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Un regard épistémologique sur les théories décisionnelles

des espaces riverains

1. Un regard épistémologique sur les théories décisionnelles

ensuite de rendre compte de la représentation des phénomènes décisionnels adoptée pour analyser nos objets de recherche et enfin de faire état de son utilisation possible à des fins d’aide à la décision. Pour ce faire, nous procéderons tout d’abord à une analyse théorique de la décision en prenant appui sur les concepts mis en avant par l’économie et la sociologie des organisations266. Nous soulignerons ensuite l’apport de l’analyse des politiques publiques pour la compréhension de l’évolution des modes de décision relatifs à l’action publique. Le croisement de ces différents regards nous permettra enfin de proposer une vision renouvelée des processus décisionnels.

1. Un regard épistémologique sur les théories

décisionnelles

L’investigation scientifique des décisions humaines est souvent présentée comme une invention du XXème siècle. Toutefois les travaux de quelques précurseurs, dont l’importance est apparue tardivement, ont permis la genèse des sciences de la décision puis l’émergence de la notion d’aide à la décision267. Un regard rapide sur l’évolution des concepts et des postulats de base relatifs aux théories décisionnelles permet de mieux comprendre comment sont aujourd’hui appréhendés les processus de décision.

266

De larges emprunts sont faits à la synthèse réalisée sur le sujet par Christophe Boyer (Boyer, 1993).

267 Au XVIIème siècle, René Descartes dans son « Discours de la méthode », publié en 1637, propose de découper la décision en éléments déductibles les uns des autres. Il définit ainsi les fondements des approches analytiques développées par la suite. Durant le même siècle, Blaise Pascal pose les premiers jalons des méthodes statistiques en s’intéressant au comportement des individus face au hasard. En 1713, Jean Bernouilli formule une théorie de la décision en utilisant le calcul probabiliste. Au cours du siècle suivant, Gaspard Monge propose une démarche d’organisation rationnelle des travaux de génie civil (déblais et remblais). De son côté, Condorcet s’intéresse au problème de l’agrégation des préférences obtenu par vote au suffrage universel.

1.1 L’avènement des sciences de la décision

Les premières travaux scientifiques d’envergure en matière de décision ont été développés lors de la seconde guerre mondiale avec la « Recherche Opérationnelle » qui substitue au binome traditionnel « expérience-intuition » celui d’une « information-raisonnement ». Le principe directeur des méthodes qui s’y rattachent est celui de l’optimisation des choix (choisir à coup sûr la meilleure solution parmi toutes les combinaisons possibles).

La recherche opérationnelle a été mise au point par les armées américaines et anglaises pour être appliquée aux questions de stratégie militaire. Elle va être utilisée après la guerre pour résoudre les problèmes de la vie civile d’ordre économique et industriel. Elle constitue le berceau des sciences de la décision qui ont pour objet la recherche de vérités objectives en matière décisionnelle et, plus particulièrement, la connaissance, sinon exacte du moins approximative, de la meilleure décision dans un contexte donné, grâce à des modèles présentés comme des simplifications de la réalité. Les sciences de la décision reposent sur plusieurs postulats (Roy, 1992).

Une solution optimale peut être trouvée

Dans des conditions devant entraîner une décision, on juge qu’il existe au moins une solution optimale pour laquelle il est possible (sous réserve de disposer de suffisamment de temps et de moyens) d’établir objectivement qu’il n’en existe pas de strictement meilleure et ceci en demeurant neutre vis-à-vis du processus de décision. Choisir d’optimiser revient à se situer implicitement dans une approche à critère unique.

Le décideur est unique et rationnel

Toute décision est le fait d’un acteur bien identifié, appelé décideur, qui est doté des pleins pouvoirs. Il est libre et agit de manière rationnelle en disposant d’informations suffisantes. Son système de préférence est stable, complètement défini et cohérent. Le décideur, omniprésent, choisit une action considérée comme étant le reflet fidèle des intérêts de l’organisation qu’il dirige.

L’ analyste fait preuve d’objectivité et de neutralité

L’analyste est celui qui est chargé d’aider le décideur dans ses choix. Pour ce faire, il utilise des modèles mathématiques ou économiques, ainsi que des méthodes algorithmiques appropriées. On considère que l’analyste possède un statut de neutralité par rapport au système. Il n’influe pas sur les préférences du décideur. Cette vision suppose que l’ensemble des données du problème à traiter est totalement insensible à l’étude qui en est faite. La décision optimale peut être définie indépendamment de tout préjugé, toute opinion ou conviction.

Le processus décisionnel est stable et linéaire

Une fois le problème posé et les préférences explicitées, l’analyste procède à une modélisation pour prescrire le choix d’une action parmi un ensemble stable d’alternatives possibles, dans un environnement déterministe, aléatoire ou bien incertain, qui optimise un critère objectif donné. Aucune remise en question n’est tolérée. On considère un enchaînement linéaire et stable entre trois étapes majeures : conception, décision et exécution.

Sur ces bases, les mathématiciens ont forgé une théorie de la décision et se sont évertués à fournir aux décideurs un arsenal de méthodes susceptibles d’éclairer la prise de décision. Leurs développements conceptuels ont ensuite été repris par les économistes qui ont mis au point des techniques d’optimisation pour choisir la meilleure solution parmi toutes les combinaisons possibles comparées entre elles à partir d’un critère unique qui doit être maximisé ou minimisé.

Cette approche, qui tend à valoriser exagérément le rôle du décideur libre et le caractère souverain de la décision et qui pousse au dogmatisme des analystes trop facilement persuadés de la toute puissance de l’outil mathématique, n’a pas eu sur le terrain les retombées opérationnelles attendues (Crozier, 1983). Si les applications pratiques en économie ou en politique demeurent peu nombreuses, on reconnaît à ces approches le mérite d’inciter le décideur à prévoir a priori les conséquences des actions qu’il envisage.

1.2 La naissance de l’aide à la décision

Les principes fondateurs des sciences de la décision sont remis en cause dès lors que des chercheurs vont engager des études ayant pour objet principal de décrire les phénomènes décisionnels tels qu’ils apparaissent dans la réalité.

Dès les années 1960, le paradigme décisionnel classique est ébranlé par les critiques formulées par des politistes et économistes américains. Herbert A. Simon (1959) fait partie des détracteurs les plus célèbres. Pour lui, le problème est insoluble tant que l’on considère que l’individu a pour objectif d’optimiser les résultats de son comportement. Il propose de remplacer le postulat de l’optimisation par celui de la satisfaction.

Il introduit la notion de rationalité limitée de l’acteur que l’on peut traduire ainsi : l’individu, placé en situation de décideur, ne recherche pas la solution optimale mais celle qui satisfait à certains critères explicites ou implicites qu’il s’est fixé ; ses choix peuvent évoluer en cours de route et ses préférences ne sont pas supposées données a priori .

Le concept d’aide à la décision, qui émerge en France dans les années 1970, provoque également un changement de perspective et un renouvellement des approches méthodologiques, en considérant désormais deux aspects fondamentaux. En premier lieu, la décision s’inscrit dans un processus qui est pluriacteurs, multicritères et non linéaire. En second lieu, la décision intervient dans un contexte où l’avenir est incertain et l’environnement n’est pas complètement connu.

Une nouvelle vision des acteurs voit le jour. Une typologie faisant apparaître trois catégories d’individus impliqués dans les processus de décision est mise en place :

- le terme de décideur regroupe le ou les acteurs à qui revient la prise de décision définitive ;

- l’homme d’étude désigne celui qui est chargé d’analyser le problème, de construire et de « faire tourner » un modèle d’aide à la décision ;

- les agis sont ceux qui auront à subir les conséquences des décisions prises. Ces derniers ne sont pas intégrés concrètement au processus de décision.

L’aide à la décision s’adresse donc d’abord aux décideurs qui instaurent une relation privilégiée avec l’homme d’étude. Elle devient le domaine d’investigation privilégié des économistes qui, faisant appel à la rigueur des mathématiques, conservent une logique de modélisation. Elle se présente avant tout comme une science de calcul qui va donner lieu au développement de deux générations de méthodes multicritères (Jacquet-Lagrèze,1983).

La première génération apparaît comme un prolongement opérationnel au calcul économique traditionnel. Si des critères multiples sont effectivement considérés, ils sont finalement agrégés en un critère économique unique grâce à la construction d’une fonction d’évaluation entièrement monétaire. Les méthodes multicritères et leurs applications restent alors à un niveau où la décision est conçue comme un objet technique. La place des décideurs n’est pas centrale dans l’activité de modélisation qui peut à l’extrême s’exercer sans aucun contact avec ceux-ci. Les préférences des décideurs s’imposent dans le cadre du calcul de la rationalité économique.

Par la suite, une seconde génération de méthodes multicritères est mise en place. Elle est caractérisée par l’introduction explicite de la subjectivité humaine dans l’activité de modélisation et par la reconnaissance d’un fait important : il faut mettre les outils de calcul économique au service des décideurs en les impliquant dans la modélisation même du problème à traiter. Les recherches vont alors s’attacher plus aux difficultés qu’il y a de saisir et de modéliser les préférences des décideurs qu’aux aspects techniques liés à l’incommensurabilité des critères. De nouvelles approches méthodologiques sont proposées pour traiter les problémes multicritères, parmi lesquelles on peut citer (Brans, 1983) :

- Les méthodes interactives qui permettent de déterminer des solutions de meilleur compromis de manière élégante (succession d’étapes de calcul et d’étapes de dialogue). Durant les étapes de calcul, l’homme d’étude s’efforce de modéliser les préférences du décideur à partir des informations dont il dispose. Il détermine ensuite, au moyen d’un processus de sélection, une action pouvant faire l’objet d’un meilleur compromis. Lors des étapes de dialogue, les actions sélectionnées sont soumises au décideur qui en analyse les conséquences, notamment au moyen des valeurs prises par différents critères. Ce dernier a la faculté d’apporter des informations supplémentaires sur ses préférences et il peut indiquer les concessions qu’il est prêt à faire sur certains critères pour gagner sur les autres268 ;

- Les méthodes de surclassement qui permettent d’enrichir la relation de dominance (basée sur l’unanimité des points de vue) sans toutefois exiger de pouvoir comparer les actions deux à deux. L’enrichissement est fondé sur le principe qui consiste à ne plus exiger

268 Ces méthodes ont entraîné des progrès considérables en matière d’analyse du processus de décision qui prend l’allure d’une négociation au cours de laquelle on ferait intervenir, à chaque étape, des informations quantifiées.

l’unanimité des points de vue pour affirmer qu’une action en domine une autre. On en déduit une relation de surclassement qui n’est pas nécessairement transitive et qui permet de comparer entre elles certaines actions (préférence stricte ou faible, indifférence)269.

Un arsenal de méthodes d’aide à la décision est ainsi progressivement mis en place pour aborder à la fois des problématiques de choix (procéder à une sélection parmi un ensemble d’actions comparées entre elles au moyens de critères), de tri (classer chaque action dans des catégories préalablement définies), de rangement (ranger les actions en classes d’équivalence de la meilleure à la moins bonne) et de description (décrire les actions et leurs conséquences)270.

Le caractère complexe de la décision, qui apparaît de plus en plus clairement comme étant un produit de nature psychologique dont le résultat est directement lié à la personnalité du décideur, est enfin reconnu. Dans un regain de modestie, l’aide à la décision se propose donc « d’aider à obtenir des éléments de réponse aux questions que se pose un intervenant dans un

processus de décision, éléments concourant à éclairer la décision et à favoriser un comportement cohérent de l’acteur en fonction de ses objectifs et de l’évolution du processus » (Roy, 1985).

1.3 La représentation des systèmes décisionnels et des processus de

décision

Parallèlement aux recherches portant sur la mise au point de méthodes d’aide à la décision, des travaux sont menés sur le phénomène décisionnel lui-même. Ils vont introduire une nouvelle rupture dans la représentation que le modélisateur se fait de la décision.

Les sciences humaines, en particulier la sociologie des organisations et la psychologie, vont participer à la construction d’un corpus de connaissance sur les processus décisionnels. Les théories et les concepts issus de la systémique vont être mis à contribution pour offrir une autre lecture des phénomènes décisionnels, considérés alors comme des systèmes dynamiques et ouverts271. De la même manière, la cybernétique va s’avérer particulièrement utile pour aider à se représenter tant les systèmes décisionnels que les processus eux-mêmes272. Les

269 Les plus significatives sont les méthodes ELECTRE mises au point par Bernard Roy et ses collaborateurs. 270

A cet égard on notera que le LAMSADE (Laboratoire d’Analyse et de Modélisation de Systèmes pour l’Aide à la Décision – Université Paris-Dauphine) joue un rôle majeur en France en matière de développements méthodologiques. L’importance des travaux de ce laboratoire est telle que A. Schärlig (1985) n’hésite pas à parler d’une école française d’aide à la décision.

271 La systémique suggère de considérer que les phénomènes décisionnels sont susceptibles d’évoluer dans le temps sous l’effet de leur environnement. Tout en se maintenant en état de cohésion dynamique (notion d’homéostasie), ils tendent à la différenciation : leurs éléments s’organisent en sous-systèmes pour accomplir des fonctions spécifiques (notion de spécialisation des organes). Ces systèmes reçoivent de leur environnement de l’énergie (input) qu’ils transforment (throughput). Le produit qu’ils fournissent à leur environnement (output) déclenche une rentrée nouvelle d’énergie qui permet la reprise du cycle d’opération. Les processus de décision ont donc un fonctionnement à caractère cyclique. Enfin, ils ne sont pas soumis à un phénomène d’entropie car ils reçoivent de l’environnement plus d’énergie qu’ils n’en communiquent. Cette lecture issue de la biologie peut être transposée à l’analyse des processus de décision en remplaçant le terme « énergie » par celui d’information. 272 La cybernétique apporte un raffinement à l’analyse de système en introduisant les notions de feed-back, de boucle de rétroaction et de finalisation. Elle propose également de considérer que la rationalité des acteurs

travaux ayant trait à la communication, à la prospective, à l’analyse des langages ou encore à l’ergonomie cognitive vont également être utilisés. Enfin, l’apparition de nouveaux outils, tels que les systèmes experts ou les systèmes d’information géographique, viendront renouveler la façon de se représenter la réalité et de la questionner.

Les recherches empiriques sur les processus de décision au sein des organisations ont pour origine les travaux de l’économiste américain Herbert A. Simon, qui ont eux-mêmes inspirés ceux de Jean-Louis Le Moigne en France. D’autres chercheurs, parmi lesquels on peut citer Edgar Morin, Henri Atlan, Michel Crozier et Lucien Sfez, se sont penchés sur les questions de prise de décision, les uns proposant des analyses critiques et les autres des développements méthodologiques ou conceptuels. Leurs travaux, auxquels viennent s’ajouter ceux de l’équipe de Bernard Roy sur l’aide à la décision, ont largement contribué au renouveau du paradigme décisionnel. Cet ensemble constitue une trame de référence pour nos recherches.