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Métaphorique et mystique

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 132-136)

1°) La dimension métaphorique des textes

1.5 Métaphorique et mystique

Eckhart parachève la métaphore de la fécondité par celle de la lumière (lieht) : après le verbes « verdoyer » et « fleurir » qu’il avait employés pour traduire l’idée même de naissance féconde, il emploie à présent les verbes « rayonner » (liuhtet) et « briller » (schînet) pour dire toute la lumière qui en résulte. Mais de quelle lumière s’agit-il ? La lumière qui apparaît comme le résultat de cette fécondité, n’a rien à voir avec la lumière naturelle de l’intelligence humaine, mais elle la dépasse en ce qu’elle émane directement du « cœur paternel » (veterlîchen hersen). Or à quoi le Maître assimile-t-il ce dernier ? Ici on doit faire un rapprochement avec ce « grund » dont on a parlé un peu plus haut. Pourquoi ? Parce que ce « fond » est celui-ci même du cœur paternel d’où le Fils est engendré. Il est ce « lieu le plus noble » et ainsi le lieu même de l’engendrement de la Parole intérieure. Or la nature de fond originel, de cette source de Lumière, est incréé et incréable, car il est ce lieu secret, caché où le Père engendre son Fils. Il est ce lieu du silence, retranché au plus profond de la Déité, lieu de la « manière propre » de Dieu, de son cœur paternel, et donc de son essence donatrice. Or le fond de l’âme est à l’image même de ce fond possédant ainsi les dispositions particulières pour la naissance éternelle.

Car c’est dans un fond identique au sien que Dieu opère, c’est-à-dire dans une âme libre, dépouillée de toutes les formes d’attachement au créé. La nature incréée et incréable de ce « grund » renvoie alors à l’image de la « vierge, qui est une femme », c’est-à-dire à cette disponibilité caractéristique de l’homme noble et libre, disponibilité qui signifie une ouverture, une possibilité de fécondité. Mais où se situe ce fond ? Eckhart parle du « cœur » du Père, du « fond » le plus noble de l’âme. Autrement dit, il est ici question du lieu le plus intérieur qui se puisse concevoir. Or cette intériorité semble devoir échapper, par sa radicalité même, à toute forme de définition possible dans la mesure où elle ne correspond en rien à un espace ordinaire et ne peut ainsi se laisser circonscrire. C’est pourquoi cette intériorité échappe à toutes les projections de l’entendement, et se situe dans l’invisible et le tréfonds du cœur, là où nul regard ne peut entrer.

Telle est l’aporie inhérente à l’image du « bürgelîn » car en ce « petit château fort » « jamais puissance ni mode ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder »380 Car il s’agit là d’un lieu « sans lieu » ou d’un lieu « sans nom » qui correspond à la nature incréée de Dieu. Il

faudrait donc se placer du point de vue de l’éternité pour pouvoir en parler. C’est pourquoi il s’agit ici de la Lumière de la grâce éternelle, celle même qui sourd du fond de la Déité : « je dis Déité parce qu’il n’y a pas encore de diffusion et que rien n’est touché ni pensé »381. Or, comme Eckhart l’a déjà dit au Sermon 21 : « la grâce n’opère pas d’œuvre »382, c’est une pure lumière qui jaillit d’elle-même en elle-même, c’est-à-dire du fond même de l’essence divine : « la grâce verse totalement tout ornement dans l’âme ; c’est une plénitude dans le royaume de l’âme.383 » C’est pourquoi cette lumière éternelle et incréée est un accomplissement de l’unité du fond de l’âme et du fond de Dieu : « elle ramène l’âme à Dieu. Et là, l’âme reçoit le fruit naît de la fleur 384». La métaphore est assez explicite, et met l’accent sur cette transformation fécondante de « la fleur » en « fruit ».

L’incréé de Dieu n’est donc ni un ceci ni un cela, ni un ici ni un là. Il n’est rien de ce qu’on peut en dire, il est au-delà de tout nom et même au-delà de l’indicible lui-même. Tel est le Dieu Un : par « Un », Eckhart entend la nature incréée de Dieu . Or « que désigne Un ? » questionne la Maître au Sermon 21 : « « Un » désigne ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la Déité telle qu’elle est pure en soi, là où rien n’est ajouté, à quoi la pensée n’ajoute rien. « Un est la négation de la négation » Dieu Incréé s’identifie alors à ce Dieu « Un », « négation de la négation ». C’est pourquoi connaître Dieu, selon son essence ou sa Déité, c’est le connaître selon son « Un » ou sa nature incréée. Et cette connaissance ne fait plus appel aux mots du raisonnement discursif puisqu’elle se situe dans l’ordre du discours mystique où la parole apophatique traduit la difficulté inhérente à dire l’indicible. Car la connaissance de Dieu en tant qu’Incréé relève d’une nescience. C’est pourquoi c’est aux yeux d’Eckhart une connaissance « pure » : « La pure connaissance où il n’y a ni « ici » ni « maintenant ». Dieu veut dire : si haute, si pure que soit la volonté, il faut qu’elle monte plus haut. »385

Or le « quelque chose de l’âme » (aliquid in anima) est une réalité spirituelle qui touche au plus subtil de l’âme, à ce « fond sans fond » où a lieu l’événement même de la naissance éternelle. Telle est la fécondité en esprit, dynamique de vie nouvelle où se joue la filiation divine comme enjeu majeur de la christologie de Maître Eckhart.

381 21, I, page 186. 382 I, page 186. 383 Ibidem 384 Id, page 187

« De toute éternité, Dieu engendre son Fils, et Il l’engendre maintenant et l’engendrera éternellement. »386 Telle est la nature divine du Père, rappelle Eckhart : engendrer son Fils. Il ne fait rien d’autre qu’engendrer son Fils. Or on peut se demander dans quelle mesure cette activité nous concerne, en quoi elle nous est liée, et donc quel est son impact sur notre vie.

C’est là qu’intervient l’Etwas in der seêle, dimension incréée et incréable de l’âme. Pourquoi ? Dans les Dits, Eckhart nous rappelle la destination de l’âme : « C’est pour cela que Dieu a créé l’âme : pour y engendrer son Fils unique. »387 En cela, il nous invite à réfléchir sur sa vocation originelle : l’âme a pour vocation de recevoir le Fils pour l’enfanter. Telle est sa destination spirituelle, ce pour quoi elle a été faite, son « principe d’âme » pourrait-on dire. En tant que telle, l’âme recouvre sa part incréée car c’est en elle qu’a lieu l’événement de la naissance. Eckhart centre sa réflexion sur l’incréé autour de l’événement de la naissance.

L’incréé apparaît alors comme le sol même de la vie nouvelle dans et par le Fils, car c’est l’incréé qui nous unit de toute éternité à Dieu. Vecteur de la grâce divine, principe et fondement de toute naissance spirituelle, Eckhart nous laisse entendre que c’est en lui et par lui qu’il nous est donné de devenir fils dans le Fils.

Dieu a honoré l’homme d’une part incréée, d’une fine pointe en son âme qui la rend semblable à Dieu lui-même. Mais cette réalité n’est pas évidente à l’homme créé : elle lui est cachée, et c’est le détachement qui permettra la formation puis la transformation en l’incréé.

Par l’originalité et la profondeur de ses intuitions spirituelles, Eckhart inaugure tout un langage sous-tendu par la pensée de l’Incréé et donc par ce postulat du commencement originaire auquel il faudrait sans cesse revenir : l’identité d’essence entre le fond de Dieu et le fond de l’âme388.

Or pour comprendre le sens même de l’Incréé de Dieu et de l’Incréé de l’homme, en quoi faut-il revenir au langage de la théologie trinitaire ?

C’est là un des objectifs de cette thèse que de montrer que l’homme ne peut avoir conscience de son fond incréé sans au préalable être introduit dans cette vie trinitaire, et donc sans comprendre qu’il tient tout de la grâce de Dieu qui se donne de toute éternité en son Fils :

« ... dans cette même puissance le Père donne naissance à son Fils unique aussi véritablement qu’en lui-même, car il vit vraiment dans cette puissance, et l’esprit donne

386 Dit 3, in : Les Dits de Maître Eckhart, trad. G. Pfister, Paris-Orbey, Arfuyen, 2003, p. 15. 387 Ibidem.

388 Da gottes grund und der sele grund ain grund ist : où le fond de Dieu et le fond de l’âme sont un seul fond. Sermon 15.

naissance en même temps que le Père à ce même Fils unique et à lui-même, et il est le même Fils dans cette lumière et il est la vérité. »389

Dieu n’a vraiment qu’un seul Fils,

Mais ce Fils, chaque chrétien doit l’être.390

Eckhart invite chaque chrétien à vivre la naissance de Dieu dans son âme, à « laisser advenir la création nouvelle »391 comme le dit Marie-Anne Vannier. Cette exhortation constitue sa mission de lebemeister et se fonde sur une expérience spirituelle personnelle.

L’expérience mystique du Lebemeister et le travail spéculatif du Lesemeister pour en rendre raison constituent les deux piliers de la démarche métaphysique et théologique du Maître: par eux, il donne sa pleine mesure à son interprétation chrétienne sans réduire Dieu à l’Un plotinien ni au Dieu des philosophie ni même au Principe de Non-Dualité des Bouddhistes.

C’est pourquoi, son intention n’est pas d’éradiquer toute démarche dialectique et rationnelle, mais de n’en usurper ni le rôle ni la portée en lui rendant la juste place qui lui convient. Le recours à la métaphore supplée les indigences inhérentes au langage pour tenter d’approcher par les expressions imagées des expériences spirituelles qui dépassent toute mesure392. Et comme telle, l’Incréé est une notion qui se prête à la métaphore, car elle renvoie à cette expérience du plus intime de soi et de Dieu, à ce « fond » que nul langage rationnel ne saurait expliciter. L’aveu de cette indigence des mots, le recours aux métaphores, sont autant de reconnaissance de la transcendance de Dieu. Ainsi la métaphysique et la mystique peuvent s’éclairer l’une l’autre, et trouver un lien dans et par la métaphore393.

389 Sermon 2, JAH I, page 56.

390 Angélus Silésius, Distique 5, 9, op.cit., p. 46.

391 Noël chez Eckhart et les mystiques rhénans, page 73, Arfuyen.

392 Maître Eckhart engage sa réflexion métaphysique et théologique et s’affirme aussi bien Lesemeister que

Lebemeister, établissant ainsi une connivence étroite entre ces deux états, ces deux attitudes de vie et de pensée.

393 Commentaire de Jean 1, 14 : la sainte Ecriture a une grande pertinence, de telle façon que ce que les philosophes ont écrit sur les natures des choses et sur les propriétés s’accorde avec elle, ce d’autant plus que tout ce qui est vrai dans l’ordre de l’être comme dans celui de la connaissance, dans l’Ecriture comme dans la nature, procède d’une même et unique source, d’une même et unique racine.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 132-136)