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Cologne et Avignon

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 66-70)

2°) La notion d’ « Incréé » à la lumière des procès d’Eckhart 135

2.1 Cologne et Avignon

Aborder la question des procès d’Eckhart nous conduit en premier lieu à questionner leur intention: s’agit-il d’une démarche objective ou résultant de motivations plus ou moins obscures ? Kurt Ruh explique qu’une procédure judiciaire avait été lancée contre Eckhart « à la suite de la dénonciation des Frères prêcheurs qui avaient élevé la voix contre le Maître lors du passage de Nicolas de Strasbourg »139 Un peu plus loi il écrit : « On suppose que ce sont probablement les fils du Libre Esprit ou les Bégards qui, sous le coup d’une accusation, attirèrent l’attention sur la personne d’Eckhart en se réclamant de sa doctrine. »140 Mais il est difficile de comprendre clairement ce qui a pu motiver une telle accusation141. Dans le 4ème concile de Latran la droit canon possède en plus de l’arme du procès inquisitorial ex officio, une procédure per promoventum142, au cours de laquelle l’accusé doit présenter des preuves au juges. Quelles seront donc les réponses d’Eckhart à l’article 27 où il lui est reproché d’affirmer qu’il y a dans l’âme « quelque chose d’incréé et d’incréable » ?

Si en 1326, l’archevêque Henri II de Virnebourg143 déclenche le procès d’Eckhart en inquisition144 c’est pour remettre en cause l’orthodoxie de certains points de sa pensée, notamment sur l’affirmation de la nature incréée et incréable de l’âme. Ces deux adjectifs sonnaient faux à l’oreille des censeurs. C’est pourquoi les juges de Cologne et d’Avignon les

138 Stanislas BRETON, Deux mystiques de l’excès, J.- J.Surin et Maître Eckhart, Paris, Ed. du Cerf, 1985, p. 148-151.

139 Kurt Ruh, Initiation à Maître Eckhart, « Le procès » p. 260, Paris, Cerf, Editions de l’Université de Fribourg. 140 Ibidem, p. 263.

141 « Selon les hypothèses les plus récentes, explique de nouveau Kurt Ruh, ce n’est pas ex officio qu’Henri de Virnebourg porta plainte contre Eckhart mais à la suite d’une dénonciation, à laquelle, au regard du droit canon, il se devait de donner suite. » Id, p. 261

142 Winfried Trusen montre que c’est cette dernière procédure qu’on utilise conte Eckhart, non pas sous sa forme traditionnelle qui aurait permis d’intervenir contre l’accusateur , mais en tant que procédure anti- hérétique.

143 Tout au long de son épiscopat (1304-1332), Henri de Virneburg se distingue comme chasseur d’hérétiques – en particulier contre les Frères et Sœurs du Libre Esprit et les Bégards -. L’archevêque semble avoir porté un intérêt particulier à intenter un procès au Maître dominicain. C’est ce que laisse croire un texte adressé au pape Jean XXII au printemps de 1329. Mais les motifs profonds d’une telle hostilité sont jusqu’à ce jour ignorés. 144 Voir W. TRUSEN Der Prozess gegen Meister Eckhart. Vorgeschichte, verlauf und Folgen, Paderborn- München-Wien, 1988. Les deux commissaires de l’archevêque, Maître Reyner, docteur en théologie, et Pierre de Estate, frère mineur, établissent une liste de quarante-neuf propositions de Maître Eckhart jugées suspectes, selon un procédé qui avait été inauguré pour Abélard. Ces propositions sont tirées du Livre de la Consolation divine, d’œuvres latines et de Sermons allemands.

ont retenus. Pourquoi une telle dissonance à l’égard de l’orthodoxie ecclésiale ? Qu’y a-t-il d’hérétique dans ces termes aux yeux de la tradition chrétienne ?145

Dans sa première défense, qui date du 26 septembre 1326, le Maître déclare ne pas avoir employé ces mots. En revanche, dans la seconde, il affirme : « Il est faux qu’une partie de l’âme soit incréable. Mais il est vrai que l’âme est spirituelle à l’image de Dieu, car si elle était intelligence pure, ce qu’est Dieu seul, elle serait incréée, et non pas âme. » Il veut dire ici que si l’âme était intelligence par essence, elle serait incréée. Aussi l’âme serait-elle semblable à Dieu et ne serait pas créée. Cette pensée nierait alors l’analogie et la participation et nous conduirait vers un monisme et un panthéisme contre lesquels Eckhart s’est battu. Ce qui lui fut reproché n’a-t-il donc pas été mal compris ? Le Maître a-t-il enseigné une égalité de nature entre la plus haute puissance de l’âme et l’être de Dieu ?

Le tribunal d’Avignon rapportera ainsi les paroles du Maître : Istum articulum negat quia dicit stultum est sentire quod anima sit peciata ex creato et increato : il est insensé de penser que l’âme est composée de créé et d’incréé. La Bulle in agro dominico du 27 mars 1329 citera donc ces termes en appendice mais niera qu’Eckhart les ait prêchés. Que faut-il en penser ? Le Thuringien se serait-il rétracté ?146

Pour Vladimir Lossky, la partie intellectuelle de l’âme – son être cognitif – appartiendrait à un intermédiaire entre l’incréé divin et le créé proprement dit. L’âme participerait des deux et pourrait alors recevoir la qualification ambiguë d’incréable147. Dans le Sermon allemand 47, on peut lire cette affirmation du Maître : « L’âme est créée comme un lieu entre le temps et l’éternité qu’elle touche l’un et l’autre. »148 Pour Eckhart, il s’agit de distinguer entre les puissances supérieures de l’âme et ses puissances inférieures. Avec les unes, elle touche au temps, avec les autres, à l’éternité. Et d’en conclure qu’elle « agit dans le temps, non pas selon le temps, mais selon l’éternité. »149 Est-ce à dire que l’âme aurait une double nature : l’une créée et mortelle (selon le temps), l’autre incréée et immortelle (selon l’éternité) ? La difficulté semble tenir à cette double appartenance de l’âme « créée comme un lieu entre le temps et l’éternité ». Mais quel est ce lieu de l’âme ? Il faut distinguer ici deux perspectives : celle du temps et celle de l’éternité : la perspective depuis la Trinité immanente, du mystère de la Trinité même (celle de l’éternité), et celle depuis la Trinité économique, et

145 On se demandera quels ont été les motifs de cette condamnation et quelle fut la défense du Maître.

146 Si Joseph Koch n’a pas eu de mal à montrer qu’Eckhart n’avait jamais enseigné certaines propositions, il n’a pas été question de renier les termes d’increatus et increabile de l’œuvre latine, et leur continuité d’emploi dans la langue vernaculaire de l’œuvre allemande sous le mot d’ungeschaffen.

147 Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, page 107. 148 Spiritus Domini replevit orbem terrarum, JAH II, p. 108, Paris, Seuil.

donc depuis les missions des Personnes incréées dans l’histoire des hommes. Car, nous dit Eckhart, « l’âme est créée comme un point entre le temps et l’éternité150. »

Eckhart semble envisager le temps à partir de l’éternité et le créé à partir de l’incréé, c’est-à-dire cette part d’éternité échue à l’âme humaine dans son fond le plus noble, là où elle est véritablement image de Dieu. Mais si l’incréé désigne ce qui est de nature divine, absolue, comment l’âme humaine peut-elle être dite créée et incréée ? Il semble difficile de penser l’union des deux. Aussi Eckhart pose-t-il la question suivante : « Comment l’âme peut-elle supporte sans mourir que Dieu l’étreigne en lui ? Je dis : tout ce que Dieu lui donne, il le lui donne en lui pour deux raisons. Voici l’une : s’il lui donnait quoi que ce soit en dehors de lui, elle le dédaignerait. Voici l’autre raison : parce qu’il le lui donne en lui-même, elle peut le recevoir et le supporter en lui, et non pas en elle, car ce qui est à lui est à elle. »151 Mais qu’est-ce qui est « à lui » (Dieu) et qu’est-ce qui est à elle (l’âme) ? Si l’expression signifie une intimité totale entre Dieu et l’âme, il apparaît difficile de déterminer le lieu de cette intimité ainsi que sa nature. Or Maître Eckhart achève son Sermon par une métaphore non moins sibylline : « Tel est « l’Esprit du Seigneur » « qui a rempli l’orbe de la terre ». Pourquoi l’âme se nomme-t-elle l’orbe de la terre », interroge Eckhart, et comment il faut que soit l’âme pour être élue, cela n’est pas dit ». Dans cette négation est résumée toute la difficulté inhérente à la notion d’incréé appliquée à l’âme : car de lui, il semble qu’on ne puisse rien dire et qu’on ne puisse pas lui donner de délimitations spatiales et temporelles. L’incréé de l’âme la rattache donc directement à la vie de l’Absolu sans pour autant l’y assimiler. Dans la réciprocité du « il faut que ce qui est à lui soit à elle », Eckhart sous-entend que l’âme « ait été soustraite à elle-même » L’incréé suppose donc une soustraction de l’âme à elle-même, à ses puissances inférieures : il est ce point ou ce centre où l’âme doit revenir pour tout recevoir de Dieu152 : « De même qu’il est Seigneur et Esprit, nous devons être une terre spirituelle et un orbe qui doit être comblé par l’Esprit du Seigneur. »153

Pour Hermann Kunisch, il s’agit avant tout d’un problème de langage. Car Eckhart aurait cherché à traduire une expérience mystique d’union à Dieu et cela l’aurait conduit à employer des expressions ambiguës. La difficulté de dire l’ineffable révèle l’écart qui peut séparer les théologiens des mystiques et par là, tous les quiproquos qui en résultent. Or qu'en est-il de cette expérience ? N'est-elle pas analogue à celle de S. Benoît ? Eckhart la rapporte en effet dans le Sermon 71. Ainsi, concernant le quatrième point de son programme de

150 Sermon 23, JAH I, p. 201. 151 Sermon 47, JAH II, p. 109.

152 Est sous-entendu ici le thème du pâtir-Dieu que nous développerons plus loin. 153 Sermon 47, JAH II, p. 109.

prédication où il est question de l’inexprimabilité de la clarté divine, de la « parole inexprimée »154, il en déduit qu’on ne peut parler qu’improprement de Dieu : « Mais celui qui s’exprime sur Dieu au moyen du néant parle convenablement de lui. » Ainsi la négativité du langage ne conduit pas au silence comme tel, mais à l’avènement d’un autre langage, à la constitution d’une prédication depuis l’éternité, depuis l’expérience intime de la Présence incréée dans le fond de l’âme, dans l’Etwas in der Seele – telle que décrite dans le Sermon 71 : « Quand l’âme parvient dans l’Un et y pénètre en un total rejet d’elle-même, elle trouve Dieu comme dans un néant. Il semble en rêve à un homme (c’était un rêve éveillé) qu’il était gros de néant, comme une femme est grosse d’un enfant, et dans ce néant, Dieu naquit : il était le fruit du néant, Dieu était né dans le néant155. » Il s’agit donc de rendre compte de l’expérience mystique de la naissance, qui n’est autre que cet enfantement de la Parole depuis l’éternité, comme il l’indique dans le Sermon 30 : « Prêche la parole, prononce-la, exprime- la, produis-la et enfante la parole156. »

Si Eckhart paraît hérétique c’est parce qu’on transcrit son langage mystique en termes théologiques. Le philosophe dominicain se heurte lui-même à ce problème des mots, trop pauvres pour traduire la réalité transcendante de l’incréé. La question semblerait donc se réduire à un problème de langage.

Or que penser d’Hermann Kunisch157 qui affirme que les termes d’incréé et d’incréable furent employés par Eckhart parce qu’il ne pouvait en trouver de meilleurs ? Ne leur ôte-t-il pas leur portée spéculative ? L’audace de ce lexique ne laisse-t-elle pas transparaître la témérité d’une pensée inspirée par une expérience mystique profonde, telle que le Sermon 47 nous l’a laissé envisagé ?

Eckhart parle de Dieu et de l’âme à partir de l’éternité, c’est-à-dire à partir de la relation de leur fond (grund), lieu d’éternité par excellence. Et de ce lieu Eckhart dit qu’il est « sans lieu », car il s’agit du lieu du plus intime, du plus secret de l’âme où nulle créature ne peut jeter un regard. Parce que l’âme est essentiellement incréée par grâce en son fond, unie à la Présence incréée de Dieu elle continue d’agir dans le temps « non pas selon le temps mais selon l’éternité.158 » Cela, dit Eckhart « elle le partage avec les anges.159 » Se positionnant ainsi du point de vue de l’éternité, Eckhart adopte le goût des positions extrêmes.

154

Sermon 53, JAH II, p. 151.

155 Sermon 71, JAH III, p. 78. 156 Sermon 30, JAH I, p. 243.

157 Hermann Kunisch, Offenbarung und Gehorsam, Versuch über Eckharts religiöse Persönlichkeit.

158 Sermon 47, JAH II, Paris, Seuil, p. 108. Cf Sermon 86, JAH III, p.178 : « Marthe était si accomplie que son action ne l’entravait pas. »

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 66-70)