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La créativité et les figures vives

E. La traduction cibliste créativité ou conformité ?

Nous avons parlé en détail de la traduction sourcière, une approche qui conserve au maximum l’esprit du texte source, mais dont le résultat est parfois « a translation written in defamiliarizing language » (Boase-Beier 2006 : 68). D’un autre côté, l’on trouve la traduction cibliste, ainsi décrite par M. Oustinoff : « La traduction “cibliste”, elle, revient à “annexer” l’œuvre en laissant croire qu’elle a été écrite dans la langue traductrice, créant ainsi l’illusion du “naturel”, de la “transparence” qui caractérise les traductions “élégantes” » (Oustinoff 2003 : 59). Il s’agit de donner l’impression que la traduction est une œuvre originale, ainsi, comme l’explique Schleiermacher :

si nous voulons que nos compatriotes perçoivent précisément ce qu’un écrivain a été pour sa langue, nous ne pouvons proposer aucune meilleure formule que celle qui le présente comme nous pensons qu’il aurait écrit dans la nôtre. (Schleiermacher 1999 : 71-3)

Cette illusion de transparence nous rappelle la citation de Norman Shapiro (ci-dessus) qui préconise l’invisibilité du traducteur. En effet, nombreux sont les chercheurs qui sont en faveur de la traduction cibliste : « The leading ideology in translation studies and translation practices has long emphasised target-language appropriateness (or “acceptability”, “naturalness”, etc.) as a major criterion of a good translation » (Mauranen 2002). En dépit de cette invisibilité si convoitée, une traduction cibliste peut constituer une création en elle-même, à laquelle le traducteur apporte une touche de sa propre

personnalité. En effet, plutôt que d’adapter le texte source d’une manière servile, le traducteur a le droit d’utiliser son imagination pour recréer l’œuvre dans la culture cible. Afin de mieux répondre aux attentes de ses lecteurs, le traducteur cibliste se met à la place de l’écrivain et le fait voyager dans l’univers d’une culture étrangère. Cette approche a plusieurs avantages pour le lecteur : contrairement à la traduction sourcière, « a domesticating translation, aims not to tax the reader by unfamiliarity » (Boase-Beier 2006 : 68). Le but étant de ne pas mettre le lecteur en difficulté, une traduction cibliste « requires minimal processing » de la part de ce dernier (Boase-Beier 2006 : 68). En revanche, c’est le traducteur qui est mis à l’épreuve, parce qu’il doit déchiffrer et transposer l’intégralité du texte à la place du lecteur.

La traduction cibliste et la traduction sourcière sont deux méthodes de création complètement opposées. Selon Boase-Beier, la méthode choisie aura toujours un impact sur le style d’une traduction : « both render the style of a text in one way (to fit target expectations) or another (to violate target expectations), but in neither case is style ignored » (Boase-Beier 2006 : 46). Si Venuti admet que toute traduction « inevitably deviates from the foreign language by relying on target-language approximations » (Venuti 1998 : 64), il craint qu’une traduction excessivement cibliste ne produise « an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values » (Venuti 1995 : 20). Pour cette raison, il s’oppose à la traduction cibliste. Toutefois, il est conscient que si une traduction ne s’adapte pas suffisamment aux normes de la culture cible, elle sera « dismissed as unreadable » (Venuti 1998 : 84). Lederer observe une stratégie employée par certains traducteurs afin d’éviter une telle fatalité :

Le souci de faire accepter l’autre va parfois au-delà de la préoccupation de le faire connaître et il arrive que le traducteur substitue des faits de sa propre culture à ceux qu’évoque le texte ; il le naturalise. (Lederer 2006 : 105-6)

Voici un exemple de substitution que nous allons analyser plus tard dans ce chapitre :

witnesses had been led by their noses as asses are (p. 208) les témoins avaient été retournés comme des crêpes (1989: 266)

En matière de création, le traducteur littéraire a davantage de liberté par rapport aux traducteurs scientifiques. Dans un texte médical, par exemple, le moindre détail peut être vital, alors que le traducteur littéraire est libre de modifier des micro-segments sans pour autant altérer le sens au niveau macro-structurel. La fonction, ou encore la raison d’être, du texte en question est primordiale dans le choix de l’approche du traducteur :

Dire qu’on ne traduit pas Shakespeare comme un rapport de l’ONU ou d’autres textes “non littéraires” est une évidence, mais […] ce sont les mêmes opérations qui entrent en jeu. Seule la fonction diffère : dans tel cas, ce sera la visée informative la dominante, dans tel autre, la visée esthétique. (Oustinoff 2003 : 67)

Paradoxalement, cela veut dire que « the translator can be most faithful to the true meaning of the text by being unfaithful to the specific meaning […] of the language of the text. » (Gentzler 1993 : 34). Nous allons voir que cette méthode est fréquemment utilisée malgré le fait que « such a methodology offends most translation theorists […] because it is antithetical to their very definition of translation as a transfer of a message from one code to another » (Gentzler 1993 : 34-5). En ce qui concerne To Kill a Mockingbird, il va de soi que le traducteur n’a pas le droit de changer les faits du roman proprement dits. Il doit également veiller à conserver le style de la narration, ainsi que les éléments qui relèvent de la littérature de jeunesse. Quelle que soit la langue dans laquelle Scout s’exprime, sa voix doit rester vive, dynamique, et pleine de naïveté. Encore une fois, il s’agit d’une question d’équilibre :

C’est fausser la réalité américaine qu’il s’agit de transmettre que de substituer une enseigne française à une enseigne américaine et un organisme d’État aux agences de placement privées qui existent aux États-Unis. En adoptant ce procédé, en minimisant les différences entre la culture originale et celle de son lecteur, le traducteur cherche sans doute à faire accepter un texte dont certains caractères étrangers risqueraient de rester incompris du lecteur. Ce faisant, il gomme la spécificité culturelle de l’original et transmet une information somme toute fausse. La traduction par Monoprix et ANPE est un exemple de ce qu’il est convenu d’appeler “ethnocentrisme” (également dit “annexion” ou “naturalisation”). Conserver le caractère étranger de l’original, au risque de ne pas “passer” en traduction ou, au contraire “naturaliser” le texte est une question discutée dans une certaine confusion […]. Le gommage des aspects culturels sous-estime le dynamisme de toute connaissance ; connaissances et ignorances ne sont pas statiques. Le texte comble en partie l’ignorance du lecteur; ce que celui-ci ignorait de la culture étrangère, il l’apprend en lisant. À chaque instant, sa connaissance s’élargit par l’apport de la lecture. Le bon traducteur s’interdit de “naturaliser” la culture de l’original, comme il s’interdit de laisser dans l’ombre ce qu’il convient de faire comprendre. (Lederer 2006 : 106)

F. L’ajout des nouvelles métaphores et comparaisons qui ne sont pas présentes