et au terme d’une collaboration de 17 ans au bénéfice de France 3, qui n’est pas encore France Télévision, son dossier est présenté pour être placé sur un troisième type de liste. Il s’agit de la liste des salariés CDD qualifiés « d’historiques » devant faire l’objet d’un examen particulier sur des postes créés spécifiquement dans un accord cadre du 23 juin 2005 applicable aux termes desquels France 3 envisage d’intégrer cette fois-ci en CDI un certain nombre de collaborateurs particulièrement méritants. Encore faut-il qu’ils aient totalisé 420 jours travaillés, dont 64 jours entre le 1er janvier 2004 et le 30 janvier 2005, et aient requis au moins 3 avis positifs d’une commission qui statue à cet égard.

Monsieur S. postule plusieurs années sans être admis et c’est dans ces conditions qu’en désespoir de cause, il fait citer la société France Télévision devant le conseil de prudhommes.

Il dénonce la gestion de l’emploi précaire par la société France Télévision et demande que son contrat soit requalifié en contrat à durée indéterminée depuis le 14 octobre 1998.

Il demande une reconstitution de carrière, des rappels de salaire, et des avantages sociaux. Et il demande au conseil de prudhommes, compte tenu du fait que sa collaboration a été brutalement interrompue, de dire et juger que la cessation de cette collaboration doit s’analyser comme la rupture du contrat de travail.

La société France Télévision explique que Monsieur S. n’a pas été constamment à la disposition de France 3, ce qui est exact, et qu’en conséquence il n’y a pas lieu à requalifier cette succession de CDD, objectivement interrompue de temps à autres, en contrat à durée indéterminée de 1998 à 2014, fin de la collaboration entre les parties.

Le conseil de prudhommes de Brest90 requalifie le contrat de travail à compter du 14 octobre 1998 et condamne la société France Télévision au paiement de différentes sommes. Il considère que, eu égard à la requalification, qu’il y a bien eu un licenciement sans cause réelle et sérieuse, que la société a refusé de réintégrer Monsieur S. et qu’en conséquence, il convient d’entrer en voie de condamnation pour une somme relativement conséquente de 100.000 € à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, 59.923 € à titre d’indemnité de licenciement, 11.844 € à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 1.184 € à titre de congés payés sur préavis, la moyenne de salaire étant de 3.948 € brute. C’est donc, charges comprises, une somme de près de 200.000 € dont devra s’acquitter la société France Télévision.

En outre, en application de l’article L.1235-4 du code du travail, le conseil de prudhommes ordonne le remboursement par l’employeur fautif aux organismes qui versent des allocations chômage, de 6 mois d’indemnité chômage ce qui ajoute une condamnation complémentaire de l’ordre de 25.000 €. Il ordonne également la régularisation de la situation de Monsieur S. auprès des caisses de retraite et ordonne l’exécution provisoire sur l’ensemble de la décision.

2.4.3.2. La gestion de la précarité pour éviter les indemnités de licenciement et de préavis, outre les effets de seuil

Comme nous l’avons souligné en début de propos, l’affaire est intéressante d’une part en raison de la gestion délibérée de la précarité par France Télévision sur une période très longue, pour contourner les dispositions du code du travail concernant la législation sur la protection de l’emploi, étant souligné que France 3, devenue France Télévision, n’est pas une entreprise affectée par des difficultés économiques particulières. Cette gestion est réalisée afin de permettre à l’entreprise d’échapper aux contraintes des accords collectifs qui s’appliquent et aux indemnités de rupture, dont on a vu qu’au terme du temps de présence de Monsieur S., elles atteignaient hors charges la somme de 70.000 €. Il convient de noter qu’à titre complémentaire, Monsieur S. demandait également un rappel de salaire qui lui était accordé par le conseil pour une somme totale de près de 76.000 €. À la différence de certaines espèces rencontrées dans les PME, la

90 Conseil de prudhommes de Brest, section encadrement RG F 13/00375 Affaire S. c/ France Télévision, jugement du 11 octobre 2014.

direction des ressources humaines de France Télévision, suffisamment compétente et instruite en matière de droit du travail, n’a pas admis cette succession de contrats à durée déterminée sans prendre la précaution de se ménager des interruptions, afin de briser régulièrement la chaîne contractuelle. Elle peut de cette façon, et c’est ce qu’elle n’a pas manqué de faire, évoquer devant une juridiction les épisodes de rupture. Le management s’est donc adapté, comme dans l’espèce précédente, aux rigueurs de la loi en anticipant un éventuel litige. Il convient de souligner que la perspective de conflit est inscrite dans le déroulement même du contrat.

Bien entendu, la société France Télévision forme appel de la décision. En conséquence, la cour d’appel de Rennes est saisie du litige et chacun attendait avec impatience et intérêt l’avis de la Cour au regard d’une telle succession de contrats.

Devant la cour d’appel de Rennes, les trois parties se retrouvent trois ans plus tard : cette fois-ci encore, comme c’était le cas en première instance, Pôle Emploi Bretagne ne comparaît pas. La décision de cour d’appel débute à la page 4 et celle-ci examine frontalement le problème de la requalification des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée, en rappelant le principe de l’article 1242-1 du code du travail selon lequel le contrat de travail à durée déterminée ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement à l’emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise.

On pourrait ajouter avec un rien d’ironie que le contrat à durée déterminée n’a pas non plus pour objet ou pour effet de permettre à la firme de contourner la loi en évitant de procéder au paiement des indemnités de préavis et de licenciement en cas d’interruption de la chaîne contractuelle. La Cour remarque que tous les contrats de Monsieur S. ont bien été conclus pour un poste de journaliste-reporter d’images et qu’ils étaient régulièrement motivés par le remplacement de salariés indisponibles ou par un surcroît temporaire d’activité. La Cour considère que la diffusion quotidienne d’un journal télévisé constitue nécessairement une activité normale et permanente et que « force est de constater que la succession de contrats à durée déterminée conclus avec Monsieur S.

était destinée à pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente

de l’entreprise, répondant à un besoin structurel de celle-ci91 ». En conséquence, le jugement est confirmé en ce qu’il a requalifié la relation contractuelle existant entre Monsieur S. et France Télévision en contrat à durée indéterminée à compter du 14 octobre 1998. La Cour indique simplement que le contrat non seulement est à durée indéterminée, mais qu’il est à temps partiel.

Deux problèmes subsistent. Tout d’abord, celui des périodes interstitielles, c’est-à-dire des périodes pendant lesquelles la société ne concédait pas de CDD à Monsieur S. pour éviter de tomber sous le coup de la loi. La société France Télévision soutient que Monsieur S. a travaillé 49.90 % à temps plein et qu’en conséquence, il était disponible pour réaliser d’autres prestations. La Cour estime qu’en fait le salarié a travaillé 106 jours par an pour France 3-France Télévision entre 1998 et 2014, soit 4,9 mois par an.

Effectivement, pendant les périodes interstitielles, il travaille pour d’autres sociétés telles que TF1, l’INA, l’agence Events, Ouest Info, etc…. La Cour considère que pendant les périodes interstitielles, Monsieur S. ne s’est pas tenu à disposition de la société France 3-France Télévision et que sa demande de rappel de salaire doit être rejetée.

Reste évidemment le problème de l’explication de la rupture intervenue. La cour d’appel de Rennes estime que le contrat de travail de Monsieur S. a été rompu du seul fait de la survenance du terme du contrat de travail requalifié en un contrat à durée indéterminée et que pour cette raison, la rupture s’analyse en un licenciement nécessairement sans cause réelle et sérieuse puisqu’il n’y a pas de lettre de licenciement.

Elle indique que Monsieur S. peut prétendre à une indemnité conventionnelle de licenciement, à une indemnité compensatrice de préavis et à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse qui va tenir compte de la réalité de son préjudice.

Il est intéressant de noter que cet arrêt évoque plusieurs critères, tels que l’âge de Monsieur S. au moment de son licenciement : 42 ans, de sa capacité à retrouver un emploi en raison de sa formation et du fait que d’ailleurs peu de temps après la rupture,

91 Cour d’appel de Rennes, arrêt du 28 juin 2017 France Télévision c/ Yannick S. RG N° 14/07 153.

il a déjà retravaillé pour quelques employeurs. La Cour réduit le montant de l’indemnisation à la somme de 30.000 € mais elle fixe le point de départ de la production d’intérêts à la date à laquelle le salarié a fait la demande devant les premiers juges. Bien entendu, elle condamne la société France Télévision à rembourser Pôle Emploi, nonobstant l’absence de Pôle Emploi à cette occasion. De toute évidence, la société France Télévision pratiquait de la même façon avec plusieurs salariés puisqu’une autre décision est rendue par la cour d’appel de Rennes le 28 juin 201792. Madame H. a elle aussi signé 400 contrats à durée déterminée entre le 24 octobre 1997 et le 14 février 2014, pour un poste de journaliste reporter d’images, toujours motivé par le remplacement de salariés ou un surcroît d’activité. La Cour suit exactement le même raisonnement tout en soulignant que cette fois-ci Madame H a travaillé 60,39 % d’un temps plein, déduction faite des périodes d’absence pour congé maternité et pour accident, qui est monté dans certaines circonstances à 72,49 %. Mais Madame H. a effectivement bénéficié d’autres contrats auprès d’autres employeurs. La Cour effectue les calculs : Madame H. percevra 7.979 € d’indemnité de préavis, 49.899 € d’indemnité de licenciement et 40.000 € à titre d’indemnité de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

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