• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Evolution des problématiques de gestion des hydrosystèmes

3. Le bassin versant, un nouveau territoire d’action

3.3 Le bassin versant est-il un territoire virtuel ou réel ?

Le bassin versant constitue en sorte un « terrain d’entente » entre des administrations et des experts, qui n’emporte pas nécessairement l’adhésion des élus locaux. Pour l’administration, son recours relève d’un souci de normalisation et de rationalisation de la gestion de l’eau. Pour les experts, qu’ils soient issus du monde scientifique (hydrologues, géomorphologues, hydrobiologistes,…) ou du monde associatif (pêche, protection de la nature,…), le bassin versant s’impose pour des questions de cycle de l’eau ou de continuum morphodynamique et écologique.

La prise en compte de cette entité pour gérer l’eau et les milieux aquatiques participe d’une redécouverte du territoire local auquel on attribue la capacité de fabriquer de la cohérence politique, de construire de nouveaux réseaux d’acteurs et de produire de la « démocratie

participative » autour de la conservation d’un patrimoine88. Cependant dans la pratique, le territoire considéré est plus souvent un espace approché du bassin hydrographique que cette entité physique au sens strict89.

Faire référence au bassin versant conduit à s’interroger sur la « bonne échelle » pour l’action et donc sur « le territoire le plus pertinent ». Il se présente au départ comme un espace virtuel qui ne devient une réalité géopolitique qu’au terme d’un processus d’apprentissage et d’appropriation par les acteurs de terrain. Ce processus prend forme au sein de structures institutionnelles créées dans le but de porter des projets et des programmes d’action. Il contribue à l’affirmation des formes de gestion décentralisées. Tout en ajoutant des niveaux de décision supplémentaires, la référence au bassin versant ne semble pas pour autant favoriser une fragmentation et un émiettement des pouvoirs qui rendraient impossibles la résolution de problèmes concrets. Elle provoque une recomposition des territoires politiques et fait émerger de nouveaux rapports entre les acteurs. Elle produit des effets qui n’étaient pas nécessairement escomptés au départ, à savoir l’apparition de nouvelles formes de régulation et une autonomisation des institutions mises en place pour concrétiser la gestion par bassin versant. Ces effets indirects entraînent un repositionnement de l’Etat central dont l’objectif est conserver un pouvoir de contrôle sur les institutions créées.

88 Elle s’exprime dans une société qui s’affranchit de ses frontières économiques et politiques mais aussi de son ancrage historique au territoire. S’il est sans doute exagéré de considérer que l’on a affaire à une société « hors-sol », il faut néanmoins reconnaître que son fonctionnement repose en partie sur une économie déterritorialisée où l’enjeu est moins de maîtriser un territoire que d’accéder à un réseau d’échange. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication ou encore la mondialisation de l’économie accentuent ce phénomène.

89 Rappelons qu’à l’échelle des circonscriptions de bassins (agences de l’eau et comités de bassins), les territoires de compétence ont été définis en trichant avec les réalités physiques. A un échelon inférieur, les espaces de gestion retenus correspondent davantage à des territoires de projets qu’à des territoires physiques.

Cette situation est bien visible dans le cas des organismes de bassin, dont la création est corrélative à une prise de conscience de la dégradation de la qualité des eaux et de la nécessité d’instituer un outil fiscal permettant de disposer de ressources financières pour agir. Une approche à la fois stratégique et opérationnelle de la gestion de l’eau et des milieux aquatiques s’est constituée à travers le fonctionnement d’un système composé d’instances délibératives (les comités de bassin) et d’instances exécutives (les agences de l’eau). En redistribuant les fonds constitués par les redevances et en contractualisant nombre d’opérations, les organismes de bassin ont développé des relations privilégiées avec les collectivités, les industriels et les agriculteurs90. Ils ont été amenés à remplir des fonctions de coordination des actions publiques en matière de gestion de l’eau. De part l’impératif de connaissance des milieux aquatiques lié à leurs compétences financières, ils sont devenus une plaque tournante de l’information dans le domaine de l’eau. Leur champ d’intervention, centré dans un premier temps sur la lutte contre la pollution des eaux, s’est progressivement élargi pour porter sur la gestion équilibrée des milieux aquatiques91.

La circonscription hydrographique devient ainsi un lieu d’expression d’une régulation croisée entre l’Etat et les organismes de bassin qui deviennent des instruments de patrimonialisation92. Mais au fur et à mesure que le pouvoir de ces derniers grandit, que leur légitimité et leur autonomie s’affirment, l’Etat central va chercher à renforcer son contrôle. Cette reprise en main s’est traduite concrètement à travers une mission d’expertise sur l’efficacité économique du système que le Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement a commandité au Commissariat général du plan en 1997. Les conclusions de

90 Depuis leur création, les agences de l’eau ont recours à l’outil contractuel pour renforcer leurs actions en matière de gestion de la ressource en eau et plus spécifiquement de la lutte contre les pollutions. Différents types de contrats coexistent. Ils sont signés entre l’établissement public et une catégorie d’usager : les industriels, les agriculteurs ou les collectivités territoriales. Ces contrats précisent les opérations bénéficiaires (création d’une station d’épuration, réhabilitation ou construction d’un réseau d’assainissement, mise en œuvre de techniques de réduction de la pollution industrielle et/ou de consommation d’eau, réalisation de réseaux d’adduction d’eau potable des communes rurales, modification des pratiques agricoles,…) et le montant des aides financières mises à la disposition du contractant. L’usage du contrat par les agences de l’eau n’est pas étranger à l’insuffisance du rôle incitatif des redevances prélevées auprès des usagers de l’eau.

91

Les organismes de bassin vont être considérés par l’Etat comme « le bras armé » de la politique nationale de l’eau. Dans cette optique, l’administration centrale va vouloir faire jouer aux agences de l’eau un rôle actif dans la lutte contre les inondations. Ces dernières refusent en faisant valoir qu’il n’existe aucune redevance à ce sujet (les redevances constituant des ressources affectées). Cela ne les empêche pas cependant de participer au financement d’ouvrages jouant un rôle dans la réduction des crues ou à des programmes d’études consacrés à la gestion de ce risque naturel. Mais leur participation intervient au titre de la gestion de la ressource dans sa globalité. Cette question, récurrente depuis plusieurs années, a donné lieu à des réflexions sur la possibilité de créer une redevance spécifique « inondation ». Intervenues à un moment où le prix de l’eau potable augmentait, notamment sous l’effet d’un accroissement de la redevance assainissement, ces réflexions n’ont pas abouti. La nouvelle loi sur l’eau en projet pourrait apporter une concrétisation à ce sujet. En attendant des moyens détournés ont été recherchés et depuis 1997, par décision du Ministère de l’environnement, les agences de l’eau alimentent un fonds de concours destiné à la lutte contre les inondations par l’entretien et la reconquête des zones d’expansion des crues (110 millions de Francs par an). Cette décision est à mettre en relation avec le Plan décennal de restauration des rivières engagé en 1994 (circulaire du 24 octobre 1994) et repris dans le chapitre III de la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement.

92

L’Etat central en confiant, par voie législative, aux comités de bassin la mission d’élaborer et de suivre la mise en œuvre des SDAGE reconnaît la légitimité des organismes de bassin et confirme l’intérêt du cadre territorial d’intervention retenu en 1964. Par ailleurs, l’abandon de la dénomination « d’agences financières de bassin » au profit « d’agences de l’eau » est révélateur de l’élargissement du champ d’intervention des structures de bassin.

cette expertise, ainsi que celle d’un autre rapport établi en 1998 par la Cour des comptes vont être utilisées pour engager une réforme de la politique de l’eau93.

Les premières réflexions à ce sujet, étant menées parallèlement à la mise en place d’une fiscalité écologique, le ministère de tutelle des agences en accord avec le Ministère des finances a proposé d’étendre à l’eau la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP), alors en cours de mise en place94. A travers ce moyen détourné, l’Etat a pensé pouvoir mettre fin à l’autonomie des organismes de bassin jugée excessive par le gouvernement. Cette idée n’a cependant pas été concrétisée. Le projet d’une nouvelle loi sur l’eau a alors pris le relais. Présenté une première fois en Conseil des ministres le 20 mai 2000 puis une seconde fois en juin 2001, ce projet prévoit de confier au Parlement plusieurs nouvelles missions : voter les redevances des agences de l’eau, encadrer les règles relatives aux assiettes et aux taux de référence, fixer les critères de leurs modulations éventuelles et déterminer les priorités nationales d’action des agences de l’eau pour la durée de leurs programmes d’intervention95 (sur proposition du gouvernement et après consultation des instances de bassin). Afin d’améliorer l’application du principe pollueur-payeur, le projet envisage également de réformer les redevances déjà en place (notamment les redevances de pollution domestique et de consommation d’eau), d’élargir le système par la mise en place d’une redevance spécifique sur les excédents d’azote d’origine agricole et d’étendre l’application des redevances à la modification de l’écoulement ou du régime des eaux96.

Comme on le voit, les changements souhaités ne remettent pas en cause le système instauré en 1964. Les circonscriptions de bassin font partie intégrante de la politique de gestion de l’eau. En outre, l’expérience acquise en la matière a sans aucun doute facilité l’adoption de la référence au bassin versant à un échelon inférieur. Toutefois, à ce niveau plus local, le

93

Le rapport de la Cour des comptes souligne notamment que « Les agences de l’eau bénéficient d’une large délégation de compétence. La politique mise en œuvre par ces dernières et l’importance des sommes en jeu justifieraient une meilleure information du Parlement sur leur activité ».

94

L’intégration des redevances des agences dans la TGAP est présentée comme le moyen pour sauver ce système menacé d’inconstitutionnalité. Les propos tenus à ce sujet par Dominique Voynet le 27 juillet 1998 devant les présidents des Comités de bassin et des Agences de l’eau se veulent rassurant : « La TGAP n’est pas un impôt supplémentaire. Elle est un instrument de modernisation, de simplification et de dynamisme de la fiscalité écologique, au service d’une véritable application du principe pollueur-payeur…. Elle a vocation à s’appliquer aux redevances perçues par les agences de l’eau…. La TGAP intégrera donc les redevances dès 2000 mais pas avant car j’ai souhaité prendre avec vous tout le temps nécessaire pour discuter et se mettre d’accord sur les modalités de mise en œuvre…. La mise en œuvre de la TGAP pour les redevances des agences sera accompagnée d’un dispositif permettant les plus grandes garanties : le vote par le Parlement d’une loi de programmation définissant les programmes d’intervention quinquennaux des agences (en recettes comme en dépenses), une déclinaison annuelle de la loi de programmation par la loi de finances prise après avis des comités de bassin, la mise en place d’un compte spécial du Trésor encaissant les produits des redevances et les reversant ensuite aux agences, la conclusion d’un contrat pluriannuel d’objectif avec chacune des agences garantissant la pérennité du financement et le niveau de ce financement. ».

95 Le projet de loi, constituant une retranscription dans le droit français de la directive cadre 2000/60/CE, prévoit de porter les programmes pluriannuels d’intervention des agences de l’eau de 5 à 6 ans pour être en conformité avec cette directive.

96 A travers ces redevances, l’aggravation des dommages causés par les inondations du fait des aménagements pourrait être prise en compte. Les imperméabilisations nouvelles liées à des aménagements urbains (à l’exclusion des emprises au sol des logements) et aux infrastructures de transport deviendraient redevables. De la même manière, les réductions nouvelles des champs d’expansion des crues supérieures à 100 hectares donneraient lieu à redevances.

processus d’intégration est largement inachevé. Parce que plus proche des contraintes politiques du terrain et en relation directe avec les conflits de gestion, la prise en compte des espaces géographiques est ici plus délicate. L’ajustement des territoires politiques à la réalité physique du cycle de l’eau dépend de l’existence d’enjeux structurants et d’objectifs partagés.

Au niveau local, la référence au bassin versant est apparue lorsque collectivités territoriales se sont impliquées dans la gestion des rivières pour traiter des problèmes auxquelles elles étaient confrontées et dont la résolution supposait de dépasser les frontières communales. L’importance prise par les questions environnementales et l’accroissement d’une demande sociale à cet égard ont joué un rôle notable dans le développement d’une politique d’intervention directe des collectivités. Reconnues par l’Etat et traduites à cet effet dans le droit de l’eau, leurs compétences en matière de maîtrise d’ouvrage sur les hydrosystèmes ont été officialisées bien avant la décentralisation de 1982 et n’ont cessé d’être renforcées depuis97.

Avec la décentralisation, les collectivités se sont engagées dans un processus de transition institutionnelle pour acquérir leur autonomie et leur légitimité dans la gestion des affaires locales. Contrairement aux aspects de développement écomique, les questions relatives à l’aménagement des rivières n’ont pas constitué la priorité. Elles se sont souvent exprimées à l’occasion de dysfonctionnements majeurs nécessitant la mise en œuvre de programmes d’intervention dépassant les limites administratives traditionnelles. La recherche de modes d’organisation coopératifs et de mécanismes de solidarité amont-aval pour répondre à des situations d’urgence a été le ferment pour que s’opère un changement de l’espace d’action. Dans le meilleur des cas, cette dynamique a entraîné la signature d’un « pacte territorial » pour mettre en œuvre des programmes d’intervention sur l’ensemble d’une rivière. Ces accords de coopérations restent fragiles car ils sont soumis à des contraintes politiques. Ils peuvent être temporaires et prendre fin une fois la mission achevée (restauration d’une rivière, construction d’un ouvrage,…). Ce n’est que lorsque la rivière parvient au rang de patrimoine commun que sa gestion, à une échelle géographique proche des réalités physiques, peut devenir durable. C’est au travers de la notion de service rendu par la rivière que peut se construire une nouvelle identité territoriale.

L’affirmation du bassin versant ou d’un espace approché pour gérer la rivière va conduire à la création de structures supracommunales ayant des tailles et des objectifs variables, qui vont acquérir au fil du temps autonomie et légitimité. En modifiant les territoires de référence pour l’action, les institutions créées à partir de l’expression de nouvelles formes de solidarités vont favoriser une mutualisation des risques et des contraintes liées à l’eau mais aussi la réalisation d’opérations d’intérêt commun. De fait, elles contribuent à une rationalisation de la gestion de

97

Le projet de loi sur l’eau présenté en Conseil des ministres en juin 2001 consacre d’ailleurs un chapitre spécifique au renforcement des possibilités d’intervention des collectivités territoriales en matière d’aménagement et de gestion des cours d’eau. Comme si leur implication sur les rivières non domaniales était aujourd’hui une évidence, le chapitre en question ne fait référence qu’aux cours d’eau domaniaux. Le transfert de compétence en matière de voies navigables au profit des régions depuis 1989 ayant montré que celles-ci concédaient systématiquement la gestion des voies d’eau concernées aux départements, la loi prévoit d’ériger ces derniers en collectivités locales de droit commun compétentes en matière de création, d’aménagement et d’entretien des canaux et cours d’eau domaniaux. La principale innovation de la loi concerne la possibilité de compléter ce transfert de compétence par un transfert de propriété du domaine concerné. La création d’un domaine public fluvial départemental ou interdépartemental deviendrait possible (pour les cours d’eau ne présentant pas d’intérêt national et afin de réaliser des opérations purement locales). Toutefois, la police des eaux restera de la compétence de l’Etat.

la ressource en eau et à une valorisation des milieux aquatiques sur l’espace considéré. Ces nouvelles structures ne sont que l’un des éléments favorisant l’adoption du bassin versant comme terrain d’action.

L’autre facteur important est constitué par les procédures de planification permettant d’intervenir sur l’aménagement des cours d’eau. En « imposant » le bassin versant comme périmètre d’intervention, elles participent à la diffusion de ce modèle de gestion au plan local. Elles peuvent donc servir de levier pour transformer un territoire virtuel en espace réel de solidarité. Ces dernières présentent en outre l’intérêt de démocratiser l’action publique dans ce domaine en associant à l’élaboration des projets de nouveaux acteurs, autres que l’Etat et les collectivités. Parce qu’ils proposent l’élaboration de projets sur la base d’un processus de concertation entre acteurs politiques, socio-économiques et administratifs, les outils de planification peuvent aider à la construction d’un espace identitaire au sein duquel se dégage un intérêt communautaire.

Cet aspect est d’autant plus important à souligner qu’au niveau local les institutions évoquées constituent avant tout des maîtres d’ouvrage qui, tout en agissant au nom d’un intérêt collectif, n’opèrent pas une restructuration des territoires sur le plan de la représentation des intérêts de la société civile. Contrairement à ce que l’on observe à l’échelle des circonscriptions de bassin, où les comités de bassin constituent des lieux d’apprentissage de la gestion collective, au plan local la mise en place d’une coopération supracommunale ne s’accompagne pas de l’exercice d’une telle activité. Comme nous allons le voir ci-après, ce sont les procédures de planification qui vont permettre son expression.

4. L’approche procédurale en matière de planification