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La Parole exodique

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 142-144)

2°) L’Incréé comme enjeu du sens de l’être

2.2 La Parole exodique

Quand Eckhart commente Exode 3, 14, il envisage l'être de Dieu, en termes de bullitio, de jaillissement même de la vie ou de vie de la vie, en tant que « la monade engendre la monade et réfléchit sur elle-même sa propre ardeur ». Ainsi écrit-il: « 'Je suis Celui qui suis' indique la pureté de l'affirmation, toute négation étant exclue de Dieu lui-même, ensuite quant à l'être même, cela signifie une certaine conversion réflexive de l'être en lui-même, et sa manence, sa fixation en lui-même ; ensuite la répétition : 'Je suis Celui qui suis' désigne un certain bouillonnement, ou parturition de soi, s'échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par soi-même et en soi-même, lumière dans la lumière et vers la lumière se pénétrant totalement toute entière, réfléchie toute entière sur elle-même totalement et renvoyée de partout (...). C'est pourquoi, il est dit au chapitre premier de l'Evangile de Jean : 'En lui était la vie ', car la vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s'enflant intérieurement par soi-même, se répand en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l'extérieur »411. Or, explique Marie-Anne Vannier, « les images se multiplient pour rendre compte de la vie en Dieu, celle-ci suivant un double mouvement d'intériorisation et de don, de jaillissement. Il y a là plus que l'être ou l'intellect. C'est la vie trinitaire toute entière qui s'exprime, en particulier par la génération éternelle du Verbe ».

Du Commentaire de l’Exode au Commentaire de l’Evangile de Jean, Eckhart approfondira la notion d’incréé en lui donnant toute son amplitude mystique et la rattachant à l’idée de même de vie en Dieu, de bullitio, comme vie de la vie – et qui correspond à la fécondité surabondante du Père dans la Trinité, à l’engendrement éternel de son Fils dans le Fond de la Trinité. Par le Commentaire de l’Evangile de Jean, il donne ainsi à l’incréé sa pleine dimension trinitaire en mettant l’accent sur la naissance éternelle du Verbe dans l’âme par le don d’amour de l’Esprit Saint

Il part ainsi du postulat d’un fond intratrinitaire qui serait l’incréé de Dieu, la surabondance de la Trinité en tant qu’il est le foyer de l’épanouissement trinitaire. L’amplitude et la profondeur de ce fond intratrinitaire trouve alors tout son sens dans l’expression ou la jaillissement des Trois Personnes, c’est-à-dire dans le Don de la Parole par la Père ; car de cette dynamique de donation incréée ou éternelle, sourd le Saint-Esprit, qui

apparaît alors comme le souffle créateur ou re-créateur de l’homme et du monde. Le Père est ce foyer duquel jaillit la lumière du Verbe-Fils, il est la racine de la Trinité, la source même de la donation, de la relation intime et cachée qui s’établit entre Dieu et l’homme à partir du fond le plus noble de ce dernier (nous y reviendrons en temps voulu) : « La signification trinitaire qu’Eckhart découvre en Exode 3, 14 est fondée sur un certain type de « convenientia ». Celle de la structure formelle de l’énoncé divin, de sa formalité reduplicatrice, exactement accordée au Pli des deux Personnes, c’est-à-dire à la Trinité des Personnes dans la Vie divine, avec le double mouvement de dépliement et de repliement qu’elle comporte. Ce signifié trinitaire véhiculé par la forme même de l’énoncé, à la fois signe de la germination des Personnes et marque de leur Pli, est incontestablement une des grandes innovations de l’exégèse eckhartienne. »412

Du fond incréé de la Trinité à l’expression trinitaire elle-même il y a comme un mouvement de respiration –mouvement de systole et de diastole qui est un en son principe, et différent dans son expression, car l’un « sort » et l’autre « rentre », pourrait-on dire. C’est ce qu’expriment Emilie Zum-Brunn et Alain de Libéra lorsqu’ils parlent de « repliement » et de « dépliement » des Trois Hypostases divines. Si le « dépliement » correspond au fait que le Père prononce son Verbe unique, celui-ci n’a de sens que dans son fondement intérieur, dans le fond incréé de la Trinité qui contient le « germe » nécessaire à la « germination ». Le Verbe porte alors en lui la puissance séminale du fond incréé. Il est l’expression du Pur-engendrer du Père comme il le manifeste en donnant l’Esprit Saint.

C’est pourquoi le chemin de l’homme va se dessiner en rapport à cette dynamique trinitaire, en lien avec le fond incréé du Principe. Le créé doit être dépassé si l’on veut pénétrer au cœur même de l’incréé. Entendre la Parole de Dieu ne suffit pas, il faut la mûrir en son sein, et même l’enfanter dira Eckhart, pour réaliser pleinement le sens de sa création, c’est-à-dire accomplir sa dignité d’homme qui est une dignité de fils dans le Fils, d’image dans l’Image : « L’âme qui a ainsi dépassé toutes choses – l’Esprit Saint l’élève et l’enlève avec lui dans le Fond dont il est issu. Oui, il l’amène à l’image éternelle dont elle est issue, dans l’image d’après laquelle le Père a formé toutes choses, dans l’image où toutes choses sont un, dans l’amplitude et la profondeur où toutes choses ont leur terme. Celui qui veut parvenir ici doit avoir foulé aux pieds toutes choses dissemblables à cette image, celui qui veut entendre la Parole et être disciple de Jésus, le salut. »413 L’Esprit Saint conduit l’intellect

412 Emilie Zum-Brunn et Alain de Libéra, Maître Eckhart, métaphysique du Verbe et théologie négative, pp. 143-144. Paris, Beauchesne, 1984.

d’abord dans « l’image », le Fils, auquel il est uni, puis, avec le Fils et l’Esprit Saint, il est introduit dans le Fond. A l’âme ainsi insérée en Dieu, toutes choses sont soumises et, par là, le prédicateur revient au verset de Luc qu’il a pris comme thème : tout le temps que les pensés de Pierre étaient encloses en Dieu, il marcha sur les eaux ; dès qu’il détourna sa pensée, il s’enfonça414.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 142-144)