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La créativité et les figures vives

D. La créativité et la liberté

Nous pouvons en déduire que le traducteur a une certaine liberté en matière de style, mais il ne faut pas oublier pour autant que la liberté est étroitement liée au choix, et par conséquent, au risque. Pour chaque segment du texte source, le traducteur est libre de choisir entre plusieurs options dans la langue cible. C’est en effectuant une série de choix que le traducteur construit son propre texte, qui constituera par la suite la traduction. En effet, une traduction est tout simplement une re-création, mais dans un autre langage, et donc dans un nouveau contexte. D’après l’écrivain et traducteur Albert Bensoussan,

« création et traduction sont synonymes » (Henn 2010 : 53). La citation suivante de Gentzler soutient l’hypothèse qu’une traduction est une création plutôt qu’une version :

Since language is indeterminate, since we never have access to the meaning behind specific language, all the more reason to be free and trust not what language says but what language does. The traditional notion of translation as “carrying over” is too restrictive, and has caused translation to fall into categories of “faulty equivalences” and of “versions” of the original. (Gentzler 1993 : 34)

De ce point de vue, les trois traductions de To Kill a Mockingbird sont de véritables

créations. Chaque traducteur a élaboré sa propre interprétation du roman au sein de la

langue française. Mais s’il est vrai que la création ne connaît pas de limites, combien de

créations serait-il possible de produire ? Y a-t-il un nombre infini de créations possibles ?

Lederer affirme que « jamais deux interprètes, et jamais non plus deux traducteurs ne produisent une traduction identique d’un même discours ou d’un même texte » (Lederer 2006 : 83). Pour prouver cette affirmation, Holmes a proposé une activité de recherche à réaliser en atelier :

Put five translators onto rendering even a syntactically straightforward, metrically unbound, imagically simple poem like Carl Sandberg’s “Fog” into, say Dutch. The chances that any two of the five translations will be identical are very slight indeed. Then set twenty-five other translators into turning the five Dutch versions back into English, five translators to a version.

Again, the result will almost certainly be as many renderings as there are translators. To call this equivalence is perverse. (Holmes 1973-4 : 68) 88

Il s’avère que le traducteur dispose d’un choix infini de constructions syntaxiques. Sa

création n’est donc jamais définitive :

However the translation turns out, other translations are always possible, not better or worse, but different, depending upon the poetics of the translator, the initial choices and the points when the languages interlock and begin to develop not in the source or target language, but in that grey area in between. (Gentzler 1993 : 101)

Il en va de même pour les re-traductions. Avant de produire sa propre version, le traducteur a certainement lu les éventuelles versions existantes. Il est sans doute influencé par ses prédécesseurs, mais cela ne l’empêche pas de transformer sa traduction en « œuvre

Gentzler décrit une expérience du même genre, dont les résultats corroborent les hypothèses de Lederer et

88

de Holmes : « Despite all the education and proper training in the right methodologies, research has shown that if ones gives two workshop translators the same text, what evolves are two different translations. New texts are constantly emerging that are neither identical to the original nor to other translations » (Gentzler 1993 : 18).

personnelle » (Oustinoff 2006 : 83) avec ses propres choix et des ajouts stylistiques. Néanmoins, nous savons déjà que le traducteur n’est pas pleinement libre dans ses choix. D’abord, il a moins de liberté que l’auteur du texte original puisque le contenu sémantique lui est imposé dès le départ. Cela est confirmé par Hoepffner, selon qui le traducteur est « un écrivain qui n’a pas à affronter la page blanche : il a un texte devant lui, qui ne bouge pas » (cité dans Leménager 2012). Qui plus est, « the style we choose as translators is subject to all manner of constraints and influences, some of which the translator may only be dimly aware of » (Boase-Beier 2006 : 53). En plus des contraintes grammaticales et lexicales auxquelles doit faire face n’importe quel écrivain, le traducteur doit aussi s’adapter aux contraintes culturelles de la langue et culture cible. Comme l’explique Venuti,

Le texte étranger n’est pas seulement décontextualisé mais re-contextualisé, dans la mesure où le traduire, c’est le réécrire en des termes intelligibles et intéressants pour le lecteur-récepteur, en le remplaçant dans des structures langagières différentes, des valeurs culturelles différentes, des traditions littéraires différentes, et dans des institutions sociales différentes. (Venuti 2006)

Selon Lederer, la place du traducteur se situe quelque part au milieu, entre la liberté totale et la soumission complète : « L’espace de liberté du traducteur n’est pas infini mais […] il est loin d’être canalisé dans une voie unique pour communiquer les idées qu’il a faites siennes » (Lederer 2006 : 51). Pour Boase-Beier, c’est en matière de style que le plus de liberté est accordée au traducteur : « exactly in the area of style the translator does have a great deal of freedom to invent » (Boase-Beier 2006 : 65). Parfois l’invention stylistique n’est pas un choix de la part du traducteur, mais plutôt une obligation, surtout si le concept n’existe pas dans la culture cible. En voici un exemple de Bernard Hoepffner, au sujet de

Huckleberry Finn :

Son langage est si naturel, et si inventif ! Quel équivalent avons-nous d’un noir du Mississippi de 1870 ? On ne peut pas le faire parler comme un Maghrébin tout de même... On est donc obligé d’inventer... C’est donc pour lui être fidèle que, parfois, je suis infidèle à son texte. (Hoepffner cité dans Leménager 2008)

On ne peut pas parler du style ou de la créativité sans évoquer la métaphore, non seulement parce que notre corpus est basé sur les métaphores de Harper Lee, mais aussi parce que « metaphor is the nerve or heart of all poetic creation » (James 1960 : 100). Bien que la plupart des métaphores dans notre corpus aient été reproduites en français en gardant le

même comparant, nous allons voir plus tard dans ce chapitre que certains traducteurs ont choisi de créer de nouvelles métaphores et comparaisons. Pour Nida, ce genre de création ne transgresse pas les lois de la fidélité si le sens de base reste inchangé : « The surface manifestation does not really matter to Nida; changes in the text, the words, the metaphors are allowed as long as the target language text functions in the same manner as the source text » (Gentzler 1993 : 54). Alors que traditionnellement une traduction était jugée fidèle quand elle était stylistiquement proche du texte source (littérale), Nida estime que la fidélité prévaut plutôt chez les traductions libres, qui privilégient le sens de base : « Nida […] has ironically reversed the historical use of the term “faithful,” which he now applies to his dynamic approach » (Gentzler 1993 : 58).