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Les relations entre Créateur et créature

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 165-168)

1°) Le problème de l’être et de la communication de l’esse

1.1 Les relations entre Créateur et créature

« Tout l’être et l’être de tout viennent de Dieu seul »485 affirme Eckhart en bon disciple de Thomas d’Aquin. Car dans son Prologue à l’œuvre des propositions, il soutient la thèse que l’être des étants relève de Dieu seul. On comprend ainsi qu’il faille se détacher de tout ce qui n’est pas Dieu pour être. Mais alors comment comprendre l’assertion eckhartienne selon laquelle la créature est néant ? Serait-ce qu’il faille distinguer en la créature plusieurs niveaux ? Serait-elle d’un côté tournée vers Dieu et donc étant, et de l’autre, détournée de lui, et donc néant ?

« Toutes les créatures sont un pur néant »486 Ainsi, il ne l’assimile ni à un moindre- être, ni à un défaut d’être, mais à un « pur néant » : l’expression est osée et on comprend qu’elle ait pu choquer les censeurs d’Avignon. Ils y voyaient une négation de la création de Dieu. Mais Eckhart n’entend pas cela de la même manière, et loin de nier le créé, il le rend à toute sa dignité ontologique. Comment ? Si « le néant est une déficience et souille l’âme », les créatures souillent parce qu’ « elles sont faites de néant »487. Or « être fait de néant », ne signifie pas être entièrement néant. Cela sous-entend un double statut ontologique de la créature qui la définirait plus justement sa position au sein de la création, et donc son

484 Cf § 160, p. 289, Cerf / « Dans les réalités divines et principalement en Dieu il est nécessaire de professer et de confesser le Père, le Fils et le Saint Esprit, et que « ces trois sont une seule chose » (« hi tres unum sunt », non unus) mais non un seul ; qu’en outre, ils sont coéternels, coégaux et consubstantiels (coaeterni, coaequales,

consubstantiales), une seule chose en tout ce qui appartient à la nature, mais distincte uniquement en tout ce qui

connote ou implique l’engendrer et l’être engendré, le spirer et l’être spiré, et en a la saveur. 485 LW III, 44, 9.

486 Sermon 5a, JAH I, 71. 487 Ibidem.

ambivalence intrinsèque. Pourquoi ? Car « tout ce qui est contraire aux créatures et leur cause du désagrément, c’est le néant ». Le néant est donc ici comme une présence négative au sein de la créature. Et cette négation est à entendre dans un sens ontologique et moral puisqu’elle la prive d’être en la coupant de Dieu et comme telle, l’exclut du mouvement de la grâce, comme dynamique d’amour et de vie. Ainsi la créature, en tant que néant, n’est qu’un gouffre de mort qui la rend impure, malheureuse et égoïste : « car seul est pur le cœur qui a réduit à néant tout le créé »488. C’est pourquoi, Eckhart invite au détachement du créé, c’est-à-dire de ce néant en moi qui m’obstrue le chemin du retour à l’incréé, c’est-à-dire à la Déité, où mon fond et le fond de Dieu ne forment qu’un seul fond. Et une telle identité détermine la joie d’être chez Eckhart, c’est-à-dire la joie d’être enfant uni au Père, et de devenir mère de Dieu, c’est-à-dire qu’après avoir été engendré comme fils, d’engendre à son tout le Fils. Et la joie s’oppose au « tourment » : « ce néant tourmente les âmes qui sont en enfer plus que la volonté propre ou quelque feu » Ce tourment s’apparente à un état mélancolique qui est la marque de la séparation de la créature d’avec son Créateur, séparation qui, paradoxalement, provoque en elle une souffrance, une « bile noire », comme si cet état déterminait en même temps la quête de son contraire comme quête d’un retour à sa part incréée, c’est-à-dire à ce qui permet une relation d’amour et d’unité avec Dieu. Pour Eckhart la créature humaine est faite pour se réaliser entièrement. Ainsi Eckhart distingue deux « néant » : le néant qui désigne la créature en tant qu’elle n’est pas tournée vers Dieu, et le néant de la Suressence divine, tel qu’il le décrit dans le Sermon 71, qui est le Néant de la « Vraie lumière » (Sermon 71, JAH III, p. 79), c’est-à-dire l’Incréé de Dieu, son essence, sa communion trinitaire : « Paul ne voyant rien, voyait le Néant divin » - Le néant est ainsi à comprendre dans une dialectique, celle même qu’il expose dans le sermon 40 : dépasser le néant créé, la multiplicité des images (Entbildung), et dans une assomption de tout l’être, recevoir l’Esprit Saint en la part la plus nue de son âme, en ce temple « libéré » des images, et rendu à sa pureté incréée : transformée par la grâce de l’Esprit incréée, illuminée par sa clarté divine, l’âme est ainsi « anéantie » en Dieu même, c’est-à-dire qu’elle recouvre l’Image incréé en elle, le quelque chose dans l’âme et ainsi se constitue dans son être véritable et libre. On voit ici que le néant est à entendre de façon ultime comme l’Überbildung, c’est-à-dire la réalisation de l’être de l’homme à partir de son moi véritable.

Or cette réalisation ne peut se concevoir sans Dieu. Ce dernier est la condition de sa joie d’être, de son épanouissement. Mais la condition de la créature est complexe chez

488 Sermon 5b, JAH I, page 77. De même : « dans la mesure où le néant est attaché à toi, dans cette même mesure, tu es imparfait. Si donc vous voulez être parfaits, vous devez être libérés du néant. » Ibid.

Eckhart au sens où si, par elle-même et en elle-même elle est néant et ne tient son être que reliée à son Principe, elle doit atteindre au néant d’elle-même en tant que néant créaturel si elle veut recouvrer son lien au principe. Mais on touche ici à un paradoxe : car le néant de la créature qu’il oppose à un « quelque chose » dans le Sermon 5a, nous renvoie à la créature en tant qu’être, c’est-à-dire dans son antériorité de créature, dans son incréé, qui, comme tel apparaît comme la noblesse de la créature. Car si Eckhart parle de la créature comme rien, il y a une noblesse du rien qui ne laisse aucune place au compromis et, qui dans son état de pur rien, ressent la béance de sa condition et le vide immense à combler.

Car si avec le créé apparaît l’être, c’est-à-dire l’autre, donc le différent et par conséquent le multiple, l’avènement de l’être fait régner la dualité. C’est la raison pour laquelle tout être créé est double. Comment entendre cette dualité ? Faut-il l’entendre dans le sens d’un « manichéisme » où d’un côté la créature serait bonne, et de l’autre mauvaise ? Faut-il concevoir cette double nature comme une dualité ou une opposition pure et simple ?

Eckhart ne peut concevoir ces deux termes dans leur opposition sans se contredire, il les définit plutôt dans une dialectique, et pose leur raison d’être dans leur relation même. Car si l’incréé se définit d’abord comme une différence, en tant qu’il s’oppose de façon radicale au créé en sa qualité même de Principe qui le précède et l’achève et par là même le commande. Ainsi l’avant du Principe en est aussi le terme. L’exitus, qui rend nécessaire le reditus, constitue avec lui un double mouvement qui trouve sa réalisation dans la dynamique une et unique de la naissance de Dieu dans l’âme.

Pour la tradition augustinienne, la créature est un nihil en comparaison de Dieu summum esse. Pour la tradition dionysienne, c’est le principe qui eut être dit non-être parce qu’il est au-delà des étants. Pour Eckhart, l’alternative entre être et non-être disparaît et si la créature se dit néant, purum nihil, Dieu se dit aussi Néant.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 165-168)