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Parler dans le temps à partir de l’éternité

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 75-78)

2°) La notion d’ « Incréé » à la lumière des procès d’Eckhart 135

2.4 Parler dans le temps à partir de l’éternité

La notion d’Incréé considère donc le chemin de l’homme à partir de l’éternité et en elle, et non pas à partir du temps. La grâce de la donation est la seule grâce du Verbe de Dieu qui, par son incarnation, élève l’homme humble et le divinise en l’enracinant dans le Principe originel et incréé de son être.

La création ne s’accomplit que dans la grâce de l’Incréé, c’est-à-dire à partir de la dynamique du fond trinitaire, car « Le Père prononce selon le mode de la connaissance, en fécondité, sa propre nature, totalement, dans son Verbe éternel. »180 Or Dieu se révèle comme Incréé à travers la relation entre le Père et le Fils où la volonté divine n’intervient plus, mais laisse place à la pure donation, c’est-à-dire au consentement mutuel du Père et du Fils, « conformément à la volonté et à la nature de Dieu », c’est-à-dire conformément à la substance incréée du fond de la Déité, et non pas comme un acte de la volonté et de la nature : « Que le Père le veuille ou ne le veuille pas, il lui faut prononcer son Verbe et l’engendrer sans cesse dans le fond de l’âme. »181 Il y va de sa nature même et de sa volonté, c’est-à-dire de sa substance principielle, de prononcer et d’engendrer son Verbe dans l’âme. Car « voici ce qu’il en est du Père », nous dit Eckhart : « toute la nature du Père, c’est d’être naturellement comme la racine de la Trinité182, voilà ce que le Père est en lui-même.183 » Et le Maître de

177 Sermon 86, JAH III, Paris, Seuil, p. 179. 178 Sermon 45, JAH II, Paris, Seuil, p. 97. 179 Sermon 45, JAH II, Paris, Seuil, p. 97. 180 Sermon 49, JAH II, Paris, Seuil, p. 119. 181 Sermon 49, JAH II, Paris, Seuil, p. 119. 182 Nous soulignons.

conclure que le Père prononce ce Verbe « conformément à sa volonté et non par un acte de la volonté, et conformément à sa nature et non par un acte de sa nature. »184

L’Incréé doit donc se comprendre comme cette puissance d’engendrement du Père communiquée par son Fils au fond de l’âme où règne la non-dualité, c’est-à-dire l’absence de distinction ontologique entre Dieu et l’âme par la fécondité même de la grâce de la Parole : « Dans ce Verbe, le Père prononce mon esprit et ton esprit et l’esprit de tout être humain semblable à ce même Verbe. Dans cette même Parole, tu es et je suis naturellement fils de Dieu comme ce même Verbe. » Tout l’incréé de la substance divine, la nature même de l’Absolu passe dans l’humanité de l’âme par l’humanité du Christ. C’est pourquoi c’est dans ce même Sermon 49 qu’Eckhart parle du grain de blé. Un lien s’opére entre le Sermon 49 et le Sermon 52 dans le registre de l’ontologie et de l’anthropologie. Dans les deux prédications la nature incréée de Dieu s’accomplit par grâce dans la nature créée de l’homme, la divinise à partir de cette mors mystica contenue dans l’image du grain de blé tombé en terre. Le grain de blé de l’âme humaine créée doit être jetée dans le champ de l’humanité du Christ, pour que cette âme périsse comme la sienne et rapporte aussi du fruit au centuple. Selon deux modes : d’abord en se donnant pleinement à Dieu, c’est-à-dire en acceptant toutes les souffrances que Dieu veut lui envoyer. Et spirituellement, en acceptant la faim et son impossible rassasiement en ce monde : « Dieu doit être aussi puissant en tout ce que tu es, dit Eckhart, que dans sa nature propre incréée.185 »

La vertu d’humilité est donc chez Eckhart celle qui convient en propre à la relation de donation entre Dieu et l’âme, c’est-à-dire à cette relation qui doit se comprendre non pas à partir du temps, mais à partir de l’éternité : « L’humilité de l’esprit, c’est que l’homme s’approprie et s’attribue tout le bien que Dieu lui a jamais fait aussi peu qu’il le faisait lorsqu’il n’était pas. »186 , c’est-à-dire quand il était cette idée incréée dans la Pensée divine. C’est dans le « comme si tu n’étais pas » qui revient comme un leitmotiv aussi bien dans le Sermon 49 que dans le Sermon 52 que l’on doit entendre l’Incréé de l’homme, c’est-à-dire le travail d’enfantement de la grâce dans la nature humaine. Et l’Incréé comme étant l’Impossible de Dieu (sa nature absolue) du point de vue de l’homme, devient possible par la grâce de l’Incarnation du Verbe, la quintessence même du don de Dieu. Le Verbe éternel devient ainsi le vecteur de l’Incréé en l’homme et fait que celui-ci devienne par grâce ce que Dieu est par nature. Le mystère pascal du Verbe incarné devient ainsi mystère de naissance de

184 Ibidem.

185 Sermon 49, JAH II, Paris, Seuil, p. 123.

186 Id., p. 125. Cf. Sermon 52, JAH II, Paris, Seuil, p. 148-149 : « C’est pourquoi je suis non-né (ungeboren) et selon mon mode non-né, je ne puis jamais mourir. »

l’Incréé en l’homme. L’Incréé de Dieu en l’homme est donc cette naissance comme manifestation de la grâce du Don de Dieu dans la vie de l’homme

L’Incréé de Dieu ne vit alors pour l’homme que dans la présence du Verbe en son âme et ne s’accomplit que dans la naissance éternelle du Verbe dans le fond de son âme (naissance comme expression même de la fécondité du Principe incréé). « Lorsqu’il n’était pas » ou encore selon son principe non-né (ungeboren), selon son fond incréé, l’homme réintègre le principe de lui-même, son éternité, l’unité avec le Principe. La dynamique de la donation qui trouve chez Eckhart sa racine dans la Trinité, et en l’homme dans l’humilité, à l’image du Fils, comprend l’Incréé du point de vue de l’homme comme ce passage de l’être humain du minus esse au magis esse, c’est-à-dire du moins être au plus être par la grâce incréée de l’Esprit que l’homme ne reçoit que lorsqu’il est lui-même détaché de tout le créé.

L’homme humble, pleinement détaché, n’est donc pas l’homme parvenu à la perfection mais l’homme qui vit tout entier en Dieu et pour Dieu, l’homme centré dans l’unité de son être qui est le fond de son âme uni au fond de Dieu, et ce fond est un sans fond incréé dans la donation est pleinement féconde et qui rend à la kénose du Christ la plénitude du sens de son don. A la suite d’Albert le Grand, Eckhart reprend la comparaison du diaphane pour caractère cet homme qui vit selon le fond incréé de son être, c’est-à-dire celui qui est tout entier pénétré de l’Incréé de la substance divine : « Homo divinus et deiformis ipse ut sic nihil amat, nihil sapit, sed nec novit quidpiam, sive in gratia sive in gloria, nisi sit voluntas Dei et amor Dei. Propter quod necesse est, ut non minus gaudeat de bono in altero, nec minus in dono minori nec plus in dono majori, ut supra ostensum est figurative in manna caelesti. »187

Le prédicateur de la période strasbourgeoise exhorte à cette unification à partir du fond le plus noble de l’âme qui est le fond même de Dieu, et leur unité, accomplie dans la naissance, est l’Incréé même du Principe. Ainsi dans l’homme noble, qui est l’homme juste et humble de la grâce, s’accomplit toute l’essence incréée de Dieu. Sans doute Eckhart situe-t-il sa prédication à partir de l’éternité, mais cette éternité pour le temps de la vie de l’homme, c’est-à-dire dans le devenir de sa vie d’être humain188.

La notion d’Incréé constitue ainsi le creuset de la pensée d’Eckhart car en elle Eckhart réinterprète les principales thèses de la pensée chrétienne sur la constitution de l’être. En elle se trouvent réunis les quatre points du programme de prédication (Sermon 53), bases

187 Commentaire de l’Evangile de Jean n. 390.

188 Pour Maître Eckhart, la vie de saint Augustin est la vie noble par excellence car elle réalise l’Incréé dans le créé, c’est-à-dire que l’humanité d’Augustin est transformée par la grâce en l’incréé de Dieu. Augustin est ainsi pleinement fils dans le Fils, il est ce « vase fort, stable et portant en soi la noblesse de toutes les pierres précieuses. » Sermon 16b, JAH I, p. 148.

permettant de comprendre la spéculation eckhartienne sur la connaissance-génération du Verbe ou sur la naissance du Fils dans l’âme. Mais Eckhart va plus loin et pousse la spéculation jusqu’en un terrain mystique où la différence ontologique entre l’être humain et l’Incréé du Verbe en qui il naît tend à s’effacer non pas pour se résoudre en un quelconque panthéisme mais pour donner à la grâce trinitaire sa mesure qui est d’être sans mesure, c’est- à-dire absolue, à l’image du fond de la Déité : « Nous sommes alors un Fils unique que le Père a éternellement engendré de la ténèbre cachée et de l’éternelle impénétrabilité.189 »

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 75-78)