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Autodétermination de la Substance incréée

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 155-158)

2°) L’Incréé comme enjeu du sens de l’être

2.5 Autodétermination de la Substance incréée

Le créé et l’incréé sont-ils des réalités qui s’excluent ou au contraire sont-elles à saisir dans une unité ? Ni identiques, ni différents, ces deux termes s’appréhendent dans une hiérarchie ontologique où le Principe dialectique d’une contradiction touche la dynamique chrétienne de la tri-unité de Dieu et le rapport concret d’une réalité à cet autre de soi qui est un autre Soi. Ainsi maître Eckhart écrit-il : « plus on connaît Dieu lucidement et profondément comme Un, plus on connaît la racine dont sont issues toutes choses » Et cette racine, ce lieu originel ou cette source, le Thuringien la voit comme « le noyau et le fond de la Déité ». Et c’est dans ce Principe, par lui et en lui que l’on connaît toutes choses.

Or si ce Principe devient créateur pour donner naissance au monde et aux étants, il ne trouve véritablement son essence de Principe qu’en amont de lui-même, dans son dé-devenir, c’est-à-dire dans son fond, dans son être incréé, au-dessus de tout être. Ainsi le multiple du créé appelle-t-il son retour à l’unité incréée, au « point-source » (Pierre-Jean Labarrière) dont il se trouve procéder ; et ce non pas pour que disparaisse la différence, la pluralité des formes et le foisonnement du vivant créé, mais au contraire pour qu’elles connaissent leur véritable identité, leur origine et leur enracinement dans l’Incréé comme Un, c’est-à-dire Principe du créé, Être suprême d’où émanent les étants.

Eckhart se situe à l’intersection d’une pensée augustinienne, dionysienne et thomiste à laquelle il faut ajouter celle des écrits des béguines des 13è et 14è siècles. Héritier du langage ontologique de saint Thomas, Eckhart : « L’Être se définit comme l’objet premier de l’Esprit humain »457 L’Être en tant qu’il est objet de l’intelligence, se définit ainsi comme le corrélat de la connaissance. Il est ce par quoi les étants ont une consistance et établissent des relations, et en fonction duquel l’intelligence s’exerce en de multiples objets de perception. L’actus essendi fonde la détermination des étants dans leurs relations externes. Il est ce point neutre à partir duquel tout étant a de l’épaisseur ontologique. L’être donne à l’intelligible d’être dans

456 Le rapport de l’Incréé divin (du Principe) aux étants créés ; le statut logique de la causalité créatrice.

457 Somme théologique I, q. 5, a. 2 : « La première notion offerte à l’intellect est celle de l’être, car une chose est connaissable dans le mesure où elle existe en acte. » En latin, Être se désigne par esse et ens ; Esse peut se traduire par l’acte d’être tandis qu’ens est cet étant, cet existant. Mais l’acte d’être se distingue de l’essence (essentia ou quidditas en réponse à la question quid sit ?) qui est cette substance douée d’intelligence. L’essence est la détermination de l’acte d’être se spécifiant dans telle ou telle modalité (biologique, spirituelle…).

sa détermination objective. L’Être est présent dans l’Intelligence qui se convertit dans l’Être. Car si l’^tre n’était pas intelligible, nulle pensée ne serait possible. A partir de là, l’intellect humain, image de l’Intellect divin, dans sa nature incréée, cherche l’essence de chaque être, ce fond incréé458 – qui est sa détermination fondamentale, le ce sans quoi il ne pourrait pas exister. –

Les créatures, dans leur étant créé, implique l’Être comme Principe premier, « Acte pur d’exister » dira Thomas459

Or, dans sa réflexion sur la notion d’incréé, Eckhart va de plus en plus se placer dans la perspective dionysienne et mystique qu’il complètera avec la relecture du Liber de Causis et celle du Livre de XXIV philosophes, qui va l’amener à définir le fond de Dieu, la Gotheit, non plus comme être mais comme incréé. Et, par l’introduction de la dynamique de la grâce, il s’agira pour l’âme de retrouver sa part incréée, et donc de « devenir par grâce ce que Dieu est par nature » pour reprendre la formule de Maxime le Confesseur.

Or, on le verra, dans cette perspective de retour à l’incréé, l’intellect occupe une place centrale. Et reprenant la formule de Thomas, « Intelligere Dei est ejus substantia », Eckhart la portera à l’extrême sans redouter le paradoxe : utrum in Deo sit idem esse et intelligere ?

Nous aurons ici comme objectifs de dégager l’intérêt d’Eckhart pour la notion de Principe – Dieu en tant que principe donnant l’être-, en lien avec la tradition antique et scolastique et de montrer en quoi l’incréé va lui permettre de dépasser, sans pour autant nier, l’apport ontologique de ses prédécesseurs.

Et en effet, on décèle chez Eckhart une volonté de conserver les acquis de la métaphysique thomiste tout en les intégrant dans son interprétation de l’Ecriture et dans son expérience spirituelle : en partant de l’expérience concrète des créatures, de la multitude et de la division du créé, le maître nous conduit à l’incréé et complète la dialectique ascendante thomiste d’une dialectique descendante. Dans l’expérience spirituelle du détachement, l’intellect remonte, par la médiation de l’être, jusqu’à l’incréé de Dieu qui est une plénitude d’être. Ainsi, on ne peut constater chez Eckhart aucune réduction ontologique. Au contraire l’incréé nous révèle le Principe comme Ipsum esse subsistens, c’est-à-dire comme source et fin de tout.

458 C’est à partir de ce fond que l’on comprend l’acte d’exister par lequel toute substance devient un être réel. 459 Dieu comme Principe ou l’être cause de soi. « Pensée de la pensée » dans la Métaphysique (Lambda) d’Aristote.

L’émanation des créatures sera le point de départ de notre réflexion sur l’incréé. Car pour comprendre le reditus, il faut partir de l’exitus. Or si Dieu est Principe d’où émanent les créatures et Principe où elle retourne, et si ce Principe est par essence incréé, le défi eckhartien est de proposer de saisir les créatures à partir de l’incréé (Déité) et non plus à partir des effets de l’incréé (Dieu trinitaire et créateur). Il ne s’agit donc plus seulement d’une Cause finale comme chez Thomas, mais d’un Principe, c’est-à-dire d’une Origine, d’un Incréé qui se situe dans un avant du temps et de l’espace, dans un désert, ou un Abgrund. Le néant de Dieu désigne à proprement parler cet incréé. Ici s’opère une différence avec le néoplatonisme. Il semble en effet qu’Eckhart insiste sur l’Essence divine génératrice comme Origine de la diffusion des Personnes. La vie du Principe incréé s’affirme et s’unifie en elle-même. Si Eckhart met l’accent sur le Fond divin, il ne faudrait pas trop vite en déduire un au-delà de la Trinité, car ( comme on va le voir dans le chapitre suivant), il est impossible d’introduire une séparation radicale entre le Fond incréé de Dieu et son déploiement trinitaire.460

On comprend alors la place centrale de l’intellect chez Eckhart puisqu’on ne peut comprendre l’émanation des créatures à partir de leur principe que dans une émanation intellectuelle dans la mesure où Dieu ne peut que se donner lui-même. Or cet intelligere est un être absolu, la plénitude d’être que Thomas recherchait mais qui maintenant est à envisager du point de vue de l’incréé, c’est-à-dire du Principe. Or le dépassement de la métaphysique thomiste, on le voit, n’est pas un refus de penser l’être mais un autre regard ontologique qui prend l’incréé comme fondement et principe. Il s’agit de voir la créature à partir de son antériorité, la créature d’avant la créature, comme non-née, pour comprendre le passage de l’état de créature à l’état de fils de Dieu : Maître Eckhart prend l’espace et le temps intra- mondains à rebours de leur apparition, dans un « avant », une éternité ou un principe qui est incréé et qui conditionne leur apparition même. Il s’agirait de remonter le fleuve de la création, d’aller en amont même du créé, jusqu’à l’incréé du Principe. Car dans le Fond incréé de Dieu manifesté dans le dynamisme de la Trinité éternelle demeure inscrit l’In principio, comme préambule de la création461.

460 Il s’agit ici d’un double mouvement processif et conversif déterminé par la profondeur de fond de l’incréé de Dieu.

461 A savoir sa procession première. La création a son être dans cette vie de l’incréé divin, c’est-à-dire dans ce Fond d’où émane la Trinité.

Dans le document L'incréé chez Maître Eckhart (Page 155-158)