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La spécificité de l’école française du droit du travail

L’ÉMERGENCE DE LA LÉGISLATION SUR LA PROTECTION DE L’EMPLOI (1804-1990)

1.1. La spécificité de l’école française du droit du travail

L’école française de droit du travail s’est constituée dans ces années 1968-1973. Elle rassemble des enseignants universitaires et des chercheurs au CNRS, spécialisés en sciences sociales, mais également des avocats défenseurs des centrales syndicales et des salariés de l’industrie, des syndicalistes qui ont été profondément impliqués dans le mouvement contestataire de mai 1968 ayant abouti aux accords de Grenelle. Adhérents à des mouvements politiques de gauche, du PCF au Parti socialiste issu du congrès d’Épinay, en passant par le PSU de Michel Rocard, ces hommes et ces femmes sont parfois issus de l’extrême gauche trotskyste ou maoïste. Il est nécessaire de se référer à l’ouvrage d’Hervé Hamon et Patrick Rotman Les années de rêve28 pour suivre le parcours de ces intellectuels qui sont aussi et parfois surtout des militants politiques.

Cette école de pensée, d’action et d’influence règne sans partage et sans contradiction au cours des années 1970-2000, ce qui ne signifie pas qu’elle perd toute force à compter de cette date, mais l’échec du processus autogestionnaire vanté dans ces années 1968-1975 comme mode alternatif de gouvernance de l’entreprise, la mondialisation dont elle n’a pas apprécié l’ensemble des conséquences, l’échec des 35 heures qu’elle a appelé de ses vœux, ont notablement affaibli son aura. Elle ne cède pas aisément la place et si l’année 2000 semble être celle du basculement de son influence, Messieurs Gérard et Antoine Lyon-Caen ou Alain Supiot dans le monde universitaire, Étienne Grumbach et les avocats qu’il a formés au Syndicat des avocats des France pour ne citer que ces personnalités emblématiques de cette école, sont encore présents. Mais d’autres influences se font jour, plus centrées sur l’entreprise que sur la situation du salarié, revenant au contrat de travail par la micro-économie dont l’école française de droit du travail dédaigne les effets : il s’agit de la pensée et des propositions de Jean Tirole ou Pierre Cahuc ou Patrick Artus.

28 Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les années de rêve, Seuil, 1986.

L’école française de droit du travail qui revendique son appartenance à l’école marxiste prend en compte le fait économique comme élément déterminant de la règle juridique -le théorème infrastructure/superstructure (Marx, 1848). Mais elle se cantonne dans la logique marxiste globale sans accepter de prendre en compte la réalité micro-économique de l’entreprise et les effets de la concurrence mondialisée. Elle centre son analyse sur la situation du salarié et essentiellement du salarié de l’industrie, et conçoit principalement le contrat de travail comme une marque de la domination des forces capitalistes et des détenteurs de l’outil de production sur le salarié qui est naturellement dans une situation contrainte. Le rapport de domination exclut donc la logique contractuelle évoquée par les civilistes et les libéraux. Le contrat n’est qu’une apparence puisque le salarié, qui se situe sous la contrainte économique résultant de son besoin de survie (achat des éléments essentiels pour la reconstitution de sa force de travail), est dans l’obligation d’accepter un contrat qu’il n’est pas réellement en mesure de négocier.

Cette école de pensée estime donc qu’il ne s’agit pas d’un contrat au sens classique du mot puisque que les deux parties ne sont pas dans une situation d’égalité dans le rapport de force ou d’influence29. En se tenant à cette analyse, cette école dédaigne totalement la problématique du coût, qui n’est qu’un problème de « capitalistes ». Accepter de discuter du coût du travail serait accepter d’approfondir la théorie de l’extorsion de la plus-value telle qu’elle a été présentée par Marx (Marx, 1867). Or si ces juristes acceptent les thèses économiques marxistes, ils ne s’aventurent que rarement dans leur approfondissement dans la logique de leurs propos sur le droit du travail.

La spécificité de cette école de pensée marque encore aujourd’hui le discours de nombre de syndicalistes ou de dirigeants politiques de gauche ou du centre-droit, même si elle a tendance à décliner. Cela étant, elle est prédominante dans ces années 1970-2000. Elle explique le dédain de l’entreprise et l’éloignement des décideurs politiques du monde économique en général. L’enseignement qu’ils reçoivent dans les écoles d’administration, sa saturation par cette doctrine favorise naturellement la mutation de la législation sur la protection de l’emploi. Fondée en 1973, elle va évoluer pendant 40 ans dans un sens particulièrement favorable à l’indemnisation du salarié objet du licenciement. Elle sera de plus en plus déconnectée du contexte micro ou

macro-29 Jeammaud, Lyon-Caen et autres, Le droit capitaliste du travail, Presses universitaires de Grenoble, 1980.

économique sans que cela inquiète le corps social. Cette déconnection du contexte micro-économique, sur laquelle nous reviendrons, est peut-être l’élément le plus paradoxal. En effet, dans l’affrontement prudhommal entre le salarié licencié et l’entreprise qui a décidé le licenciement, c’est bien le sort des deux parties qui est en jeu. De la survie de l’entité économique dépend souvent l’emploi d’autres salariés et les ressources de la collectivité (impôts pour l’État, ressources pour la commune où est située l’entreprise, etc.). Mais la logique de la loi de 1973 -qui persiste à ce jour- interdit au juge de se transformer en une sorte de Roi Salomon qui devrait tenir compte de l’ensemble de la situation micro-économique, et au-delà, aborder quelques éléments relevant de ce que l’on pourrait qualifier de l’intérêt général. Le magistrat prudhommal n’est juge que de l’intérêt personnel du salarié licencié, ce que nous pourrions qualifier d’intérêt « bourgeois » ou « patrimonial » -à contre-sens de la position de Jeammaud et Lyon-Caen qui utilisent ce vocabulaire dans un autre contexte30. Au fil du temps, la loi et la jurisprudence confient au juge la mission d’assurer au salarié licencié un confort patrimonial par l’intermédiaire de l’indemnisation. Et le juge admet d’autant plus facilement accomplir cette mission qu’en première instance, les conseils de prudhommes sont dominés par les juges élus par les salariés et que peu à peu, les chambres sociales des cours seront complétées puis elles aussi dirigées par des juges issus de la génération 1968-1973, sortant de l’école de la magistrature et passée par le syndicalisme, en particulier par le Syndicat de la magistrature. Il me sera rétorqué à juste titre que cette génération est en train de partir à la retraite, ce qui est exact, mais confirme la justesse du raisonnement présenté dans cette recherche. Le mouvement de retrait de l’ancienne jurisprudence correspond à ce retrait des magistrats syndiqués et militants.

La lecture du numéro 120-121 de Justice, revue du SM publiée en 1987 à l’occasion des 20 ans de syndicalisme judiciaire (1968-1987) énumère les dirigeants du mouvement sur cette période. Nous y retrouvons nombre de futurs dirigeants de chambre sociale de cours, dont François Ballouhey, trésorier en 1982. Nommé président de la 6ème chambre de la cour d’appel de Versailles le 28 juillet 2000, il éreintera par ses arrêts des centaines d’entreprises du ressort de la Cour. Il sera nommé à la cour de cassation le 17 janvier

30 Jeammaud, Lyon Caen et autres, Le droit du travail capitaliste, Presses universitaires de Grenoble, 1980.

2009 et y terminera sa carrière sans avoir un instant renoncé à l’engagement militant contracté sur les bancs de l’école.de Bordeaux31.

1.2. L’éviction du chef d’entreprise du processus postérieur à la décision de

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