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I. Une œuvre construite

1.1. Un journal adressé

Le Journal est le lieu privilégié de l’écriture de soi. Espace confidentiel, il permet à celui qui le tient de tout dire et de consigner ses moindres états d’âmes à l’abri de tout autre. Alix Cléo Roubaud y notait les détails les plus triviaux de son quotidien : « Pèse environ 59 kg,soit 4kg de trop.Peau hâlée,pas d’exercice.58 » Ces observations de sa personne, quasi médicales, ne sont pas dominantes dans le

54 Ibid., p. 3.

55 Victor DEL LITTO, « Débat » in Victor DEL LITTO, op. cit., p. 18

56 Notamment Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, 1996, Paris, Seuil, « Points » et Philippe LEJEUNE, Catherine BOGAERT, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006.

57 Philippe LEJEUNE, « Avant-propos » à Françoise SIMONET-TENANT, Le Journal intime.

Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, « L’écriture de la vie », 2004.

Journal. Mais elles participent d’un souci de l’exhaustivité : « Une seule règle:avoir toujours un cahier,et y écrire presque tous les jours:tout;tout inclure:les

résolutions les plus simples;ne plus fumer…,les incidents,les

photographies,tout.59 » Alix Cléo Roubaud s’engage à tout dire dans une exigence de véridicité. Le Journal répond donc au « pacte référentiel », l’un des points fondamentaux du « pacte autobiographique » conçu et énoncé par Philippe Lejeune : « La formule en serait non plus “je soussigné”, mais “Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité”.60 » – la formule « Je soussigné » impliquant en tout premier lieu la nécessité de l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage pour caractériser les écritures autobiographiques.

Par cet engagement, Alix Cléo Roubaud fait ainsi entrer son journal dans le champ littéraire autobiographique. C’est une convention qu’elle conclut, s’engageant à repousser les frontières de l’indicible : « avouer l’inavouable:abolir l’inavouable:le journal.61 » Le Journal pose alors nécessairement la question de son destinataire, celui du pacte et celui de l’aveu : pour qui Alix Cléo Roubaud veut-elle se dire si totalement ? Si Alix Cléo Roubaud écrivait sur elle, détaillant sa vie et ses pensées, il semble que sa vocation fondamentale soit de se livrer entièrement, comme pour fournir une explication à un autre. Le « tu » récurrent du Journal corrobore cette hypothèse : « Dimanche en t’attendant. Bach.62 » Si le référent de ce « tu » semble trouble dans les premières pages, l’on découvre à la lecture du Journal qu’il s’agit de son époux, Jacques Roubaud. Alix Cléo Roubaud fait explicitement référence à leur vie conjugale :

59 Ibid., p. 51.

60 Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 36. Remarquons que Philippe Lejeune attribue bel et bien un pacte référentiel à tout journal (et non seulement à l’autobiographie), ce qui lie assurément le journal au genre des écritures de soi. Cf. Philippe LEJEUNE, « Ouverture », La Faute à Rousseau, n° 35, « Le journal personnel », février 2004. 61 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 145.

(don’t wake up don’t look now)!!!

ne regarde pas ce moi nocturne qui écrit à la faveur de ton sommeil détourne le regard tu ne sais pas de quoi il s’agit cette pure phobie de l’irruption dans ma nuit à moi

cet espace à moi, ce temps à moi, seule en fin, face à ma fin,

par exemple.63

D’emblée nous observons qu’Alix Cléo Roubaud ne proscrivait donc pas la lecture de son journal intime par un tiers, puisque certains passages sont directement adressés à Jacques Roubaud : « Jacques / je n’ai aimé que vous / j’ai aimé Dieu fort mal:nous tâcherons de régler nos comptes à l’amiable64 ». Le Journal lui est destiné, mais elle souhaitait en différer la découverte après sa mort (« don’t look now »). Il convient ainsi de distinguer écriture de soi et écriture pour soi. L’écriture pour soi a vocation à devenir écriture de soi après sa disparition : « i HAVE to write,as often as possible,everyday if I can; an exercise both vital and horrible because none of its products can ever be shown to anyone as long as I am alive.65 » Jacques Roubaud, destinataire de ses écrits, a respecté cette volonté :

Je connaissais l’existence de son journal, mais je ne l’avais, elle vivante, jamais ouvert. C’était une nécessité absolue pour elle, et une règle expresse du partage de nos vies. Elle ne pouvait écrire dans ces pages que si elle était certaine que le seul regard qui serait posé sur elles [sic] serait un regard posthume. À cette condition seulement elle était assurée de ne pas reculer devant ce qu’elle avait à dire, même atroce, et de parvenir à le dire exactement.66

63 Ibid., p. 32.

64 Ibid., p. 115. On peut noter ici qu’Alix Cléo Roubaud, dans son adresse à Jacques Roubaud, a aussi recours parfois au vouvoiement.

65 Ibid., p. 56 : « il FAUT que j’écrive,aussi souvent que possible,tous les jours si je peux;c’est un exercice à la fois vital et horrible parce qu’aucun de ces produits ne pourra jamais être montré à personne tant que je vivrai. » — trad. Jacques Roubaud in Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 57.

Ce que se donne Alix Cléo Roubaud par son journal, ce n’est pas, à strictement parler, l’espace d’un secret, d’une écriture « quasi inavouable » – bien qu’elle contienne possiblement des choses « atroces », mais un espace propre de liberté, et d’abord de liberté conjugale. Sans encourager la publication de ses écrits, Alix Cléo Roubaud ne l’a pas non plus interdite : « Elle écrivait […] pour elle-même ; et, peut-être, bien qu’elle n’ait rien dit à cet effet, ni pour ni contre, pour être lue après sa mort.67 » Il faut dire que, depuis plusieurs décennies, depuis la fin du XIXe siècle selon les historiens du genre68, « le journal est vraiment sorti de l’innocence69 », il est appréhendé comme quelque chose qui tend à rencontrer un public de lecteurs : « [l]e journal intime cesse d’être aussi privé, aussi intime qu’il l’a été. Sa vocation publique désormais le surplombe et le précède », comme le notait Jules Renard dans son propre journal70.

Malgré donc les interdictions posées sur sa lecture durant l’existence de son auteure, le Journal d’Alix Cléo Roubaud, par l’emploi récurrent du « tu », interpelle Jacques Roubaud, qui apparaît non seulement comme l’être aimé, mais aussi comme un primo-lecteur : « J’ai été le premier lecteur de ces pages, qu’elle m’avait laissées, comme le reste […] explicitement pour en disposer comme je le jugerais nécessaire.71 » Aussi peut-on affirmer qu’Alix Cléo Roubaud avait destiné le journal à un lecteur et spéculer sur le fait qu’elle pensait à d’autres lecteurs. Nous pouvons alors supposer une intention littéraire de la part de l’auteure, ce que Jacques Roubaud confirme dans Le grand incendie de Londres : « Les photographies d’Alix, avec son Journal, sont ce qu’elle m’a laissé, explicitement, pour être montré.72 » Selon le poète, Alix Cléo Roubaud aurait donc souhaité être lue, Jacques Roubaud ne serait alors pas un simple lecteur,

67 Ibid., p. 8.

68 Cf. notamment Pierre PACHET, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, 1990, p. 125.

69 Françoise SIMONET-TENANT, Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire,

op. cit., p. 87. Nous nous reporterons à l’ensemble du chapitre 2 de l’ouvrage pour de plus amples

repères historiques du genre diaristique, pp. 41-91.

70 Jules RENARD, Journal, 1887-1910, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 193.

71 Jacques ROUBAUD, « Introduction » à Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 8.

72 Jacques ROUBAUD, Le grand incendie de Londres, Seuil, « Fiction & Cie », Paris, 1989, p. 110.

désigné dans le texte, mais aussi un relais. Et c’est en établissant l’édition du Journal que Roubaud se fait à la fois passeur et exécuteur testamentaire, permettant à ce texte de devenir une œuvre et de rencontrer son public.