• Aucun résultat trouvé

Le Reina Sofía et le Prado, bassins d’identités nationales

TEMPS 3 : EFFETS SUR LES DESTINATAIRES

3.2 D’Hôpital général à musée d’État

3.2.3 Le Reina Sofía et le Prado, bassins d’identités nationales

Les musées et les centres d’art en Espagne, tout comme dans le reste du monde, ont acquis un nouveau statut architectural depuis les années soixante-dix en emprun- tant une variété de langages, allant de nouvelles constructions minimalistes à la récu- pération d’édiices historiques en passant par l’avant-garde (Layuno Rosas, 2002). Les années quatre-vingt en Espagne sont surtout caractérisées par la récupération d’édiices historiques à des ins culturelles ou pour y héberger les divers services gouvernemen- taux, mouvement auquel le CARS participe pleinement52, tout comme le Prado. Les

musées deviennent donc des pièces clés des politiques urbanistiques de récupération de centres historiques en plus de faire partie des objectifs du nouveau régime démocra- tique de récupération des équipements culturels déicients.

Selon Selma Reuben Holo (1999), le développement des musées en Espagne après le retour de la démocratie a grandement contribué à la reconnaissance individuelle des différentes identités composant le pays. En effet, durant la dictature franquiste, les différentes identités particulières aux régions (dont les langues) furent complètement gommées et homogénéisées au proit d’une identité collective des régions à l’intérieur d’un État uni. Le rétablissement de la démocratie a apporté l’acceptation d’une cer- taine hétérogénéité, notamment avec le transfert des compétences aux Communautés autonomes et le développement des musées régionaux. Parmi cette hétérogénéité, les musées d’État tiennent le rôle uniicateur dans un espace où tous les Espagnols peuvent se retrouver, s’identiier.

Le Reina Sofía, à l’époque de sa création, devint le symbole de l’ouverture de la nouvelle Espagne, rejetant les valeurs franquistes. Privilégiant d’abord une vision de l’art du XXIe siècle à partir d’un point de vue espagnol, le musée s’ouvrira de plus en

plus à des artistes internationaux. En 1992, le Reina Sofía s’afirma en tant qu’insti- tution majeure espagnole avec, d’une part, la constitution de sa collection permanente et, d’autre part, le déménagement au MNCARS du célèbre tableau Guernica (Picasso,

52 Ces interventions entrent dans le Plan Integral de Museos [Plan intégral des musées] du

ministère de l’Éducation, Culture et Sport, dans lequel est élaboré le programme de rénovation d’édi- ices, d’infrastructures et d’amélioration des installations muséographiques.

132

1939), acquis par ce dernier53. Le Guernica constitue encore la pièce maîtresse du mu-

sée ; il occupe une salle entière et est entouré des dessins ayant participé à sa création. Le Guernica est un élément éminemment politique et sa symbolique est très importante pour les différentes institutions qui le revendiquent depuis son rapatriement54. Néan-

moins, le MNCARS n’a jamais accepté aucune de ces demandes.

À Madrid, le Reina Sofía et le Prado incarnent deux mentalités différentes et représentent dans leur développement les divisions idéologiques entre les deux princi- paux partis politiques, le PP (Parti populaire, conservateur) et le PSOE (Parti socialiste d’Espagne). En effet, selon l’ancien directeur du MNCARS, Tomas Llorens (El País, 6 octobre 2010), les premières années d’existence du musée furent dificiles car celui- ci fut au cœur de polémiques politiques. Le Prado incarnait le symbole de solidité et de tradition, s’imposant par de nombreux objets de valeur, tandis que le Reina Sofía s’est développé en promouvant le rôle des Espagnols en tant que participants des mouve- ments créatifs les plus importants du dernier siècle (Reuben Holo, 1999, p. 16).

Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le Parti socialiste (1981- 1996 ; 2004-2011) s’est retrouvé devant un dilemme concernant la mission du Prado, qui représentait un certain élitisme et l’ancien centralisme franquiste. L’intention de contrebalancer la conservation d’un goût aristocratique de la collection avec une plus grande ouverture du musée s’est manifestée dans une tentative de modernisation du lieu (nouvelle peinture, modernisation de l’air climatisé), ce qui n’a pas davantage attiré le néophyte (Reuben Holo, 1999, p. 29). Des scandales éclatèrent vers 1993-1994 en raison des négligences envers l’édiice (comme des toitures qui coulent), tandis que le Reina Sofía recevait le quadruple du budget de la part du gouvernement, ce dernier encourageant plutôt l’art contemporain que traditionnel : « The Socialist Party was

53 Après des procédures longues et compliquées, le Guernica fut transféré à partir du Musée

d’art moderne de New York (MOMA) au Casón del Buen Retiro du Musée du Prado le 24 octobre 1981, à l’occasion du centenaire de la naissance de Picasso. Cet acte est hautement important et symbolique pour l’Espagne.

54 Depuis 1992, le Prado tente de l’emprunter pour des expositions temporaires, sans succès.

La dernière tentative remonte au printemps 2010, lorsque Miguel Zugaza voulait faire dialoguer la toile avec une œuvre de Goya et une autre de Velázquez, ce que le Patronat du MNCARS a refusé fermement, prétextant la délicatesse de la toile. Pour d’autres raisons, davantage politiques et identitaires, le PNV (Parti national basque) aimerait le récupérer temporairement dans la ville de Guernica, scène du tragique événement dépeint par Picasso.

more interested in formulating a “with-it” image of Spain by creating institutions than in reformulating the Prado so that it could it into their agenda » (Reuben Holo, 1999,

p. 35). C’est ensuite sous la gestion du PP (1996-2004 ; 2011-…) que le projet d’agran- dissement du Prado se mit en branle en 1998 par le choix du projet de l’architecte espa- gnol de renom, Rafael Moneo, ce qui fut toutefois une épopée médiatique et politique fertile en polémiques (ig. 3.8).

Figure 3.8 Extension du musée du Prado, Madrid, Espagne. Rafael Moneo, 2006. (Alexandra G. Paquin, 2012.)

Le Parti socialiste reçut beaucoup de plaintes quant à l’énorme budget alloué au Reina Sofía et à la confusion dans la mission du musée. De plus, au début, le musée fut critiqué concernant des problèmes muséologiques et muséographiques découlant du manque d’adaptabilité de la structure originale et des lacunes comme l’absence de hall d’entrée et de services d’accueil, un itinéraire chaotique et le manque d’accessibilité rapide aux services auxiliaires comme les toilettes, la bibliothèque, la librairie, etc., ce qui le condamnait à être un « mauvais musée » (Hernández Hernández, 2000). Cer- tains de ces problèmes furent réglés lors des travaux des années quatre-vingt, mais une modiication de la structure était nécessaire pour remédier à la situation globale. Plus tard, parallèlement à la décision du Prado d’agrandir ses installations, le MNCARS aussi décida de transformer les siennes.

134

TEMPS 2 : MATÉRIALISATION DANS DES FORMES

En 1998, le Patronat du musée approuva un projet d’agrandissement ain de séparer les fonctions de la collection permanente de celles de centre d’art, dans l’espoir d’agrandir la collection permanente et de développer ses activités. En effet, la reconver- sion seulement ne pourrait supporter d’autres activités et services reliés aux nouvelles fonctions désirées, tels que l’accueil de conférences et d’ateliers éducatifs, ou encore la présence d’une boutique et d’une bibliothèque. Ce projet de développement, qui amorce des transformations majeures du lieu, débouchera dans un concours d’agrandissement, ce qui fera passer au second plan la ponctuation des ascenseurs dans les tours de verre pour laisser place à une prolongation en contraste avec l’édiice principal.