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L’intraduisibilité du Sud

B. Un problème culturel

Marianne Lederer utilise le terme vide lexical pour parler d’un manque de correspondance entre la langue source et la langue cible. Ces vides posent une véritable problème pour le traducteur qui est chargé de les combler : « il y aura beaucoup de choses qu’il ne pourra même pas lui faire exposer [au lecteur], car elles ne sont pas propres à ce peuple et, pour cette raison, n’ont aucun signe dans la langue » (Schleiermacher 1999 : 87). Lederer explique que, dans la pratique, tout vide lexical n’est pas forcément intraduisible. En effet, ce n’est pas le mot en lui-même qui est intraduisible, mais le concept ou l’objet inconnu :

Le vide lexical existe bel et bien mais il ne pose de problème à la pratique que lorsque des termes désignent dans une langue des objets ou des coutumes qui n’existent pas dans la civilisation d’arrivée; il s’agit alors de différences culturelles (mets, mœurs, etc.), de nouveautés scientifiques ou techniques; avant le mot, c’est l’objet qui est en cause et qu’il s’agit de faire comprendre. (Lederer 2006 : 62)

Comme nous l’avons constaté dans l’introduction, le langage utilisé dans To Kill a

Mockingbird semble relativement simple. Sa transparence et sa clarté font qu’au premier

regard, un traducteur pourrait estimer que ce roman serait plutôt facile à traduire, surtout par rapport à d’autres œuvres littéraires bien plus complexes, qui ont néanmoins été traduites avec succès. Mais comme Poncharal nous le fait remarquer :

Ces points d’achoppement ne sont pas nécessairement liés à l’agencement syntaxique particulièrement complexe ou à la richesse lexicale du texte d’origine; […] au contraire, c’est parfois dans des œuvres à la syntaxe apparemment dépouillée, aux références culturelles minimales, dont le sens paraît transparent, que l’on rencontre les difficultés les plus insurmontables. (Poncharal 2002 : 67)

Jusqu’à présent, « cognitive metaphor studies do not have much to say about those metaphors which are embedded in a specific culture, and it is these which give most trouble to a translator » (Boase-Beier 2006 : 99). En fait, le principal obstacle posé par les métaphores et les comparaisons dans To Kill a Mockingbird est la charge culturelle. Lee utilise souvent des métaphores qui contiennent « culture specific knowledge which is only available to members of the source-language community » (Alexieva 1997 : 228). La nature de cet obstacle n’a rien d’exceptionnel, étant donné que « translation is always a shift, not between two languages but between two cultures - or two encyclopaedias » (Eco 2003 : 82). Le processus d’une traduction « almost by definition happens at the interface of at least two socio-cultural systems (that of the source text (ST) and that of the target text (TT)) » (Bernardini 2005 : 6). Néanmoins, le passage d’un système à l’autre est parfois freiné : « les langues naturelles, par leurs richesses, leurs sous-entendus et les références culturelles dont elles sont porteuses interdisent tout passage brut d’un code dans un autre » (Rapatel 2002 : 99). Il y a toujours un hiatus entre les deux cultures en question :

l’existence de cultures ou de civilisations différentes, constituant autant de mondes bien distincts, est une réalité bien démontrée. On peut admettre aussi que, dans une mesure qui reste à déterminer, ces mondes distincts sont impénétrables les uns pour les autres. Et ces hiatus entre deux cultures données s’ajoutent aux difficultés que les langues elles-mêmes opposent à la traduction totale. (Mounin 1963 : 68)

Pour cette raison, « parmi les difficultés de la traduction les plus souvent mentionnées, on trouve les problèmes dits culturels » (Lederer 2006 : 102). Cela s’applique à toute traduction et non seulement à celle de To Kill a Mockingbird. Après tout, « les mots ne sont pas tous innocents et beaucoup sont porteurs d’une charge culturelle» (Tournier 2002 : 153). On ne cesse donc d’insister sur les connaissances extra-linguistiques, indispensables pour tout traducteur qui se respecte : « connaître, au-delà de la langue, la “culture” étrangère c’est connaître les ‘choses’ : événements, faits historiques, gastronomie, comportements collectifs, œuvres littéraires, préjugés, bref tout le non-linguistique qui se cache derrière les mots » (Lederer 2006 : 124) . On exige que le traducteur soit 31 « capable de niveler, non seulement les différences entre différentes langues, mais aussi celles entre les cultures, les modes de vie, les situations et les milieux différents » (Ingo 2000 : 84).

Autrement dit, « Le traducteur, bilingue, est aussi bi-culturel, capable de voir le monde désigné par des

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textes écrits en deux langues différentes, grâce à ses connaissances linguistiques, mais aussi grâce à sa connaissance de ce ‘monde’. Capable de voir le monde étranger, il est capable de l’exprimer et de le faire voir à ceux qui l’ignorent » (Lederer 2006 : 103).

Selon Schäffner, toutes les métaphores (ou comparaisons) devraient être transférées dans la langue cible si la traduction vise l’équivalence, mais elle reconnaît qu’à cause des différences culturelles, un tel transfert n’est pas toujours réalisable :

In equivalence-based approaches, the underlying assumption is that a metaphor, once identified, should ideally be transferred intact from SL to TL. However, cultural differences between SL and TL have often been mentioned as preventing such an intact transfer. (Schäffner 2004 : 1256)

Dans le cas où un « transfert intact » de la métaphore est irréalisable, le traducteur effectuera plutôt une « transposition culturelle ». Un concept conçu par Hervey et Higgins en 1992, cultural transposition est « a cover term for the various degrees of departure from literal translation that one may resort to in the process of transferring the contents of a ST into the context of a target culture » (Hervey & Higgins 1992 : 28).

Dans cette partie, nous allons étudier les métaphores et les comparaisons dans To Kill a

Mockingbird qui se sont avérées difficiles ou impossibles à traduire. Pour chaque trope intraduisible, nous allons voir comment les traducteurs ont réalisé (ou pas) une

transposition culturelle. Afin de démontrer l’intraduisibilité de certaines métaphores, Schäffner se base sur une définition de la métaphore formulée par Dagut en 1976 :

For Dagut (1976 : 22), a metaphor is an “individual flash of imaginative insight”, a creative product of violating the linguistic system, and as such, highly culture specific. Its main function is to shock its readers by creating an aesthetic impact. In Dagut’s view, the effect of shock is to be retained in a translation, and if linguistic and cultural factors hinder this effect, then he maintains that the metaphor cannot be translated. (Schäffner 2004 : 1256)

La métaphore fonctionne donc par une transgression du système linguistique au sein de la culture en question. Avant de progresser dans notre étude, il faut bien définir la signification de la notion de « culture». Que signifie ce terme que l’on utilise si souvent et dans une si grande variété de contextes ? Le professeur Raymond Williams a affirmé en 1983 que « Culture is one of the two or three most complicated words in the English language » (Nguyễn 2011). La culture est un domaine extrêmement vaste, et le concept se complique davantage lorsque l’on considère que le mot culture n’a pas une signification identique en anglais et en français :

Pour des Français, la culture sous-entend l’art, la littérature, la musique, comme en témoignent les compétences du ministère de la Culture ou les thèmes traités à l’UNESCO […] ; le mot anglais culture en revanche renvoie à des éléments aussi divers que coutumes, nourriture, vêtements, logement, mœurs, traditions. (Lederer 2006 : 102)

Au regard de la nature des métaphores et des comparaisons dans notre corpus, nous allons privilégier la définition anglaise dans le cadre de notre étude. Nos métaphores et comparaisons contiennent de nombreuses références aux notions particulières, non seulement à la culture du Sud des États-Unis, mais aussi au cadre historique et à l’histoire de ce pays. Ces métaphores et comparaisons font référence, entre autres, aux traditions, aux vêtements, à la nourriture et au contexte géographique et historique . Souvent, les 32

notions ou les objets mentionnés « ne possèdent pas de correspondances lexicales dans la civilisation d’accueil » (Lederer 2006 : 102), c’est-à-dire, dans la culture française ou francophone. De plus, Lederer nous explique que, d’une part, le problème est bien plus complexe que le simple remplacement d’un mot ou d’un concept, et que, d’autre part, même si l’on arrive à exprimer ces notions,

on ne peut pas compter sur le lecteur de la traduction pour connaître avec précision la nature de ces objets et de ces notions; les habitudes vestimentaires ou alimentaires, les coutumes religieuses et traditionnelles mentionnées par l’original ne sont pas évidentes pour le lecteur de la traduction. Il ne s’agit pas seulement de savoir quel mot placer dans la langue d’arrivée en correspondance à celui de la langue de départ, mais aussi et surtout de savoir comment faire passer au maximum le monde implicite que recouvre le langage de l’autre. (Lederer 2006 : 102)

Lederer insiste sur la responsabilité du traducteur de transmettre les connaissances extra- linguistiques nécessaires :

S’agissant des mœurs, des traditions auxquelles elle [la littérature] fait allusion, le lecteur étranger n’en possède que rarement une connaissance suffisante pour accéder à l’intégralité des faits culturels étrangers à travers une traduction littérale. Il appartient donc au traducteur de donner au lecteur étranger des connaissances supplémentaires, minimum mais suffisantes pour entr’ouvrir la porte qui mène à la connaissance de l’autre. (Lederer 2006 : 103)

Mis à part les métaphores et les comparaisons, tout au long de la narration « There are references to the

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national situation; to Franklin Roosevelt’s declaration that we have nothing to fear but fear itself; to the economic crash that hit the cotton-dependent areas of the South especially hard; to the Works Progress Administration (The WPA), designed by the Roosevelt administration to put people back to work in federally financed jobs; to the NRA, the National Recovery Act, Roosevelt’s plan for economic recovery from the depression, and to its dismantling by a ruling of the “nine old men” of the Supreme Court of the United States. There are references to sit-down strikes and breadlines in the cities, and growing poverty in the country; to payments for professional services in goods rather than cash […]; and to Mrs. Eleanor Roosevelt » (Johnson 1994 : 33).

En effet, dans de nombreux textes littéraires, l’auteur présuppose que le lecteur de la langue source a un minimum de connaissances contextuelles. Puisque certains éléments ne sont pas explicités dans le texte, le traducteur doit en tenir compte dans sa traduction et assister le lecteur étranger dans la mesure du possible. Mona Baker (1992) fournit la définition suivante de la présupposition :

Presupposition is where the receiver of the message is assumed to have some prior knowledge. […] This case arises problems in translation because TT readers may not have the same knowledge as ST readers. Possible solutions are rewording or footnotes (Baker citée dans Munday 2001 : 98)

Cependant, il est vrai que dans la plupart des cas, « the source text may be less relevant to the target text audience than it is to the source text audience » (Zhonggang 2006 : 57). Voilà un fait que le traducteur, ainsi que le lecteur du texte cible, ne doit pas perdre de vue.