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L’incréé et le langage mystique du paradoxe

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 60-64)

1°) L’ Incréé dans l’ordre du langage métaphysique et théologique

1.2 L’incréé et le langage mystique du paradoxe

Quelle différence y a-t-il entre le theion et ce qui n’en est que la similitude ? demandait Grégoire de Nysse. Celle-ci précisément, que l’un existe incréé, tandis que l’autre n’a d’existence que par création127. »

Cela signifie-t-il que le créateur demeure absent, loin des hommes qu’il a créés ? Du Premier Testament au Nouveau Testament, c’est pourtant tout le contraire que la Bible nous révèle. De la Genèse à l’Evangile de Jean, les Ecritures méditent en effet sur l’immanence de Dieu à sa création par son « esprit » pénétrant toutes choses ; et dans l’épître aux Romains, l’Apôtre Paul démontre à l’homme qu’il peut, par son intellect, connaître le Principe incréé à travers ses œuvres créées.

L’incréé ne nous met pas face à une transcendance univoque qui établirait l’homme dans une relation de distance, de dualité. Mais pour l’homme, l’incréé de Dieu signifie qu’il ne peut plus prendre sa mesure d’homme à partir d’une réalité absolue extérieure à lui, mais dans le rétablissement d’un dialogue intérieur avec son Créateur – dialogue interrompu par la fracture du péché originel –, depuis la profondeur de son être. C’est la notion d’incréé telle qu’Eckhart l’envisage tant du point de vue de l’homme que du point de vue de Dieu.

Il s’agit donc de recouvrer l’harmonie primordiale d’un lien oublié, mais non à jamais perdu. L’homme n’est plus cet être isolé, coupé de son créateur, mais il demeure essentiellement relié à ce Principe qui le fait être véritablement homme dans l’espace-temps qui le conditionnent, et dans l’éternité d’un « lieu sans lieu » qui l’excède par grâce. La présence divine anime l’homme du plus intime de lui-même, le reliant à son être profond. C’est donc à son Créateur que l’homme se trouve essentiellement confronté, ce qui veut dire qu’il ne peut, d’aucune manière, se servir de Dieu comme de sa mesure, mais qu’il doit à l’inverse se laisser mesurer par Dieu. De l’incréé du point de vue de Dieu, nous passons à l’incréé du point de l’homme par la grâce d’une médiation excédant le point de vue de l’homme lui-même. Comment cela peut-il se concevoir ?

Si la création ex nihilo pose l’absolue liberté de Dieu, sa nature incréée, autrement dit son aséité (sa propre et parfaite suffisance), c’est à cet abîme de liberté qu’est renvoyée la créature comme à son origine. C’est l’idée force qui se dégage de l’admirable Sermon 52 qu’Eckhart semble avoir rédigé durant sa période d’Erfurt.

L’incréé du point de vue de Dieu n’est rien d’autre que l’archétype que Dieu, dans sa pleine liberté, s’est proposé en vue de la création. C'est sur ce point que Nietzsche reprend Eckhart. Ainsi ce qui caractérise la créature comme imago Dei apparaît comme le reflet créé de sa liberté incréée. L’image de Dieu en l’homme ne renvoie donc nullement à une fixité objective ; son contenu conceptuel et spirituel ne peut pas non plus se définir de façon univoque à partir de ce qu’est l’homme par nature, mais le sens même de l’imago Dei se construit sur un fondement théologique : celui de la dynamique trinitaire en laquelle la donation divine (la grâce) se réalise pleinement dans le mystère de l’Incarnation, acte même par lequel le Créateur se confie à l’homme et lui permet d’accomplir son humanité dans la filiatio Dei. C’est toujours le mystère de Noël que l’on rejoint chez Eckhart, un mystère où se joue la relation de l’homme à Dieu dans les termes d’une donation réciproque, à l’image de la dynamique intra-trinitaire : « Par l’Esprit Saint, le Père envoie son Fils dans le monde, et si le Fils prend notre humanité, c’est pour nous donner d’avoir part à sa divinité, comme l’avait déjà dit avec force Léon le Grand. Eckhart et Tauler méditent à leur tour le mystère de l’Incarnation, de l’admirable échange qui se réalise : « En naissant vraiment homme, sans jamais cesser d’être vraiment Dieu, il a réalisé en lui les débuts d’une nouvelle créature, et, dans le mode de sa naissance, a donné à l’humanité un principe spirituel. » C’est ce dernier point que les rhénans retiennent tout particulièrement et ils auraient pu dire avec Léon : « Grand est le mystère contenu dans ce bienfait, et ce don dépasse tous les dons, à savoir que Dieu donne à l’homme le nom de fils, et que l’homme nomme Dieu son père128. »

Dieu a confié l’homme à lui-même, tel qu’il est de par sa nature et par la grâce tout ensemble. Et comme la grâce est ce qu’il y a de plus libre, l’homme confie sa propre liberté à la liberté elle-même. C’est le risque extraordinaire que Dieu court en livrant, au moins partiellement, son Idée incréée à la liberté humaine : on peut alors caractériser l’idée divine comme une pensée vivante qui se déploie elle-même.

Ainsi l’Ecriture, qu’Eckhart ne cesse de méditer, fait bien plus qu’ouvrir les abîmes de la liberté incréée de Dieu. Car si elle l’ouvre c’est pour y établir une voie possible de divinisation pour l’homme dont l’axe s’élaborerait autour d’un devenir par grâce ce que Dieu est par nature.

Aussi l’homme, le sans-lieu, le nécessiteux, le nu, cherche-t-il à revenir à un « chez- soi », à faire retour à ce foyer, qui est le propre de cette intériorité qui l’habite et l’excède à la

128 Marie-Anne Vannier, Noël chez Eckhart et les mystiques rhénans, Orbey, Arfuyen, 2005, Avant-propos, p. 19-20 ; Léon le Grand, Sermons VI et VII pour Noël ; op. cit. p. 143-145 & 153-155.

fois ; le centre de consistance qui se pose en se distançant par rapport à lui-même. Ce retour est pour l’home une tâche à réaliser en même temps qu’un laisser-être Dieu en lui : action qui se définit dans son caractère paradoxal en ce qu’elle consiste en un abandon consenti et réel, réel parce que consenti : « pâtir-Dieu » qui est le vecteur d’un immense infini en l’homme ; c’est cette action qui ressort à un autre niveau de son « je » qui donne capacité d’ouverture au lieu qui est sans lieu, espace de vie et d’enfantement : lieu du fond de l’âme où le Verbe naît éternellement. Le principe paradoxal du non-agir définit le plus haut degré de liberté de l’homme : ouverture infinie relativement à la grâce et distance quant à la nature. Le divin dans la mesure où il est perçu et reconnu comme Principe transcendant, est la valeur suprême et suffisante en soi : elle mobilise donc tout l’homme dans son mouvement vers la transcendance. La grâce, donnée à l’homme par le Verbe incarné, apparaît alors comme le pivot de la relation de l’homme à Dieu qui perme de penser l’anthropologie d’Eckhart sur fond de théologie trinitaire.

Eckhart pose simultanément l’idée de création et l’idée de grâce, traduisant ainsi théologiquement son anthropologie sur une dynamique pascale : la position de Jésus-Christ Principe, mort et ressuscité pour l’homme, aussi bien que « Premier-Né de tout créature en qui, par qui et pour qui l’univers fut créé » (Colossiens 1, 15 sqq), que « Fils unique » (Jean 1, 18), en qui nous participons à la filiation éternelle et devenons « héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ » (Romains 8, 17), avec la création tout entière (Romains 8, 18-23), Créateur du monde en même temps que dispensateur de grâce, Dieu le Fils réalise la donation du Père en se faisant espace d’ouverture à l’Esprit, et par à espace de divinisation à la créature ; l’anthropologie d’Eckhart est dons sous-tendu par ce projet chrétien dont la mystique est centrée sur le Christ et sur la grâce de l’Incarnation (Sermon 15) ; la dynamique pascale de la mort et de la résurrection du Christ est en effet l’axe de la pensée de Maître Eckhart puisqu’elle pose la naissance de Dieu dans l’âme actualisée dans la dynamique pascale. L’homme ne se comprend et ne s’accomplit chez Eckhart que dans le cadre de la révélation trinitaire, dans l’axe même de l’Incarnation du Verbe : « Avant Noël commence vraiment la création nouvelle qui culmine, à Pâques, avec la mort et la résurrection du Christ et appelle « l’admirable échange » de l’humanité et de la divinité129. »

Dans un telle perspective, le langage d’Eckhart trouve dans la prédication le lieu même de son expression. Parler dans le temps depuis l’éternité nécessite d’adapter son langage à un auditoire afin de l’inviter à « participer » à ces réalités les plus hautes. Ainsi,

129 Marie-Anne Vannier, Noël chez Eckhart et les mystiques rhénans, Paris, Arfuyen, 2005, Avant-propos, p. 19.

Haas insite sur la fonction de communication que le langage du Maître a assumé. Dans son essai Mystische Erfahrung und Sprache. Perspektiven der Philosophie130, il souligne ainsi que le langage mystique possède sous cet aspect une valeur supplémentaire par rapport au langage théologique traditionnel. Dietmar Mieth parlera d’Appelstruktur (structure exhortative) pour désigner les prêches du Maître131. Pour Haas c’est cette Appelstruktur qui constitue essentiellement la « valeur supplémentaire du discours mystique »132 et qui distingue le langage mystique du langage des théologiens, la façon de parler du Lesemeister de celle du Lebemeister.

De même, Emilie Zum-Brunn, dans son article « Un homme qui pâtit Dieu », explique que « la façon dont Eckhart parle de son expérience mystique est essentiellement vocative ou exhortative : il ne s’agit pas tant de la décrire ou de l’analyser que d’y appeler en l’évoquant de façon à la fois brûlante et discrète133. » Elle souligne par là le caractère exhortatif du langage mystique qui sert ainsi de moyen terme entre la réminiscence d’un quelque chose d’incréé dans l’âme, l’expérience de ce goût de Dieu au plus intime de soi, et la conscience de la limite des mots, entre la contemplation et l’expression, entre l’éternité et le temps. Ainsi Walter Haug soulignait dans son article Zur Grundlegung einer Theorie des mystischen Sprechens134, que le langage mystique jouait le rôle d’instrument de compréhension de la parole de Dieu.

C’est là ce que ne pouvaient guère saisir les censeurs de Cologne et d’Avignon qui durent juger l’orthodoxie d’une série de propositions séparées, selon les règles habituelles de la procédure inquisitoriale.

130 IN Neues Jahrbuch 6, 1978, pp. 315-335; replublié in : Haas, Sermo mysticus, cit, p. 19-36.

131 D. Mieth, Christus, das Soziale im Menschen, Texterschliessung zu Meister Eckhart, Düsseldorf, 1972. 132 Meister Eckhart und die Sprache, cit., p. 27.

133

in Voici Maître Eckhart, p. 272.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 60-64)