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Un langage absolu pour une notion absolue

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 55-60)

1°) L’ Incréé dans l’ordre du langage métaphysique et théologique

1.1 Un langage absolu pour une notion absolue

Dans l’emploi de la notion d’ungeschaffen / increatus, on remarque que le préfixe désigne l’en-deçà de la réalité créée, c’est-à-dire l’étant selon son essence ; l’un(geschaffen) n’est pas un préfixe privatif, mais désigne ce ‘quelque chose’ en quoi et par quoi l’accomplissement de l’image se réalise. Qu’est-ce que l’image ? C’est, selon nous, ce qu’Eckhart entend par l’incréé dans l’âme : « Le plus noble et le plus intime dans la nature divine est reproduit très véritablement dans l’image de l’âme. » (Sermon 16 b, JAH I, p. 150).

Ainsi, dit Marie-Anne Vannier, « dans la description de l'Esse absconditum, l'Être caché que l'on ne peut par définition décrire en aucune façon, tout comme dans la théorisation du processus d'auto-annulation de la subjectivité psychologique (ce processus étant nécessaire pour que l'union entre l'homme et Dieu puisse se réaliser dans la contemplation mystique), Eckhart se sert largement d'éléments linguistiques de négation, tels que, outre les abe- et les ent- cités plus haut, les préfixes nicht-, über-, un-, ver- et le suffixe lôs-, dans le but de former des mots qui puissent exprimer cette dimension "inversée" du réel. Eckhart crée par exemple des composés nominaux comme nihtgot: non-Dieu et nihtgeist : non-esprit et finit par dire Dieu : Das izt sîn natûre, daz et âne natûre sî : il est de sa nature d'être sans nature"122.

Sans être un postmoderne, Eckhart joue avec les mots, non pas de manière gratuite, mais pour rendre compte de la constitution de l'être. Or, la poétique de l'être qu'il développe et qui est fortement marquée par la négativité n'est pas sans faire penser et sans avoir eu des incidences sur la pensée contemporaine du sujet : quant à sa constitution (Einbildung) et à sa déconstruction (Entbildung, qui peut signifier : déconstruction ou détachement ou désimagination) :

121 S. Ueda, Die Gottesgeburt in der Seele und der Durchbruch zur Gottheit, Gütersloher Verlagshaus Gerd

Mohn, 1965, p. 24.

122 D. BREMER-BRUNO, "Le langage de la mystique dans l'oeuvre allemande d'Eckhart", in : Voici maître Eckhart, p. 358-360.

« Lorsque l’homme s’abandonne à Dieu dans la nudité, il est alors dépouillé de sa forme (entbildet), informé (inbildet) et formé au-dessus de lui-même (überbildet) dans l’unité de la forme divine (eiformigkeit) en laquelle il est un avec Dieu123. »

Ainsi l’image est appelée à dépasser les images pour s’accomplir, à se « déprendre » des images créées pour recouvrer en elle l’Image incréée, suressentielle.

Du point de vue de Dieu, il s’agit du Fils comme médiateur entre le créé et l’incréé. Le Fils, image du Père par excellence, réalise le lien entre les créature et la déité, par l’Incarnation et la dynamique pascale ; mais il accomplit pleinement la Parole du Père en ‘partant’, en quittant le monde. Car ainsi, Il peut nous donner l’Esprit qui représente l’essence du don du Père et du Fils incréés dans le temps. C’est pourquoi Lui-même est incréé.

A l’incréé du point de vue de Dieu se rattache le Verbe en tant qu’il est inexprimé – et donc en tant qu’il demeure encore dans le sein du Père : Eckhart situe du point de vue de la Trinité ad intra quand il parle de l’incréé de Dieu, depuis l’origine intratrinitaire, le ‘Fond sans fond’ de Dieu.

A l’incréé du point de vue de l’âme se rattache l’image en tant qu’elle est au-dessus de l’image, c’est-à-dire en tant qu’image incréée, en tant qu’elle ‘préexiste’ comme image divine dans l’intellect divin : « Or l’image est produite par la nature en son premier jaillissement. Elle attire en soi tout ce que la nature et l’être peuvent apporter. La nature se répand pleinement dans l’image et demeure cependant entièrement en elle-même124. »

Voilà pourquoi il faut s’abstraire des images créées en tant qu’elle nous attachent à la division et au temps. Il faut donc se détacher de toutes les images que sont les créatures et qui ne sont pas l’image sans image ou l’image au-dessus de l’image (Sermon 22), c’est-à-dire l’image incréée en laquelle le fond de l’âme s’unit par grâce à la Trinité incréée et c’est là la naissance éternelle du Verbe incréée dans l’âme, c’est-à-dire l’accomplissement de la donation du Père, à savoir le don de l’Esprit Saint, de cette Présence incréée dans le créé, de cette lumière éternelle dans l’obscurité du temps. Ainsi : « Images » peut désigner la multiplicité du créé dont il faut se détacher. « Images » est aussi la forme que les choses créées ont de tout éternité dans l’intellect du Créateur. Cf Sermon 22, JAH I, p. 192 : « Dans le Père sont les images de toutes les créatures. Ce bois-ci a une image intellectuelle en Dieu. Elle n’est pas seulement intellectuelle, elle est intellect pur. » Ainsi l’intellect de l’âme « est ce que l’âme a de plus élevé » Sermon 23.

123

Sermon 40, JAH II, 64.

L’âme reçoit Dieu en ce qu’elle a de plus noble, c’est-à-dire en ce ‘quelque chose’ d’incréé en elle et qui est l’image divine en elle : « La nature de Dieu est de se donner à toute âme bonne, et la nature de l’âme est de recevoir Dieu c’est-à-dire dans ce que l’âme recèle de plus noble. Là, l’âme porte l’image divine et est semblable à Dieu. » (Sermon 16b, JAH I, p. 149). Or l’image n’est pas dans l’Esprit Saint, mais dans le Fils qui est Image du Père. « Voilà pourquoi dans la Déité le Fils se nomme la Sagesse du Père. » (Sermon 16 b, JAH I, p. 150).

Mais si l’image n’est pas dans l’Esprit Saint, l’intellect de l’âme, quand il est fixé en Dieu, est « conduit par l’Esprit Saint dans l’image et y est uni » (Sermon 23, JAH I, p. 200). Et avec l’image (le Fils en lui – « Là où le Fils est formé, là aussi l’âme doit être formée » Id.) et avec l’Esprit Saint il est « conduit et introduit dans le Fond » (Id.), l’Origine, le Père. Ainsi l’âme est pleinement « enclose » en Dieu, introduite à la vie trinitaire, participant pleinement de l’amour divin. C’est à ce terme de participation que l’on peut parler d’union.

C’est certes un grand don pour l’âme d’être ainsi introduite par l’Esprit Saint, car de même que le Fils est nommé Verbe, l’Esprit est nommé Don : ainsi le nomme l’Ecriture.

En redonnant toute sa place au Fils, à l’Image, dans la vie mystique de l’âme, Eckhart redonne de ce fait même une place centrale à la présence de l’Esprit Saint incréé qui est nommé Don. Ainsi par l’incréé repris du symbole d’Athanase, Eckhart met aussi bien l’accent sur la théologie des missions divines dans l’âme en grâce (c’est-à-dire l’envoi de la présence des Personnes du Fils et de l’Esprit Saint dans l’âme) que sur la théologie de l’unité noétique de l’âme à la Trinité en son fond.

Dans l’unité du fond de l’âme au fond de Dieu, on peut parler d’union noétique du créé et de l’incréé. Seule l’opération intellective peut instaurer l’union, conjunctio, du sujet créé à ce bien incréé qu’est la béatitude.

« Ici, Dieu est directement dans l’image et l’image est directement en Dieu. Cependant Dieu est dans l’image bien plus noblement que ne l’est l’image en Dieu. Ici, l’image ne saisit pas Dieu en tant que Créateur, elle le saisit en tant qu’être intelligible, et ce que la nature divine a de plus noble se forme très véritablement dans l’image. C’est une image naturelle de Dieu que Dieu a imprimée naturellement dans toutes les âmes. Je ne peux pas attribuer davantage à l’image ; si je lui attribuais quelque chose de plus, elle serait Dieu lui-même, mais il n’en est pas ainsi, car alors Dieu ne serait pas Dieu. » (16b, JAH I, p. 150)

si je lui attribuais quelque chose de plus, elle serait Dieu lui-même, mais il n’en est pas ainsi, car alors Dieu ne serait pas Dieu … autrement dit, l’image serait incréée et

incréable – ou Dieu lui-même. Or Eckhart ne prêche pas que l’image soit de nature incréée, mais qu’elle est incréée par grâce, c’est-à-dire qu’elle reçoit l’incréé de la Trinité et non d’elle-même, sans quoi elle se confondrait à Dieu. Par image incréée ou suressentielle dans l’âme et non de l’âme, Eckhart entend l’opération de la grâce qui s’accomplit dans la naissance éternelle. Car

« L’image n’est pas par elle-même, elle n’est pas pour elle-même… mais elle provient véritablement de ce dont elle est l’image et lui appartient totalement. » Sermon 16b, JAH I, p. 150. “C’est là qu’elle prend son être et elle est le même être » (id) Depuis l’éternité, c’est-à- dire dans le fond de la Trinité, dans la Déité, cette image est incréée, mais du point de vue du temps, du créé, c’est une image différente, car elle est créée. Seule la grâce lui permet de se « ressouvenir de son quelque chose d’incréé en elle » c’est-à-dire de se rappeler telle qu’elle était dans l’Intellect divin. Dans ce fond, l’image est dégagée de toute image, dégagée de toute ressemblance dans le Fond incréé de la Trinité qui est Dieu lui-même. C’est là une connaissance matutinale (morgenbekantnisse) de Dieu, de soi-même et du monde. Le matin signifie la proximité avec la Trinité incréée, c’est-à-dire dans ce « fond » où l’âme recouvre sa lumière originelle, son essence éternelle. Là, la syndérèse s’élève et vient s’unir à l’indistinction même du fond incréé, dans l’enceinte de la Déité. Elle est ici établie dans l’unité, dans la pureté première, dans l’impression de la pure essence. Il en fut ainsi pour saint Paul : « Alors que le clair soleil de la déité lui traversait l’âme de sa lumière, le flot d’amour de la contemplation divine fut propulsé hors de la rose lumineuse de son esprit. C’est ainsi quel e prophète dit : « L’impétuosité du flot réjouit ma cité. » c’est-à-dire mon âme, et il en fut ainsi pour lui à cause de la clarté de son âme : l’amour le pénétra grâce à la puissance génératrice de la Déité. » (Sermon 23, JAH I, p. 202).

Ainsi, comme l’explique Marie-Anne Vannier125, le sujet eckhartien est complexe : il est à la fois celui qui ne veut rien et qui ne veut que Dieu, c'est un sujet désapproprié, interlocuteur de Dieu seul, détaché de tout et renvoyé à sa seule intériorité, ce qui ressort du Sermon 52.

Apparemment, le détachement y déconstruit le moi, mais, en fait, c'est le pseudo-moi qui est déconstruit, celui qui veut toujours quelque chose, qui sait toujours quelque chose, qui est toujours un lieu pour quelqu'un, alors que le moi profond émerge comme cette "petite étincelle de l'âme". Ainsi Eckhart peut-il dire : "Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien, n'a rien". En se trouvant sans forme, sans image, il trouve sa forme véritable,

cet Etwas in der Seele, ce quelque chose dans l'âme, ce Grund ohne Grund, cet archè anarchos, ce principe sans principe. C'est au moment où l'homme se perd qu'il se trouve et se constitue, qu'il atteint l'esse simpliciter. Il est, alors, libre et même liberté véritable, par cette "puissance de l'esprit" et par ce "petit château-fort dans l'âme", auxquels Eckhart se réfère au Sermon 2. Ainsi se réalise l'assomption du sujet et par suite, sa constitution. Toutes proportions gardées, Eckhart anticipe la critique nietzschéenne des idoles, à cette différence près qu'au lieu d'aboutir au néant, il en vient à l'union à Dieu. Il l'explique au Sermon 44 : "Il faut que l'on dépouille et sépare tout ce qui est dans l'âme : sa vie, ses puissances, sa nature, il faut que tout cela disparaisse et qu'elle demeure dans la pure lumière où elle est une seule image avec Dieu : là, elle trouve Dieu. C'est la particularité de Dieu que rien d'étranger ne s'insinue en lui, rien d'apporté, rien d'ajouté". En dépit de son radicalisme, l'Entbildung, comme l'Abgeschiedenheit ou la Gelassenheit qu'Eckhart utilise comme synonymes, ne détruit pas toutes les images, elle contribue, au contraire, à l'assomption de cette seule image qui est le noyau de notre être et concourt ainsi à l'assomption de la personnalité, comme l'exprime d'ailleurs sa formule : « Propria ymagine denudari et in deum per imaginem transformari126. »

C’est là qu’Eckhart montrer son originalité : en se situant dans la continuité d’Augustin qui avait développé toute une dialectique autour du terme de forma, il va développer une dialectique originale autour du terme de Bild, telle qu’il la développe dans le Sermon 40. La création verbale a ici une fonction ontologique propre, celle même qu’on verra développée dans le couple « créé / incréé » et Eckhart ajouté « recréé » par l’Esprit Saint incréé et de là accompli comme fils dans le Fils, introduit à la plénitude de la vie trinitaire. Par cette dialectique qui sous-tend tout son langage, Eckhart entend une « déconstruction » pour une « reconstruction » qui est « recréation » ou filiation qui n’est autre que l’Überbildung, transposition proprement eckhartienne du thème augustinien de formatio.

126 G. THERY, "Edition critique des pièces relatives au procès d'Eckhart, contenues dans le manuscrit 33b de la bibliothèque de Soest", Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age (1926-1927), p. 159.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 55-60)