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L’intraduisibilité du Sud

C. Des solutions pour traduire la culture

Face à certaines notions culturelles, le traducteur de To Kill a Mockingbird se trouve dans la situation suivante illustrée par Aury :

on ne traduit pas dollar, on ne traduit pas rouble parce que la chose en France et en français n’existe pas; et comment traduire en anglais ne serait-ce que trois ou quatre des cinquante mots qui désignent dans la région d’Aix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette, flûte, couronne, fougasse, fusée, etc.) et dont Georges Mounin donne une liste à faire frémir ? […] Alors que faire ? Mettre une note en bas de page, avec description, recette de fabrication et mode d’emploi ? La note en bas de page est la honte du traducteur… (Aury 1963 : X-XI)

Les solutions susmentionnées par Baker (la reformulation et la note en bas de page) ne sont que deux stratégies parmi plusieurs autres dont le traducteur dispose pour combler les vides lexicaux engendrés par les différences culturelles. Nous avons remarqué que la note en bas de page est vue d’un mauvais œil par certains critiques, notamment Aury (cité ci- dessus). Par conséquent, cette stratégie est souvent utilisée comme dernier recours, lorsqu’aucune autre solution n’est envisageable, ou afin d’expliquer un mot qui a été conservé sous sa forme sourcière dans la langue cible :

C’est […] quand elle remplit une fonction exégétique que la note du traducteur apparaît dans son usage le plus répandu […] quand elle est ce « bref éclaircissement nécessaire à l’intelligence d’un texte » que définit le Petit Robert. Sa tâche consiste alors à élucider une notion culturelle ou civilisationnelle (Sardin 2007 : 3)

La technique de garder un terme du texte source s’appelle l’emprunt. Par exemple, dans la version de 1961, la traductrice a emprunté le terme anglais mockingbird : « Vise tous les geais que tu voudras, mais souviens-toi que c’est un péché de tuer un mockingbird » (p. 98). Nous étudierons les motifs de cet emprunt plus tard dans ce chapitre. Ensuite, dans la version de 1989, la traductrice a mis une note en bas de page pour expliquer le terme

Halloween qu’elle a emprunté de l’anglais : « * Équivalent du Mardi gras, célébré la 33

veille de la Toussaint (N.D.T.) » (p. 360). Les critiques ont tendance à accuser ces annotations de provoquer une interruption de la fluidité de la lecture, surtout quand elles apparaissent en abondance : « La note défait l’unité du texte et, ce faisant, alerte sur l’impensé de la traduction, son caractère imparfait et toujours à refaire » (Sardin 2007 : 8). D’ailleurs, Lawrence Venuti explique que les notes en bas de page risquent de dissuader certains lecteurs, et en conséquence, elles peuvent « narrow the domestic audience to a cultural elite since footnotes are an academic convention » (Venuti 1998 : 22). Ainsi, la polémique autour de cette stratégie perdure :

la N.D.T fait débat, tout comme la question de sa nécessité qui lui est inséparable. […] les notes nous rappellent que la traduction est un jeu d’écriture(s) aux règles jamais établies, toujours à négocier, et par essence polémique. (Sardin 2007 : 2)

Heureusement, la note en bas de page (également appelée note du traducteur), « dont le statut vacille entre texte et paratexte » (Sardin 2007 : 6), n’est pas la seule option disponible au traducteur pour combler les vides lexicaux. Il existe d’autres stratégies plus subtiles, et à la fois moins condescendantes envers le lecteur. Lederer défend le lecteur étranger, affirmant que l’ignorance n’est pas synonyme d’idiotie :

Le lecteur de la traduction est peut-être ignorant, il n’est pas imbécile; il complète très vite, grâce au texte même, certaines des connaissances qui lui manquaient au départ. Le traducteur l’aide en explicitant certains des implicites du texte original et en employant des moyens linguistiques suffisants pour désigner les référents pour lesquels il n’existe pas de correspondance directe dans sa langue. Le lecteur de la traduction n’en saura jamais autant que le lecteur autochtone, mais il ne restera pas non plus ignorant. (Lederer 2006 : 103)

Pour information, dans la version de 2005, le mot Halloween n’est accompagné d’aucune explication. Cela

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sous-entend qu’entretemps, le concept d’Halloween est devenu courant dans la culture française, et que le mot anglais a été lexicalisé en français. Cette lexicalisation est un exemple de « l’invasion linguistique de l’anglais » ou encore de « l’invasion culturelle américaine » (Tournier 2002 : 153). Ironiquement, « la fête d’Halloween, désormais adoptée par les petits Français, est […] une fête d’origine celte, donc européenne » (Tournier 2002 : 153).

Qui plus est, l’accès que nous avons aujourd’hui aux forums et aux encyclopédies sur internet permet au lecteur curieux d’en savoir davantage sur la culture source s’il le souhaite. Toujours est-il que lorsqu’il bute sur un élément intraduisible, le traducteur doit faire un choix. Qu’il en soit conscient ou pas, il se trouve dans l’obligation de piocher dans ses connaissances et de sélectionner la stratégie qu’il estime la plus convenable. En bref, « il est forcé de mettre en place des stratégies de contournement » (Poncharal 2002 : 67). Parmi les autres solutions proposées par Lederer pour effectuer le « transfert des réalités étrangères » il existe également l’adaptation, la conversion et l’ethnocentrisme (Lederer 2006 : 104-5), ainsi que l’emprunt (avec ou sans note en bas de page), et « l’explication dans le courant du texte » (Lederer 2006 : 62). Dans notre corpus, l’exemple le plus flagrant d’ethnocentrisme (autrement appelé la traduction cibliste) concerne le titre de la version de 1989, où mockingbird a été transformé en alouette. Chaque obstacle culturel et chaque vide lexical est différent, donc ces derniers doivent être abordés au cas par cas. Comme le confirme Lederer « Il ne peut y avoir de solution générale et unique pour le transfert culturel. La solution pertinente sera ad hoc, en fonction du passage à traduire » (Lederer 2006 : 104). Par conséquent, chaque métaphore ou comparaison doit être traduite différemment, selon sa fonction et selon les particularités de l’image véhiculée.

Les solutions et les stratégies pour surmonter le vide lexical font l’objet de nombreuses études chez les chercheurs, et chaque chercheur a ses convictions et ses préférences. C’est grâce aux stratégies employées que les concepts initialement jugés intraduisibles finissent quand même par être traduits, d’une manière ou d’une autre. Cependant, selon la stratégie choisie par le traducteur, le résultat produit et l’effet sur le lecteur seront plus ou moins réussis. Par exemple, en cas d’explicitation, l’on estime que le traducteur arrête de traduire et commence plutôt à expliquer : « Là où s’arrête une traduction (et toute traduction connaît un point d’arrêt) commence le commentaire. […] Le commentaire se déploie dans les marges de non-traductibilité » (Berman 1986 : 105-106). Un simple commentaire du texte ne peut jamais produire le même effet que le texte d’origine. En 1961, par exemple,

frog-sticking (p. 195) devient « pêche à la grenouille » (voir analyse du segment ci- dessous).

Voici les méthodes recommandées par Newmark (1988a : 88) pour la traduction des métaphores. Elles sont répertoriées par ordre de préférence selon la (in)traduisibilité de chaque figure de style :

1) Reproducing the same image in the TL

2) Replace the image in the SL with a standard TL image 3) Translation of metaphor by simile

4) Translation of metaphor (or simile) by simile plus sense 5) Conversion of metaphor to sense

6) Deletion

7) Same metaphor combined with sense (Newmark 1988a : 88)

Baker (1992 : 71-78) propose quatre stratégies de traduction pour surmonter les obstacles posés par les expressions idiomatiques . Moins nombreuses mais relativement semblables 34

à celles de Newmark, ces stratégies peuvent s’appliquer également à la traduction des métaphores en général :

1) Using an idiom of similar meaning and form

2) Using an idiom of similar meaning but dissimilar form 3) Translation by paraphrase

4) Translation by omission (Baker 1992 : 71-78)

Si Baker estime que la paraphrase est « by far the most common way of translating idioms when a match cannot be found in the target language » (Baker 1992 : 80),cette stratégie a de nombreux inconvénients : « chacun admet qu’une œuvre d’art paraphrasée perd son ton, son lustre et tout son contenu artistique » (Schleiermacher 1999 : 49). Employée en cas d’intraduisibilité, la paraphrase est en quelque sorte un commentaire. Par exemple, le terme

treadmill, utilisé de manière métaphorique par Harper Lee, a été paraphrasé par les

traducteurs en 1989 et 2005 (treadmill = la morne routine).

La stratégie la plus drastique est l’omission. Comme nous l’avons vu dans l’État des Lieux, il s’agit d’une stratégie à haute risque, pratiquée uniquement sur des phrases ou des paragraphes individuels. En cas d’omission, la métaphore ou la comparaison est

Baker nous met en garde contre certaines expressions idiomatiques (et métaphores mortes) ayant des faux

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équivalents qui peuvent être trompeurs : « An idiom in the source language may have a very close counterpart in the target language which looks similar on the surface but has a totally or partially different meaning » (Baker 1992 : 66).

entièrement supprimée, non seulement parce que cette dernière « has no close match in the target language », mais aussi parce que « its meaning cannot be easily paraphrased » (Baker 1992 : 77). Dans notre corpus, nous avons relevé de nombreux exemples d’omission, notamment le segment suivant, omis en 1961, et que nous allons également étudier plus tard dans ce chapitre : « The remains of a picket drunkenly guarded the front yard » (p. 9).