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La réalité d’une fraude à la loi…

LA LPE ET LE LICENCIEMENT ÉCONOMIQUE (1990-2017)

1. L’objectif du système : générer la complexité pour dissuader le management de licencier management de licencier

2.2. L’intervention de l’État dans le périmètre du pouvoir de direction du chef d’entreprise chef d’entreprise

2.2.1. La réalité d’une fraude à la loi…

Cette disposition visait en particulier à contrer quatre types d’initiatives déviantes des entreprises, dont la réalité n’est pas discutable. Les trois premières se situent en amont du processus de licenciement et la quatrième en aval : c’est la plus efficace et la plus utilisée. La première de ces initiatives visait à évoquer l’existence d’un licenciement économique, et une cause que l’on peut qualifier d’objective, pour dissimuler en réalité un licenciement pour motif personnel, cause totalement subjective et dont l’entreprise comprenait déjà qu’il était difficile de le motiver et qu’il était dangereux de risquer une action prudhommale. La seconde concernait une motivation économique frontalement

79 Pour l’Italie et l’Espagne : voir infra.

80 Recueil méthodique des travaux préparatoires de la loi du 13 juillet 1973, édition du Journal Officiel, Assemblée Nationale, J.O. n° 1631, débat parlementaire n° 30-5 1973 ; n° spécial p. 61 ; Sénat, J.O., débat parlementaire, 20 juin 1973, n° spécial, p. 73.

erronée : démarche ridicule mais tentée avec récurrence dans les petites PME. Dans les quelque 8 à 10 ans qui ont suivi l’émission de la loi de 1975, un certain nombre d’entreprises a tenté de disqualifier les licenciements pour motif personnel qu’elles envisageaient, en motif économique. La jurisprudence de la cour de cassation les a vertement remises dans le sens de la loi.

Une troisième tendance, tout aussi clairement affirmée, a conduit un certain nombre d’entreprises à inclure dans les « charrettes » de licenciement économique des salariés protégés dont elles souhaitaient de longue date l’éviction. Là encore, il était facile d’évoquer une clause objective, d’indiquer que le délégué du personnel ou le membre du comité d’entreprise faisait bien partie du service dont on était contraint d’alléger les effectifs et d’intégrer ce délégué ou ce membre du comité d’entreprise dans la

« charrette ». L’intervention préalable de l’inspection du travail pour conférer une autorisation administrative de licenciement avait donc pour objet de protéger ces salariés. Bien entendu, cette disposition générait une intrusion complémentaire dans le cadre du périmètre de l’entreprise et du pouvoir de direction de l’employeur. Mais, second phénomène, elle a considérablement alourdi les garanties de procédure avec des conséquences particulièrement lourdes sur le management, et sur le coût du travail.

Le quatrième élément est de toute évidence le plus intéressant. L’entreprise maintient son intention de licencier, en dépit de la menace que fait peser sur elle l’ensemble de la législation sur la protection de l’emploi et la technique des trois garanties. Mais elle tente d’échapper aux rigueurs de la loi et en particulier au problème du temps excessif du délai de la procédure. En conséquence, avant la loi de 2008 sur la rupture conventionnelle, elle recherche une négociation avec le salarié. Mais cette recherche de négociation n’est possible que dans le cadre d’une fraude à la loi que le management va rapidement maîtriser, généralement avec l’aide de spécialistes. La fraude suppose donc la recherche d’un « arrangement » avec le salarié, qui peut être intéressé à quitter son emploi pour échapper à une atmosphère déliquescente, tout en profitant des avantages de l’indemnité de rupture négociée, et de la confortable indemnisation que propose la législation dans ces années 1980. Comme nous l’avons souligné, l’agent économique n’est pas naturellement porté au respect de la législation dans un but d’intérêt général.

Il est capable de déterminer un « point de confort » qui lui convient, au-delà du raisonnement strict des juristes et des économistes.

Nous devons aborder ce phénomène puisqu’il s’agit d’un détournement de la législation sur la protection de l’emploi et que ce détournement a été, pendant de très longues années, organisé par les entreprises avec l’accord des salariés, dans des conditions qui étaient évidemment parfaitement connues de l’administration. Nous révélons ici une autre tendance franco-française : si les parties considèrent la loi nuisible à leurs intérêts, elles peuvent la détourner ou la contourner de façon régulière, non pas au vu et au su de tout le monde, mais en tout état de cause à la connaissance des spécialistes de la question. Elle n’en demeurera pas moins en application ! C’est ce que l’on peut dire du contournement de la rigueur de la procédure de licenciement telle qu’elle s’est pratiquée de 1973 à 2008, c’est-à-dire pendant une période de 35 ans.

En effet, l’indemnisation du salarié licencié se révélant relativement confortable lorsque le maintien du salarié dans l’entreprise devenait radicalement impossible pour telle ou telle raison, celle-ci proposait au salarié une rupture dans un cadre conventionnel objectivement contra legem. La procédure de licenciement était initiée avec l’accord du salarié, les garanties pouvant être données par l’intermédiaire d’un cabinet d’avocats.

Le salarié recevait sa lettre de convocation à l’entretien préalable et se présentait le jour de l’entretien avec l’enveloppe cachetée. Ce jour précis, la négociation, dont les termes avaient été posés auparavant, était définitivement réalisée.

En effet, les deux parties ouvraient la lettre recommandée cachetée, détruisaient la convocation à l’entretien préalable qu’elle contenait. Elles procédaient alors à la signature postdatée d’une lettre de convocation à l’entretien préalable remontant à un mois environ portant la mention « reçue en mains propres » par le salarié. Puis, les deux parties s’étant entendues sur la motivation de la lettre de licenciement (le motif économique devenait évidemment un motif personnel), introduisaient dans l’enveloppe décachetée une lettre de licenciement qui était envoyée une dizaine de jours auparavant et datée à cet instant. Cette lettre de licenciement était considérée comme ayant été reçue par le salarié dans l’enveloppe cachetée. La première phase de la procédure était donc terminée. Il était donc aisé de passer à la seconde. Ayant laissé s’écouler entre la réception de la lettre recommandée et le rendez-vous commun que les deux parties avaient pris, un délai suffisant, de l’ordre d’une quinzaine de jours, les parties rédigeaient un protocole d’accord aux termes duquel elles renonçaient à engager une

action prudhommale et s’entendaient sur une indemnité qui était versée le jour même au salarié, lequel en donnait bonne et valable quittance et signait le protocole d’accord.

Ce type d’accord a existé pendant plus de trente ans. Les entreprises échappaient à l’ensemble des contraintes de la procédure, et le salarié bénéficiait d’une somme relativement importante sur laquelle, pendant de très nombreuses années, n’étaient imputées ni fiscalité, ni charges sociales, puisqu’il s’agissait de dommages et intérêts.

Nous soulignerons d’ailleurs que ces sommes ne généraient pas davantage de délai de carence au niveau de la prise en charge par les Assedic.

Ce contournement de la loi, parfaitement connu de l’ensemble des autorités administratives, a donc attendu 35 ans pour être finalement mis à néant, délai que le lecteur appréciera tant il est révélateur des particularités hexagonales.

La remise en cause de ce processus s’est faite en raison de l’obligation de déclarer un certain nombre d’indemnisations, puis en raison de la soumission des paiements effectués par l’entreprise à la CGS et à la CRDS. L’intérêt s’est donc trouvé réduit au fil du temps.

C’est dans ces conditions qu’est intervenu le texte sur la rupture conventionnelle qui a mis un terme à ce qu’il convient d’appeler purement et simplement une fraude à la loi, en faisant réapparaître les processus conventionnels de rupture qui étaient réalisés de façon subreptice.

Cette situation constitue évidemment pour l’entreprise un avantage notable au regard de ce qu’était le système antérieur.

2.2.2. … Qui aurait pu être contrôlée et sanctionnée par le juge du contrat de travail La double garantie de procédure instaurée par la loi du 5 janvier 1975 se traduit par une atteinte plus grave encore au pouvoir de direction du chef d’entreprise, et, plus globalement, aux prérogatives du management. Il est nécessaire d’approfondir les conditions de cette atteinte, afin de démontrer la spécificité de la situation française, à laquelle nulle autre n’est comparable dans le monde économique occidental, États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Canada ou Australie compris.

En effet, la nouvelle loi et les développements des années immédiatement postérieures, tant sur le plan règlementaire que sur le plan jurisprudentiel, conduisent l’État et les juges, judiciaire et administratif -le juge administratif n’étant lui-même qu’un prolongement de l’État dans l’ancienne tradition de la justice déléguée-, à intervenir dans l’espace privé de l’entreprise. Pour le juge judiciaire, c’était déjà le cas avec la loi de 1973 et les différents développements que nous avons analysés, mais l’État, en dépit des mesures relatives au contrôle de l’emploi résultant du texte du 22 mai 1945, et le juge administratif n’avaient pas le même pouvoir. Il ne ressort d’ailleurs pas de leurs missions traditionnelles une quelconque responsabilité en matière de gestion de l’entreprise privée, une compétence spécifique pour apprécier les conditions de cette gestion. En dépit de cela, le législateur de 1975 les dote de pouvoirs exceptionnels.

Sans doute ne se rend-il pas compte de l’incohérence de son comportement et du chaos que peut générer cette initiative non seulement dans le fonctionnement de l’État et de l’institution judiciaire, mais également dans l’entreprise. Et comme à l’habitude dans le contexte français, la mesure n’est pas complétée par des dispositions qui permettraient d’apprécier sa portée dans le cadre d’un retour d’expérience par exemple, afin éventuellement de l’affiner, de la modifier ou de l’annuler. Donc cette novation législative a, dès le départ, vocation à être modifiée dans le conflit, sous la pression des événements. L’un des éléments de l’incohérence dénoncée ci-dessus résulte en particulier de la double compétence du juge administratif et du juge judiciaire pour apprécier, chacun de leur côté, pour le premier la validité des décisions administratives autorisant ou refusant le licenciement économique, pour le second le montant de la garantie d’indemnisation.

Les contrôles exercés par l’administration du travail sur la procédure, puis la réalité du motif économique évoqué par l’entreprise pour procéder à la rupture du contrat de travail, deviennent extrêmement invasifs. Si la cour de cassation dans ces années 1970-1978 respecte encore le pouvoir de direction du chef d’entreprise et hésite à s’immiscer dans le fonctionnement de l’entité économique81, en revanche, très rapidement, le Conseil d’État va perdre toute hésitation. Le paradoxe de la situation n’échappera

81 Elle a cependant récusé la théorie de l’ « employeur seul juge » dans le cadre des arrêts Perrier de 1974.

d’ailleurs à personne : il s’agit de la juridiction la plus fonctionnarisée de France, dont l’ensemble des membres est en général issu de l’École Nationale d’Administration ou de l’administration elle-même, en ayant été nommé après un certain temps de carrière dans telle ou telle administration centrale de l’État. Ces fonctionnaires se posent désormais en juges de l’opportunité d’un licenciement économique, alors même qu’ils n’ont jamais ouvert un bilan de leur vie, n’ont jamais été, d’une manière ou d’une autre, impliqués dans la gestion d’une entreprise. Après la double intervention de deux systèmes de justice, il s’agit d’une seconde particularité hexagonale qui donnera lieu dans les années 1975-1990 à bien des aberrations.

Mais au-delà même de ce commentaire, nous devons revenir au fonctionnement de cette procédure très particulière. Si le Conseil d’État avait débuté par l’exercice d’un contrôle minimum sur les décisions de l’administration qui validaient un licenciement économique, rapidement, dès l’année 1976, estimant de toute évidence que la chambre sociale de la cour de cassation est trop pusillanime, le conseil étend son contrôle. Dans un arrêt devenu classique et commenté au recueil des grands arrêts de la jurisprudence administrative, il explique tout de go que pour refuser à l’entreprise l’autorisation administrative de licenciement sollicitée, l’autorité administrative a la faculté de retenir des motifs d’intérêt général relevant de son pouvoir d’appréciation de l’opportunité.

Dans le cas précis, le conseil d’État annule l’autorisation de licenciement donnée par le ministre sur recours hiérarchique de l’entreprise alors que l’inspecteur du travail des lois sociales en agriculture avait refusé le licenciement. Les juges expliquent82 qu’il résulte

« de l’instruction que les faits reprochés à l’intéressé ne présentent pas un caractère suffisant de gravité pour justifier la décision du ministre d’autoriser son licenciement. » En l’occurrence, il s’agit à cet instant non pas d’une autorisation administrative de licenciement économique pris sous le régime de la loi de 1975, mais du licenciement d’un salarié protégé en raison d’une faute considérée comme grave par l’employeur, pris

82 « que la décision d’autorisation est fondée sur le motif que le sieur x… aurait commis, dans l’exercice de son activité professionnelle, des fautes graves justifiant son licenciement ; qu’il résulte de l’instruction que les faits reproches au sieur x… ne présentent pas un caractère suffisant de gravite pour justifier la décision du ministre de l’agriculture d’autoriser son licenciement ; que le ministre ne peut utilement, pour donner un fondement légal a sa décision, se prévaloir de la mission de service public des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ; cons. qu’il résulte de tout ce qui précède que la société d’aménagement foncier et d’établissement rural et le ministre de l’agriculture ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a annulé la décision autorisant le licenciement du sieur x… ; rejet de la requête et du recours avec dépens. » CE, ass., 5 mai 1976, n° 98647 ! 98820, Lebon.

sous le régime de la loi de 1973. Ce qui est notable, c’est l’évolution de la jurisprudence à travers ce cas de figure car cela signifie que le conseil d’État estime d’une part qu’il peut faire prévaloir des motifs d’intérêt général pour imposer à une entreprise de droit privé un certain comportement. Il s’agit de la révocation par le conseil d’État de la théorie de « l’employeur seul juge », doublée d’une intrusion dans le périmètre du pouvoir de direction de l’employeur d’une entreprise privée, pour des motifs « d’intérêt général » dont elle n’a objectivement aucune des missions, aucun des attributs, et pourrait-on ajouter aucun des avantages.

La juridiction administrative va donc étendre son contrôle et elle va rendre au cours des années suivantes plusieurs décisions qui restent encore dans les esprits, tant le choc de l’intervention directe de l’État dans la sphère de l’entreprise a été violent. Ainsi, le tribunal administratif de Versailles se manifeste dans ces conditions dans une affaire CGT et Albero c/SMP83. Dans ce cas de figure, le juge administratif porte une appréciation sur la situation économique de la société qui édite Le Petit Parisien. Le tribunal estime que l’administration doit tenir compte dans son appréciation de la cause économique « des liens existant entre la société [objet de ce litige] à une autre société et de la répercussion des positions économiques et sociales de cette dernière sur les faits ayant donné lieu au présent litige. »

Dans un arrêt de principe du 18 février 1977 Abellan84, le conseil d’État annule en opportunité une autorisation de licenciement pour cause économique d’un représentant du personnel. À cet instant, l’ensemble de la doctrine, d’ailleurs influencée par les conclusions du commissaire du gouvernement Dondoux, qui explique au juge qu’à partir « du moment où vous vérifiez pour les salariés protégés que la situation

83 Décision publiée dans Droit ouvrier n° 349 en juillet 1977.

84 Droit social, mai 1977 : la revue publie l’arrêt et les conclusions du commissaire du gouvernement. L’arrêt SAFER d’Auvergne du Conseil d’État en date du 5 mai 1976 (Dr. Soc. 1976, 346) souligne, à propos des salariés légalement investis de fonctions représentatives, que « lorsque le licenciement d’un de ces salariés est envisagé, ce licenciement ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou l’appartenance syndicale de l’intéressé ». La même formule est reprise par l’arrêt Abellan du 18 février 1977 (Dr. Soc. 1977, 173). Dans les conclusions rendues sous cet arrêt, le Commissaire du Gouvernement Philippe Dondoux précisait : « à notre avis, il suffira que le dossier montre que l’appartenance syndicale ou l’exercice du mandat n’étaient pas dénués de tout lien avec la demande de l’employeur pour que l’inspecteur soit tenu de refuser le licenciement : car l’expression « en rapport » ne signifie pas que le licenciement doive avoir été motivé, de façon principale, par le mandat : il suffit, à notre sens, que cette motivation a existé, même de façon accessoire, et qu’elle a joué un rôle dans la demande de licenciement » (Dr. Soc. 1977, 169).

économique était telle qu’elle impliquait des licenciements, il vous sera difficile de ne pas faire de même pour les salariés non protégés ». C’est précisément ce qui s’est passé par la suite.

Incontestablement, cette curieuse situation est de nature à désemparer le management.

À la complexité technique du licenciement économique, dont on verra qu’elle s’accentue avec le temps en maintenant ouverts les problèmes de coûts du travail qui justifient la mesure de réduction des effectifs, s’ajoute désormais la complexité de la procédure judiciaire et de la procédure administrative qui accompagnent ou qui suivent les licenciements pour motifs économique. L’insécurité des entreprises est à son comble et il convient de rappeler que c’est l’un des résultats recherchés par la législation sur la protection de l’emploi. Mais les conséquences de ces mesures sur l’emploi n’ont jamais été prouvées, bien au contraire.

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