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Le statut de l’ouvrier et de l’entrepreneur dans le code civil

L’ANALYSE DU CONTRAT DE TRAVAIL EN DROIT FRANÇAIS SUR LA PÉRIODE 1789-1804

1.1.1. Le statut de l’ouvrier et de l’entrepreneur dans le code civil

Les articles 1781 à 1786 du code civil de 180413 abordent des notions nouvelles pour l’époque qui sont celles « d’ouvrier » et « d’entreprise ». Ils évoquent les liaisons qui peuvent exister entre elles mais qui ne sont pas encore qualifiées de contrat. C’est précisément ce qui pose une difficulté conceptuelle dans l’analyse de ces relations, car il est nécessaire de réaliser une étude très approfondie des textes nouveaux pour les cerner au mieux. La nouveauté de ces concepts déstabilise profondément le praticien habitué aux notions communes d’Ancien Régime14. Lorsque la première édition du code civil est publiée, la déclaration des droits, le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier n’ont

11 Pour reprendre la terminologie de l’école du droit du travail français, telle qu’elle est exprimée par Messieurs Jeammaud et Lyon-Caen in Le droit capitaliste du travail, Presses universitaires de Grenoble, 1980.

12 Dans ce sens, Le livre des métiers de Gisors, qui contient le texte de chaque règlementation applicable à chaque métier.

13 Notre document de référence est le code civil édition de 1804 (an XII), édité sous l’ordre du Grand Juge et Ministre de la Justice, par l’imprimerie de la République. 240 pages. Notre exemplaire est privé de ses dernières pages concernant la citation des ouvrages de référence.

14 Claude Julien de Ferrières, Dictionnaire du droit et de la pratique, 1762. Cet auteur est Régent de la faculté de droit de Paris, ancien avocat au Parlement de Paris. Son dictionnaire en deux volumes est antérieur de 20 ans à la déclaration des droits et au décret d’Allarde. Il donne une bonne image de la conception du droit à la veille de la Révolution.

pas quinze ans d’existence ! L’ordre ancien vient de s’écrouler et ceux qui tentent d’organiser l’ordre nouveau sont malgré tout imprégnés de la science juridique de la monarchie et, sociologiquement, du contexte d’Ancien Régime.

L’article 1780 est limité dans sa portée à ce que le code appelle les domestiques et les ouvriers. Quant aux articles 1786 et suivants, intégrés dans la section III du chapitre 2 du même livre III, s’ils s’intitulent « Des devis et des marchés », ils concernent la réalisation d’un ouvrage (une construction ou un autre ouvrage de type industriel) et, de façon plus précise que l’article 1786, le rôle de l’ouvrier dans le cadre de ces réalisations.

À la fin du XIXe siècle, le juriste Ernest-Désiré Glasson15, à l’occasion d’une conférence devant l’Académie des sciences morales et politiques, a abordé la différence existant entre les définitions données à l’article 1779 et 1780 d’une part, et celle qui résulte des articles 1787 et suivants. Pour Glasson, le contrat de travail est purement et simplement assimilé au contrat de louage de services des ouvriers et des domestiques tel que prévu par l’article 1780. Dès lors, il considère que toute référence à l’ouvrier dans les treize articles de la section III intitulée à tort par le législateur de 1804 « Des devis et marchés » ne concerne pas le rôle de l’ouvrier.

Mais qu’en est-il réellement ? Pour saisir la portée de ces textes, il est nécessaire de se remémorer le contexte économique et sociologique de l’époque. Mais il convient aussi de tenir compte de la pensée et des intentions du législateur du Consulat et des efforts d’imagination réalisés par ces hommes à la fracture de ces deux mondes, de ces deux espaces sociétaux et juridiques. La lecture des débats préparatoires (les 117 séances, dont 55 furent présidées par Bonaparte) est instructive. Elle permet de comprendre la réalité du temps, qui donne aux mots un sens et une résonnance différente de celle qu’elle peut avoir aujourd’hui. Nous devons prendre garde à ne pas analyser le texte de l’époque avec nos acceptions et le regard des années 2000.

1.1.2. L’émergence des termes « entreprise » et « ouvrier » dans le code civil Nous écartons derechef de la réflexion la section II analysée ci-dessus et les articles 1782 à 1786 consacré aux entreprises du transport. Nous centrons notre réflexion sur la

15 Ernest-Désiré Glasson, 1839-1907, juriste auteur, entre autres, du code civil et la question ouvrière en 1886.

section III intitulée à tort, comme nous l’avons souligné, « Des devis et marchés ». Elle concerne l’entreprise et l’ouvrier au sens que nous qualifierions de moderne du mot, ou du moins au sens qui lui sera donné à compter de la Révolution industrielle.

La section III n’évoque plus la notion de louage de services, mais le louage d’ouvrage ou d’industrie. Nous débuterons l’analyse de ce texte par le vocabulaire employé de manière récurrente par les articles 1798 et suivants. Les mots utilisés ont en eux-mêmes une signification et une portée précise dans l’esprit des rédacteurs du code civil. Ils restent imprégnés de la culture de l’Ancien Régime et doivent réaliser un effort conceptuel d’importance pour imaginer de nouveaux rapports sociaux et juridiques. À cette date en effet, les industries (les fabriques ou manufactures) sont peu nombreuses.

Nous pouvons citer les filatures, dans le nord et la région de Lyon, qui se développent depuis l’invention du métier Jacquard16, les premières fonderies, inspirées du modèle de Buffon, bien entendu, les industries d’armement qui produisent en série à Tulle, Saint-Étienne, Klingenthal et Châtellerault des sabres et des fusils pour les guerres révolutionnaires et impériales, les activités des usines de poudres et salpêtres dont l’usine de Grenelle. Dans un autre domaine, les manufactures de porcelaines, celle (impériale) de Sèvres évidemment mais également Dihl et Guerhard à Paris. Mais la nouveauté de cette pensée ne prendra son ampleur qu’à l’instant où les anciennes pratiques des corporations auront disparu parce que les anciens membres de ces confréries auront eux-mêmes disparu. Ce temps illustre le passage d’une société proto-industrielle à la société de la révolution proto-industrielle.

Quel est donc le vocabulaire employé par les articles 1788 et suivants ? Nous relevons le mot « ouvriers » utilisés à deux reprises dans les articles 1788 et 1790, et à une reprise dans les articles 1789, 1791, 1795, 1798 et 1799. Nous notons également l’utilisation du mot « maître », à une reprise dans les articles 1788, 1790 et 1794. Mais ce mot génère une confusion avec les expressions du langage courant, à savoir le bourgeois, employeur du domestique ou le maître de l’ouvrage, c’est-à-dire le client qui commande un travail.

16 La machine Jacquard est créée en 1801. Elle devient la machine essentielle au développement des filatures en combinant la technique des aiguilles de Basile Bouchon, les cartes perforées de Falcon et du cylindre de Vaucanson. Basile Bouchon a inventé au début du XVIIIe siècle un métier à tisser semi-automatique, amélioré par Jean-Baptiste Falcon en 1728 par l’utilisation de cartes perforées. Jacques Vaucanson imagine dans une phase ultérieure de faire fonctionner ces métiers à tisser grâce à l’énergie hydraulique (1745-1755).

Il en est de même de la notion d’ouvrage. Elle peut désigner la construction d’un bâtiment ou la réalisation d’un ouvrage de nature industrielle ou artisanale. Quant aux expressions « chef d’entreprise » ou « artisan », elles sont absentes du code car les rédacteurs préfèrent employer le mot « entrepreneur » dans les articles 1793-1794-1795-1797.

Enfin, nous notons l’utilisation de mots désignant des spécialités d’ouvriers dans le monde du bâtiment, telles que les maçons, les charpentiers, et les serruriers, dans les articles 1798 et 1799. Il n’est pas discutable que la mention de ces spécialités appelle bien la notion d’ouvrier, en l’occurrence d’ouvrier maçon, d’ouvrier charpentier ou d’ouvrier serrurier. Le début de l’article 1798 est rédigé ainsi : « Les maçons, charpentiers et autres ouvriers (…)» à l’instar du début de l’article 1799 : « Les maçons, charpentiers, serruriers, et autres ouvriers (…) ».

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