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Un micro-quartier dans un environnement en mouvement

TEMPS 3 : EFFETS SUR LES DESTINATAIRES

3.3 Nouveaux besoins, nouveaux espaces : l’annexe du musée

3.3.2 Un micro-quartier dans un environnement en mouvement

Le projet de Nouvel entretient une relation particulière avec l’environnement urbain plutôt que de se concentrer sur le prolongement de l’édiice existant : « inver- sant le rélexe implicite de l’extension (le musée gagnant sur la ville), Nouvel a préféré retraiter un morceau de la ville (la ville offrant un de ses sites au musée) plutôt que d’opérer une greffe délicate sur le bâtiment préexistant » (Trelcat, 2001, p. 80). Située face à la gare d’Atocha et du très fréquenté boulevard du même nom, l’annexe devait se replier vers l’intérieur au lieu de faire des liens vers l’environnement plutôt hostile d’Atocha ain de créer une sorte de havre favorable au visiteur, un « atrium métropoli- tain » (Architecture d’Aujourd’hui (L’), 2006, p. 18) :

a genuine bouleversement […], where an attempt has been made to bring about

a détournement or diversion of all aesthetic and ideological values in the tran-

sition from the traditional ambiance of the museum […] to the ostentation of the

expressways and trafic of the metropolitan environment (Lotus International,

2008, p. 14).

Les terrasses du haut des volumes de l’édiice Jean Nouvel proposent un pont intéressant entre le musée et la ville (ig. 3.20). Point de vue différent sur le panorama d’où on peut aussi remarquer le lien entre la couleur des toitures en tuile de Madrid et le rouge brique utilisé par Nouvel (Deligny, 2006, p. 120) ; les terrasses également per- mettent d’observer l’intervention de Nouvel d’un angle différent, beaucoup plus léger et ouvert qu’à partir d’en bas, ce qui permet de l’apprécier davantage. Elles sont aussi l’occasion, comme nous l’avons vu plus tôt, d’accueillir des expositions temporaires œuvres d’art, ainsi que des réceptions et des événements.

Figure 3.20 Vue d’une des terrasses du MNCARS. (Alexandra G. Paquin, 2012.)

Cependant, si, pour Nouvel, « in order to grow, the museum has created a

wing: […] a protecting, amicable wing that signals to the visitor that it is keeping a

watchful eye on him » (A+U, 2006, qui a adapté de l’argumentation de Nouvel pour répondre au concours), c’est le contraire qui se produit selon Richard Shone (2008), pour qui l’espace vide crée une impression inhospitalière et oppressive, « dwaring its

visitors, who indeed seem to prefer to enter and leave as they used to, on the Calle de Santa Isabel ». En effet, il semble y avoir une division entre l’entrée plus monumen- tale, construite dans les années quatre-vingt avec l’estrade devant une place ouverte, et celle de l’édiice Jean Nouvel, collée sur la rue très passante et où le visiteur se sent submergé par les hauteurs des murs qui l’entourent et la froideur de l’espace vacant. En fait, l’élimination des arbres du projet initial contribue au fait que la cour ne se lise plus comme une place publique. De plus, comme des grilles empêchent son accès lors de la fermeture du musée et de ses services, il n’est pas possible de s’approprier cet espace hors du contexte institutionnel.

Jean Nouvel voulait, avec son annexe, avoir un impact sur le quartier, sans quoi il ne considérerait pas son intervention comme réussie : « The inscription of all contem-

porary architecture into a pre-existing built site will only be successful if it contributes to the enhancement of the neighbourhood that is around it, and if in return, it enhances

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its more immediate surroundings. » (A+U, 2006, p. 58) Cependant, si la reconversion du CARS a aidé à revitaliser son contexte urbain, l’annexe de Nouvel n’a pas eu le même succès, car sa création était liée de près au développement du projet de la Paseo

del Arte [Promenade de l’art]61, projet qui ne s’est pas rendu à terme à cause du manque

de inancement.

En effet, le Prado, le MNCARS et le musée Thyssen-Bornemisza se retrouvent liés symboliquement et physiquement dans ce qu’on a appelé d’abord « le Triangle d’Art », espace qui s’est consolidé avec un accord signé entre les trois musées pour s’intégrer dans la Paseo del Arte en 1994. Cet axe culturel, qui réunit trois des édiices ayant fait partie de la grande opération urbanistique de Charles III pour doter Madrid de bâtiments monumentaux62, a été réaménagé par Álvaro Siza et Juan Miguel Hernández

de León. Les trois musées allaient subir chacun un agrandissement d’un architecte de renom, ce qui contribua à faire du projet du Paseo del Arte un véhicule de marketing local et de rayonner à l’étranger en présentant la densité culturelle de la capitale espagnole.

Au départ, le projet de la Paseo del Arte prévoyait rendre piétonnier l’espace devant l’aile de la bibliothèque du MNCARS, ce qui aurait changé à la fois la pers- pective d’approche du bâtiment et la sensation opprimante du traic constant, même à l’intérieur de la cour. L’utilisation de miroirs et de relets augmente cette sensation, car non seulement le bruit des automobiles résonne dans la cour, mais les voitures et leur mouvement se voient constamment sur la couverture rouge, empêchant la sensation de paix voulue au départ. Le projet de Nouvel, qui comptait sur l’accomplissement de cette piétonisation, a donc aussi été touché par la crise économique qui a immobilisé de nombreux projets ; pour cette raison, la pente du trottoir sur Ronda de Atocha, donnant sur l’entrée de l’édiice Nouvel, est un peu abrupte et donne une sensation d’écrase- ment lorsqu’on longe le musée en se promenant dans la rue, car elle devait s’intégrer dans la zone piétonne plus large plutôt que de longer le traic routier. Entre la sensation de repli voulu par la cour intérieure et le souci d’intégration dans le contexte urbain, la

61 La proposition de candidature de Madrid au Jeux olympique de 2012, inalement perdue

aux mains de Londres, avait donné l’impulsion nécessaire aux transformations urbanistiques, qui n’ont toutefois pas pu être menées à bien.

62 Le CaixaForum, situé près du MNCARS, a visiblement un impact sur cet axe sans toutefois

être reconnue dans la Promenade de l’art. Ancienne centrale électrique, l’édiice fut transformé par la irme suisse Herzog & de Meuron.

Promenade de l’art, contexte urbanistique du MNCARS, joue donc un rôle important dans le projet de l’agrandissement.

TEMPS 3 : EFFETS SUR LES DESTINATAIRES

Les liens créés par les formes entre la mémoire et l’environnement physique du lieu, s’ils ont été critiqués par des experts, ont un autre impact lorsqu’on en fait la revue de presse. Dans la presse quotidienne, de nouveaux enjeux se dégagent au- tour de l’intervention de Nouvel, ce qui contribue à constituer une nouvelle image du lieu et à développer l’actualisation provoquée par l’intervention architecturale. On relève notamment les implications politiques de cette transformation et le personnage Jean Nouvel prend de l’importance dans le projet, à cause de sa parole publique et de l’image qu’il projette. Les rubriques couvrant la revue de presse sont semblables à celles du CaixaForum de Barcelone du chapitre précédent, mais elles sont adaptées aux éléments qui ressortent davantage ici : la vision de l’architecte, la réception de la nouvelle architecture, la façon dont le nouveau s’engage envers l’ancien et, inalement, la contribution du musée transformé à une nouvelle image de la ville, son intégration dans un réseau culturel et sa récupération politique.

3.4 RÉCEPTION DES MÉDIAS

La revue de presse médiatique commence le 15 avril 1999, au lendemain de la présentation de la convocation du concours architectural pour l’agrandissement du MNCARS par le secrétaire d’État à la culture, le président du Patronat du musée et son directeur, et se termine le 29 octobre 2011, avec une très bonne critique sur l’acoustique de l’auditorium. La centaine d’articles compilés proviennent de journaux régionaux, nationaux et internationaux, ainsi que de diverses agences de presses63. Ces articles

63 Nota : Les articles ont été extraits de bases de données ou des Archives centrales du MN-

CARS (AC-MNCARS, n°1462/3 et 1481/1) ainsi que d’une recherche en ligne sur les sites des différents journaux, ce qui explique que certains articles n’ont pas de numéro de page.

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sont regroupés autour des conférences de presse ou convocations médiatiques en rela- tion avec l’agrandissement de Nouvel. Par exemple, la conférence de presse présen- tant le concours le 14 avril, l’annonce des douze inalistes choisis le 3 juin et celle du gagnant le 24 novembre couvrent l’année 1999. C’est la présentation du projet inal de Jean Nouvel qui retient l’attention le 29 mai 2001, puis le début oficiel des travaux le 24 janvier de l’année suivante. Les deux pré-inaugurations des salles temporaires à l’été 2004 suscitent la colère de Jean Nouvel, car la construction ne s’achève qu’en 2005. Le 23 septembre 2005, une dernière conférence de presse de Jean Nouvel pré- pare l’ouverture du musée en compagnie du roi et de la reine qui aura lieu deux jours plus tard. Sinon, d’autres événements retiennent l’attention des médias, surtout des critiques par rapport au budget alloué, aux failles techniques, ou des protestations à propos des matériaux utilisés ou encore liées à la gestion du musée ou aux vols et dis- paritions d’œuvres et à des dommages causés à ces dernières.

3.4.1 « L’enfant terrible de l’architecture »

Lors du dévoilement des douze inalistes au concours de l’agrandissement du Reina Sofía, le nom de Jean Nouvel ne suscite pas spécialement d’attention dans la presse. Sans être contesté, il est tout simplement ignoré, au proit des architectes es- pagnols ou encore de Tadao Ando et de l’autre Français retenu, Dominique Perrault. Cependant, à partir de l’annonce du gagnant le 24 novembre 1999, les journalistes s’intéressent à l’architecte et à l’homme, tout en lui laissant un considérable espace médiatique, qu’il utilise volontiers.

Le ministre de l’Éducation et de la Culture, Mariano Rajoy, annonce ièrement le gagnant en le qualiiant non seulement de personne de « prestige reconnu dans le pa- norama internationalvii » (EFE, 24 novembre 1999a), mais aussi d’« un des profession-

nels les plus innovateurs sur la scène internationaleviii » (Sierra, 25 novembre 1999).

Cette importance de l’architecte à l’échelle mondiale est une ierté pour Ma- drid, comme un trophée, et lui permet de se comparer avec d’autres capitales telles que

Paris ou même de se « rattraper par rapport à Barcelone64. Un journaliste ose même

une comparaison avec Rafael Moneo (prix Pritzker 1996), une référence en Espagne : « il pourrait être qualiié de “Moneo espagnol” grâce à sa projection internationaleix »

(Trasobares, 25 novembre 1999). Mais Jean Nouvel, outre sa notoriété internationale, incarne son propre personnage, avec des habits typiques et une stature imposante. Tou- tefois, un seul article relève cet aspect physique de l’architecte lors de sa conférence de presse sur le terrain vacant où les travaux allaient être lancés : vêtu « de noir rigoureux et avec cette présence si puissante qu’il projettex » (Pulido, 25 janvier 2002). De plus,

il est curieux que son surnom, « l’enfant terrible de l’architecture », n’ait été utilisé que dans un seul article (EFE, 16 septembre 2002).

L’origine de Nouvel fut sujette à quelques critiques. Par exemple, l’architecte Án- ton Capitel, qui fut membre du jury de sélection, était d’abord enthousiaste au projet de Nouvel lors de l’annonce de son premier prix car, selon lui, le projet réconciliait une zone dure de la ville, tout en reconnaissant qu’il s’agissait de la solution la plus ambitieuse et risquée (Samaniego, 25 novembre 1999). Quatre mois plus tard, Capitel revient sur ses paroles lors d’une réunion d’experts rassemblés au Collège Oficiel des Architectes de Madrid pour parler des douze projets sélectionnés. Capitel regrette ce choix, qu’il afirme stratégique pour bloquer le projet de Perrault. Selon lui, « le choix d’un étranger pour réaliser le projet est une erreur, considérant le bon moment que traverse l’architec- ture espagnolexi » (EFE, 25 mars 2000). Capitel revient une autre fois sur ses propos à

l’occasion de l’inauguration partielle du nouvel édiice en 2004 (à l’ouverture des salles temporaires), louangeant la réalisation qui n’a pas dévié de la solide maquette présentée ainsi que l’organisation de l’espace libre par la cour intérieure, qui lui confère une unité et se relie à la corniche de l’édiice de Sabatini (García-Abril, 24 juin 2004, p. 30). Il conclut en qualiiant l’image du nouveau musée comme presque trop française, comme une rémi- niscence du Pompidou, ce qu’il ne considère pas comme quelque chose de négatif.

Nouvel n’est certes pas un architecte qui se fait discret dans les médias. Depuis le dévoilement de son projet à la presse, il le défend énergétiquement, en reprenant les

64 La compétition latente entre les deux villes n’est toutefois pas exposée dans les médias en ce

qui concerne l’architecture à ce moment ; mais, en 1999, grâce à l’impulsion donnée par les Jeux olym- piques de 1992, Barcelone comptait déjà de nombreuses interventions signées d’architectes prestigieux et reconnus internationalement.

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principaux points abordés dans le mémoire qui accompagnait sa soumission de projet au concours, arguments qui sont ensuite relayés par la presse : l’idée de « l’ombre du Reina Sofía », du micro-quartier dans la place publique formée par les trois volumes couverts par la toiture uniicatrice, du caractère novateur de son travail à l’aide des matériaux qui rompent avec l’architecture traditionnelle de Madrid, de l’usage de la lumière et de sa conception de l’urbain. Ces éléments sont repris à chaque conférence de presse qu’il donne65.

Cependant, il existe quelques contradictions entre son discours et la réalisa- tion. Par exemple, dans son mémoire, Nouvel proposait une intervention « douce et naturelle », ce qu’il réafirme en entrevue : « mon projet n’offre pas de spectacle cho- quantxii » (Serena, 25 novembre 1999). Pourtant, dans une autre entrevue, il ne nie

pas qu’il s’agit d’un édiice spectacle tel que le décrit le journaliste Vicente Verdú (26 décembre 1999) ; selon Nouvel, il a toujours cherché une valeur d’« attractivité » dans ses édiices et il croit que celui-ci peut fonctionner comme édiice spectacle pour les visiteurs et les Madrilènes. Même si Nouvel afirme « qu’il ne s’agit pas d’un projet radicalxiii » (Calderón, 25 novembre 1999), il espère changer l’image publique du mu-

sée, ce que le titre de l’article annonce : « Jean Nouvel changera radicalement l’image du Reina Sofía avec de l’acier et de la vitrexiv. » Le titre de l’article fait un lien avec une

intervention marquée pour transformer de façon radicale l’image du musée ; c’est ce que fait l’architecture spectacle, qui agit comme une vitrine en jouant sur des formes impressionnantes.

Tout en ne voulant pas écraser l’édiice de Sabatini, Nouvel veut construire un édiice important. En comparant son projet aux saintes chapelles des palais de justice qui, n’étant pas les plus volumineuses, sont toutefois importantes dans l’ensemble, Jean Nouvel indique que, même « s’il construisait une “annexe”, son projet n’était pas “secondaire” » (Fort, 29 mai 2001). En fait, dans la conférence de presse suivant sa rencontre avec le jury le 22 décembre 1999, Nouvel défend la valorisation mutuelle des lieux et le caractère intégrateur et complémentaire de son intervention (EFE, 22 dé- cembre 1999).

65 Par exemple, celles où il reçoit son prix, où il présente son projet, où il commence les tra-

Jean Nouvel reprend son titre de projet avec la thématique de l’« ombre », mais afine cependant son argumentation liée au rapport de son architecture avec l’ancienne : « Ce projet essaie d’être complémentaire à l’architecture civile du XVIIe siècle, un édi-

ice fermé, avec une énorme prestance, qui protège l’espace intérieur d’un jardin, au sein de l’histoire madrilènexv. » (Cité dans Samaniego, 24 septembre 2005) Il considère

le bâtiment inal comme la somme des deux et réafirme son intégration dans la ville par le traitement d’un de ses fragments et le caractère urbain du musée.

Le directeur du musée, José Guirao, l’appuie en qualiiant son projet de « lé- ger » « pour ne pas cannibaliser l’ancienne constructionxvi » (Trasobares, 25 novembre

1999). C’était en effet un des critères prévus lors du lancement du concours, un édiice contemporain mais sans trop d’impact : on veut « rénover l’image de l’institution par l’entremise de langages architectoniques contemporains et en même temps respecter le caractère monumental de l’édiice existantxvii » (Guirao, cité dans Calderón, 15 avril

1999). Nous verrons que l’intention de Nouvel n’a toutefois pas été reçue de cette façon dans les médias, tout comme dans certains articles spécialisés en architecture.