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Le regard de l’analyse des politiques publiques sur les phénomènes décisionnels

des espaces riverains

4. Le regard de l’analyse des politiques publiques sur les phénomènes décisionnels

Les théories concernant les processus de décision ont d’abord été construites par des économistes et des sociologues s'attachant au fonctionnement des organisations publiques ou privées. D’autres chercheurs issus de disciplines scientifiques différentes se sont ensuite intéressés aux phénomènes décisionnels, en proposant leurs propres grilles de lecture. C’est le cas des politologues et des analystes de politiques publiques dont les réflexions ont suivi un cheminement similaire à celui des économistes. Dans un premier temps, il a été considéré que l’action gouvernementale suivait un processus logique, progressif et linéaire283. Cette vision, qui renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait d’un côté des acteurs politiques responsables de la prise de décision et d’un autre une administration neutre en charge de l’application des décisions, est aujourd’hui largement dépassée.

Les principes de rationalité limitée des acteurs, de la non linéarité des processus décisionnels et de l’auto-organisation des systèmes de décision ont largement diffusé dans le champs de l’analyse des politiques publiques284. D’autres principes, liés plus directement aux objectifs de cette discipline, ont également été introduits. Ils sont en relation avec la transformation des modes d’action publique et des instruments d’intervention (procédures, institutions, outils techniques, cognitifs ou économiques).

Le regard porté par les spécialistes de l’analyse des politiques publiques sur l’évolution des phénomènes décisionnels relatifs à l’action publique en général permet un changement de perspective par rapport aux réflexions théoriques exposées précédemment. Il conduit à replacer l’intervention publique et ses changements dans un cadre plus large d’évolution de la société. Les différents auteurs mentionnés ci-après apportent un éclairage intéressant à cet égard.

Pour Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig (1996), la gestion publique territoriale est en profonde mutation. Il faut y voir l’effet des changements institutionnels issus de la

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Selon ce schéma, une politique publique serait définie à partir de l’identification d’un problème, de la formulation de solutions et de prises de décisions avant d’être mise en œuvre et éventuellement évaluée.

284 Rappelons que l’analyse des politiques publiques correspond à l’étude de l’action des autorités publiques au sein de la société (Meny et Thoenig, 1989). Trois courants de pensée, non exclusifs les uns des autres et renvoyant à des finalités de recherche différentes, peuvent être distingués (Larrue, 1997). Le premier a pour but d’expliquer l’essence même de l’action publique, il se réfère à la théorie de l’Etat. Le second tente de comprendre le fonctionnement de l’action publique. Le troisième vise à évaluer les effets de l’action publique.

décentralisation et de la construction de l’espace européen, mais aussi l’influence de la crise économique et de l’émergence des préoccupations telles que l’environnement ou le développement local. Dans ce contexte, le modèle de « régulation croisée », mettant en relation l’Etat et les collectivités locales et produisant un système politico-administratif centré sur une logique d’arrangements cachés, ne permet plus de rendre compte des réalités observables. Ce modèle correspond à la situation dans laquelle l’Etat prédomine (le territoire est administré selon un principe de verticalité) et coopte quelques représentants élus au niveau local (maires, présidents de conseil général, etc.). L’action publique allie une définition centrale des normes réglementaires et techniques (propres à chaque segment ou secteur d’activité) à une mise en œuvre territorialisée des politiques publiques correspondantes285.

Ces auteurs considèrent que la régulation croisée tend à disparaître au profit d’une approche marquée par une institutionnalisation de l’action collective. L’intégration par le haut se fait mal ou peu alors qu’elle s’opère de plus en plus par le bas. La régulation ne relève plus d’une solution unique et stable. Le territoire, plus que l’appareil d’Etat, constitue alors le lieu de définition des problèmes publics. Du même coup, les structures d’élaboration et de mise en œuvre de l’action publique s’en trouvent bouleversées. L’Etat, privé de son hégémonie, trouve une raison d’être dans la mise en place de capacités de négociation entre une grande variété d’acteurs.

La puissance publique intervient alors par la formulation de politiques dites constitutives, édictant des règles sur les règles ou définissant des procédures organisationnelles (Duran et Thoenig, 1996). Elle ne dit pas quelle est la définition du problème et quelles sont les modalités de son traitement opérationnel. Elle se contente de définir des procédures qui servent de cadres d’action, sans que soit présupposé pour autant le degré d’accord et d’implication des acteurs retenus. Elle émet une contrainte ou une coercition faible sur les assujettis des politiques qu’elle prétend traiter. La recherche d’interlocuteurs collectifs guide le recours par une autorité publique aux politiques constitutives. Alors que dans le modèle de régulation croisée, les ajustements s’opérent à l’aval (lors de la mise en œuvre des politiques), on assiste maintenant à une généralisation des processus d’ajustement en amont de l’intervention publique (pour définir les objectifs et arbitrer entre les enjeux). Désormais, l’action publique est co-construite de manière collective. Cette évolution suggère la fin d’une gestion publique standardisée au profit d’une différenciation des scènes politiques (les règles de gestion sont construites et appliquées aux affaires d’une scène particulière).

Pour Pierre Lascoumes (1997), l’action publique contemporaine est également marquée par la diffusion de « forums délibératifs stabilisés » ou de « forums hybrides » qui correspondent à des réseaux d’acteurs, de connaissance et d’actions hétérogènes. Ces réseaux sont caractérisés d’un triple point de vue :

- par rapport aux données qui y circulent et aux savoirs qui sont mobilisés (pour produire et valider les données) ;

- en regard des acteurs individuels et collectifs qui sont engagés dans les interactions et les décisions ;

285 L’Etat central produit des politiques, des normes, des règlements, distribue des subventions, etc. Les administrations locales (services déconcentrés de l’Etat en relation avec les collectivités locales) mettent en œuvre les politiques nationales.

- et en vertu des règles d’organisation des échanges et de validation des résultats qui sont mises en place.

Les forums hybrides ne sont pas simplement des lieux d’échanges ou des sortes d’agora. Ils se caractérisent par des opérations de sélection des acteurs et des données, par des épreuves de validation et par des décisions. Ils constituent un dispositif territorial d’expertise collective combinant des paramètres scientifiques et techniques de construction des connaissances, des paramètres sociologiques et économiques (liés aux acteurs en présence dotés de compétences spécifiques et de projets) et des paramètres normatifs (relativement aux règles de travail et aux procédures de fonctionnement mises en œuvre).

Pierre Lascoumes associe l’activité délibérative portée par les forums hybrides à la mise en place de politiques dites procédurales. Ces dernières désignent un type d’action publique opèrant par la mise en place (souvent territoriale) d’instruments de connaissance, de délibération et de décision peu finalisés a priori. Les politiques procédurales instituent une construction localisée et plurielle de l’action collective dont le sens reste à produire par la délibération collective. Elles permettent la création de lieux de négociation institutionnalisés qui facilitent l’ajustement des intérêts en jeu. L’essentiel du contenu de ces politiques porte donc sur l’organisation de dispositifs territoriaux destinés à assurer des interactions cadrées, des modes de travail en commun et la formulation d’accords collectifs286. Ce type d’action publique traduit plutôt une diversification des modes de gouvernement. Il ne faut pas y voir un objectif de déréglementation, ni l’assimiler à un retrait de l’Etat.

Pour rendre compte des mutations qui affectent l’action publique locale, d’autres auteurs renvoient à la notion de gouvernance. Précisons avant d’aller plus loin que ce concept est l’objet de controverses. Il est difficile à saisir et recouvre des pratiques diversifiées. Nous retiendrons ici la définition donnée par Jean-Marc Offner (1999-a), pour qui la gouvernance correspond à « la capacité à fabriquer de l’action publique cohérente par intégration des

divers intérêts locaux et la faculté à produire des politiques publiques effectives par coordination entre acteurs publics et non gouvernementaux, dans un univers fragmenté ». Ce

auteur explique qu’en science politique, le terme est apparu dans les années 1960 aux USA chez les tenants du « Public Choice » à propos des débats sur la réforme institutionnelle des métropoles. Il y est question d’éclatement du pouvoir administratif et de coopération entre acteurs privés et publics. Par la suite, certains auteurs l’ont utilisé pour formaliser des aspects spécifiques de l’action publique locale : les partenariats et les coalitions entre acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux, la participation citoyenne, etc. En Europe, le terme de gouvernance a commencé à être employé en référence à l’expérience anglaise. L’Angleterre, patrie du gouvernement local (des institutions locales fortes, disposant d’un véritable pouvoir de régulation et d’orientation de l’action publique), connaît à partir de l’élection des conservateurs en 1979 une réforme profonde avec une re-centralisation des pouvoirs. L’Etat a cherché d’un côté à introduire plus fortement les mécanismes du marché (ce qui va se traduire par une vague de privatisation des services publics) et d’un autre côté à centraliser et à récupérer une bonne partie des prérogatives des institutions locales. Les politistes ont alors parlé de gouvernance car le pouvoir local ne se résumait plus aux seules institutions publiques (Offner, 1999 - a).

286 Cet auteur montre, à partir de l’analyse de la Loi Montagne et de la Loi Littorale, que l’intervention publique se limite à énoncer les intérêts à prendre en compte, sans les hiérarchiser, en créant simplement les cadres au sein desquels les rapports de force détermineront leur agencement au cas par cas (Lascoumes P., 1995).

En France, la décentralisation constitue l’un des facteurs favorables au développement d’une gouvernance urbaine grâce au passage d’un modèle « centre-périphérie » à un modèle « polyarchique et contractuel » (Offner, 1999 - b)287. En outre, elle a favorisé la progression d’une conception pluraliste de la décision au détriment d’une approche purement technocratique (Lascoumes et Stebon, 1996).

Cette évolution doit être mise en regard de l’émergence d’un enjeu participatif au niveau de l’action publique. Le développement de la participation est vu par certains auteurs comme une nouvelle méthode de gouvernement ou une nouvelle règle du jeu politique. D’autres pensent qu’il s’agit d’une simple concession procédurale octroyée aux citoyens pour renforcer légitimité de l’action publique étatique (Blatrix, 2000). D’autres encore mettent en parallèle la participation avec la crise des modèles traditionnels d’action publique : de moins en moins capable d’imposer et de contraindre, les pouvoirs publics doivent désormais privilégier la négociation et la persuasion, afin d’obtenir l’adhésion des gouvernés (Muller, 1998). Cette tendance générale remet en cause la centralité de l’acteur étatique dans la conduite des politiques publiques, définies de plus en plus souvent au niveau local et non plus au plan national, en association avec les principaux intéressés ou leurs représentants (Muller, 1992).

Ainsi, l’intégration sous une forme organisée des différents intérêts concernés au sein des processus de décision serait en mesure de procurer des gains de performance et d’efficacité. La négociation institutionnalisée permettrait des ajustements à la fois plus rapides et plus justes, des processus d’apprentissage, voire même de transformation des préférences et des identités (Blatrix, 2000).

L’apparition de nouvelles obligations en matière d’information du public, le développement des chartes, des conventions, des partenariats et des contrats en tout genre, mais aussi l’institutionnalisation de procédures de consultation et de concertation contribuent sans aucun doute à structurer et à contraindre les formes prises par l’action publique. Cécile Blatrix (2000) note qu’il est cependant difficile d’en mesurer les effets sur les politiques publiques. En conclusion de sa thèse, elle précise ceci : « Dans la mesure où elles permettent

l’énonciation et la visibilisation de schèmes alternatifs, les procédures participatives peuvent sous certaines conditions favoriser l’évolution des politiques publiques. Elles placent en effet les systèmes de croyance et de valeur dans une situation publique de concurrence, qui peut dans certains contextes aboutir à une évolution substantielle des politiques » 288.

Il est important de préciser que si la participation du public devient en quelque sorte une règle du jeu politique, plusieurs modes de participation coexistent. La figure 21, empruntée à Jean-Marc Dziedzicki (2000), met en regard les formes de participation et les types de publics associés. Elle fait apparaître que l’influence du public sur le contenu d’une politique ou le choix d’un projet est inversement proportionnelle au nombre de personnes impliquées.

287 Le modèle « centre-périphérie » correspond à la « régulation croisée ». Le modèle « polyarchique et contractuel » signifie d’une part, que le pouvoir est dispersé entre de multiples acteurs et d’autre part, que la négociation entre partenaires pour formuler des objectifs et mettre en œuvre des actions remplace la règle édictée par l’Etat.

288 Dans sa thèse, Cécile Blatrix regroupe sous le label de « démocratie participative » un ensemble de démarches et de procédures dans lesquelles les citoyens/usagers ou leurs représentants sont impliqués. Elle explique que son développement résulte de phénomènes concomitants, non concertés et encore moins calculés, mais convergents et cumulatifs (mouvements sociaux, crise de l’Etat providence, crise de la démocratie représentative, etc.).

Nombre de personnes impliquées

Degré d’influence du public

Public touché Public concerné