• Aucun résultat trouvé

Le goût des positions extrêmes

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 70-72)

2°) La notion d’ « Incréé » à la lumière des procès d’Eckhart 135

2.2 Le goût des positions extrêmes

Si Maître Eckhart cultive « le goût des positions extrêmes » pour reprendre la formule de Fernand Brunner, par ses formulations fortes et ses paradoxes, cela traduit-il un pur et simple exercice de rhétorique ou cet art du verbe contient-il un enseignement pratique ayant une véritable portée spéculative ? Ceci questionne le discours eckhartien qui insiste sur des « procédés syntaxiques provoquant l’union ou l’exclusion, la surenchère ou le retournement. »160 La pensée d’Eckhart n’est-elle qu’une pensée abstraite jouant sur des mots absolus ?

Par ce langage « ami des formules brutales »161, le maître, loin de céder à une quelconque jeu ou à un soi-disant phénomène de culture et de société, dégage un sens spirituel fort dans une logique philosophique interne où le christianisme retrouve l’essence même de son message : « Dans toute son œuvre, son œuvre allemande surtout, il a cherché à traduire ce qui lui était directement communiqué par Dieu, bien loin des ratiocinations dans lesquels on veut l’enfermer. »162

En confrontant le langage du silence au discours théologique, Eckhart fait éclater les limites et se rend maître d’une mystique spéculative dans laquelle il cherche à rendre adéquats son langage et son expérience par le jeu d’une double langue – celle de la tradition (langue latine) et celle de son expérience spirituelle (langue vernaculaire). Et cette expérience est celle du fond incréé de Dieu dans le propre fond incréé de son âme, dans le recouvrement parfait de l’image, c’est-à-dire de ce point d’unité qui est celui du Principe, Cause unique au-delà de toute position, comme au-delà de toute limitation : Principe transcendant (séparé de tout et au- delà de tout) et immanent (comprenant tout).

Et d’ailleurs pour Reiner Schürmann, le Thuringien savait très bien ce qu’il disait et ne cédait en rien à une mode ou à un exercice oratoire. Car, loin d’être un pis-aller de langage, ses termes étaient mûrement choisis163.

159 Sermon 47, JAH II, Paris, Seuil, p. 108. Et saint Augustin de dire : « Si l’union du corps et de l’âme est si grande, l’union qui unit l’esprit à l’Esprit est encore bien plus grande. Voyez : il est « Seigneur » et « esprit » afin de nous rendre heureux en nous unissant à Lui. »

160 F. Brunner, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », in Voici Maître Eckhart, page 209. 161 Ibidem, p 217.

162 Jeanne Ancelet-Hustache, introduction aux Traités de Maître Eckhart, seuil, p 33.

163 On a souvent reproché à Maître Eckhart l’audace de son langage, ou encore son côté excessif. Pourtant, pour le chercheur W. Wackernaegel, « On peut affirmer que l’extrême souplesse verbale, ainsi que les changements de perspectives si caractéristiques du Thuringien, ne sont rendus possibles que grâce à une intellection approfondie de sa thèse de l’analogie » Ymagine denudari, Vrin, p. 103. On comprendra alors l’empressement

Or parler de « quelque chose dans l’âme qui soit incréée et incréable » ne revient pas à dire que l’âme est tout entière incréée. Que signifie donc cette part incréée de l’âme ? Faut-il y voir une identité de nature entre l’intellect de l’âme et l’intellect de Dieu ? Eckhart aurait-il prêché une similitude pure et simple ? Les notions d’ « incréé » et d’ « incréable » sont-elles contraires à la vraie foi ? C’est la réponse de Jean XXII. Mais est-ce celle du maître ? Ce dernier s’est-il soumis à la décision du siège apostolique et a-t-il révoqué ces termes ? Si la défense d’Eckhart est peu claire, il ne semble pas permis d’en déduire une quelconque révocation de sa doctrine sur ces points, mais au contraire, une justification de sa pensée par une explication d’ordre théologique : Eckhart ne nie pas avoir prononcé ces termes concernant Dieu et l’âme, mais relativement à celle-ci, il apporte une nuance de taille, celle même qui avait échappé aux censeurs qui n’ont pas pris la peine de lire les œuvres du maître et se sont contentés d’examiner des propositions arrachées au contexte. Car s’il y a de l’incréé dans l’âme est-ce pour autant dire que l’âme soit tout entière incréée ?

Donc le procès d’Eckhart ne peut se réduire à une querelle de mots164. Et l’incréé qui occupe la proposition 27 de la Bulle de condamnation engage un débat qui porte aussi bien sur le langage que sur la pensée, où le langage est une ouverture même sur la pensée qui porte sur les exigences de l’être, dont les mots eux-mêmes ne sortent pas indemnes. De là les contradictions apparentes autour de cette notion tantôt assimilée au Néant, au fond sans fond, tantôt à la plénitude de l’être en tant que Donateur absolu, tantôt à l’Intellect, qui passe infiniment l’être et qui est de nature inouïe, et par là dispensateur de la grâce de la connaissance de Dieu et par là de soi-même détaché du soi créaturel.

Hermann de Summo et Guillaume de Niedecke se révèleront les adversaires les plus acharnés et les plus efficaces, dressant un premier inventaire des propositions suspectes, comprenant la notion d’ungeschaffen / increatus. Et la ténacité de ces détracteurs apparut dans toute sa force quand une seconde liste fut constituée, reprenant ce même terme d’incréé165. Mais les réponses du Maître à ce sujet semblent insuffisantes pour le retirer des listes d’accusation. Que faut-il en penser ? Peut-on envisager l’idée qu’Eckhart se soit mal défendu ou encore qu’il ait nié certains aspects de sa doctrine ? Cela semble difficilement crédible. Il faudrait même ces énigmes sur le compte des nombreux points obscurs qui subsistent sur les procès de Cologne et d’Avignon.

du Maître à défendre l’analogie selon la vérité, du moment qu’elle est garante d’une telle liberté spéculative et d’une si grande souplesse dans le discours.

164 L’édition critique des actes du procès, envisagée par Loris Sturlese serait en mesure de clarifier de nombreux points restés dans l’ombre.

165 Le cardinal Nicolas de Cues affirme qu’une troisième liste fut établie, avec des propositions extraites du Commentaire sur le Prologue de Jean.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 70-72)