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Le Journal : un livre illustré ?

Conclusion partielle

CHAPITRE 3 : Une œuvre photobiographique

I. Un dispositif photolittéraire

1.1. Le Journal : un livre illustré ?

Il convient tout d’abord d’analyser la spécificité du dispositif photolittéraire à l’œuvre dans le Journal d’Alix Cléo Roubaud et le rôle joué par les images en regard du texte qui les accompagne. Dans un article consacré aux dispositifs photolittéraires, Philippe Ortel rappelle que « quelle que soit l’échelle à laquelle on envisage le rapport entre photographie et littérature, on gagne à nommer et à définir, chaque fois, le cadre dans lequel la comparaison s’opère272 ». Il nomme « dispositif » tout « type d’organisation dans lequel les éléments gardent leurs particularités tout en collaborant à une fin unique273 ». Ici, l’on considérera donc que s’attacher au sens de chaque photographie ou au sens du texte n’est pas suffisant, de sorte que nous analyserons le Journal comme un tout dans lequel « le dispositif photolittéraire est devenu un moyen d’expression à part entière274 ». Cependant une question se pose d’emblée : la dimension évidemment intersémiotique du Journal, le passage du lisible au visible, est-il une volonté d’Alix Cléo Roubaud ou de Jacques Roubaud, éditeur du Journal ? Nous avons déjà mis en lumière le rôle fondamental joué par Jacques Roubaud dans la publication de cet ouvrage. D’après son introduction, il semble qu’il soit à l’origine de la répartition des photographies dans le texte, et c’est ce que nous avons signalé jusque-là : « Quelques unes de ses photographies sont reproduites dans ces pages, accompagnant les moments où, dans le Journal, elle parle de telle ou telle d’entre elles.275 » Jacques Roubaud affirme ainsi avoir opté pour une logique de référentialité interne ; l’image accompagne le texte, elle est « conforme » à ce qui est énoncé. Si donc Jacques Roubaud est à l’origine du dispositif photolittéraire du Journal, il semble que le Journal doive nous apparaître d’abord comme une œuvre illustrée.

Il est vrai que, dans certains cas, les photographies paraissent directement illustrer le texte. Les photographies semblent ainsi constituer la simple

272 Philippe ORTEL, « Trois dispositifs photo-littéraires. L’exemple symboliste. » in Jean-Pierre MONTIER, Liliane LOUVEL, Danièle MÉAUX et Philippe ORTEL (dir.), Littérature et

Photographie, op. cit., p. 17.

273 Ibid., p. 18. 274 Ibid., p. 17.

représentation graphique du texte, le soumettant à notre regard, sans qu’elles ne présentent aucune autonomie vis-à-vis de lui. Une image d’Alix Cléo et Jacques Roubaud couchés est, par exemple, reproduite immédiatement après cette phrase : « photo dans l’après-midi,nous deux au lit nous regardant.276 » L’image donne à voir ce qu’Alix Cléo Roubaud raconte, elle devient une preuve de ce que l’auteure avance. Les photographies acquièrent alors un statut de preuve, de document, témoignant de ce que la scène a bien eu lieu. Ces images ont longtemps été considérées comme des archives, une mémoire de la vie du couple que formaient Alix Cléo et Jacques Roubaud. Dans notre parcours de lecture, la photographie vient alors étayer le texte, l’instruit. Un tel dispositif fait apparaître le Journal comme un livre illustré.

Cependant, l’illustration peut être moins littérale, et on peut relever dans la mise en regard du texte et de l’image une oscillation qui relève d’une démarche intersémiotique. Alix Cléo Roubaud, dans son recours au journal et à la photographie, utilise deux formes d’expression et diffuse le sens entre les deux systèmes. Mêlant le verbal et le non verbal, elle compose des variations autour d’un même état. La photographie est une autre façon de se dire, et non pas simplement une façon d’illustrer le texte qui permet de se dire. Ainsi, les moments de détresse décrits dans le Journal trouvent une autre manifestation dans les autoportraits. En janvier 1980, Alix Cléo Roubaud note dans son Journal : « je me demande pourquoi je me maltraite de cette manière alors que je suis aimée et dois survivre;pourquoi je me saoule sans manger, pourquoi je me drogue de somnifères,pourquoi je fume. se soigner.277 » Sur la page suivant ces questions faisant état d’un mal être indéniable, se trouvent reproduits deux autoportraits où son visage est dissout par un flou de bougé et apparaît presque monstrueux, comme déformé par l’angoisse. La même détresse réunit le texte et ces images. Mais dans ce cas, les images viennent après le texte, tant dans la composition de l’objet-livre que dans le moment de leur création (ces autoportraits sont datés de 1981). Elles relèveraient donc encore de l’illustration, si c’est un critère temporel qui conditionne le statut illustratif d’une image comme le soutiennent Léo H. Hoeck et Kees Meerhoff dans Rhétorique et image : « En partant du point de vue

276 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 59. 277 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 27.

de la production de la relation texte/image on se posera donc la question si le texte précède l’image (comme dans l’illustration) ou si l’inverse se présente (le cas de l’ekphrasis).278 »

Mais peut-on pour autant affirmer que l’image est subalterne au texte ? Contrairement à ce qui a pu être avancé lors de certaines analyses publiées à la sortie du Journal d’Alix Cléo Roubaud, il faut souligner que l’image n’y est pas entièrement soumise au texte, car elle en modifie aussi la lecture. La définition du livre illustré proposée par Philippe Ortel permet de nuancer en ce sens l’approche strictement hiérarchique entre le texte et l’image et de mettre en lumière leurs relations complexes :

Le livre illustré dote d’abord le texte et l’image d’un double système de référence, l’un manifeste, l’autre implicite : chaque type renvoie par nature à l’univers fictif ou réel qu’il est naturellement chargé de représenter mais aussi discrètement à son partenaire dans le dispositif du livre, que la relation entre eux soit de redondance ou d’écart.279

S’agissant du Journal d’Alix Cléo Roubaud, le lecteur doit en effet composer une médiation intime, lier dans sa découverte du livre texte et image et habiter l’espace qu’ils dessinent ensemble. Si dans les exemples précédemment cités le lien entre le texte et l’image apparaît assez vite, il s’avère parfois plus subtil. L’entrée du Journal datée du 7 octobre 1980, commence avec une image de la série Correction de perspective dans ma chambre suivie d’une réflexion théorique à la disposition poétique :

278 Léo H. HOECK et Kees MEERHOFF, Rhétorique et image, Rodopi, Amsterdam, 1995, p. 66. 279 Philippe ORTEL, « Trois dispositifs photo-littéraires. L’exemple symboliste », art. cit., p. 19.

La photographie multiplie/annule

l’individualité des affirmations du désir

La non-répétitivité de l’absolument indifférencié280

L’image qui précède ces lignes est un autoportrait réalisé dans son appartement de la rue Vieille-du-Temple. Alix Cléo Roubaud se photographie nue sur une chaise en bois ; une lumière crue frappe l’image par sa droite et allonge les ombres portées de la jeune femme et du meuble. En jouant sur les temps de pose, elle se dote d’un corps translucide, fantomatique, qui laisse apparaître la structure de l’assise.

Fig. 8 : Sans titre, série Correction de perspective dans ma chambre, Paris, 1980, tirage argentique obtenu par surimpression, 17,7 x 24 cm, collection particulière.

Quel est le rapport de cet autoportrait aux phrases qui l’accompagnent ? La nudité d’Alix Cléo Roubaud suffit-elle à illustrer les « affirmations du désir » ? Une telle lecture semble bien insuffisante car Alix Cléo Roubaud déploie dans son texte une pensée théorique sur la photographie et sur le rapport de celle-ci à

l’imaginaire amoureux. L’énoncé est complexe. La barre oblique qui lie les deux premiers verbes (« multiplie/annule ») signale-t-elle des termes alternatifs (« multiplie ou annule »), une causalité (« multiplie donc annule »), une coordination (« multiplie et annule ») ? Le caractère unique, singulier du désir, se voit-il dissout dans l’objet photographique qui, par essence, a le pouvoir de reproduire à merci la même image à partir de la matrice du négatif ? L’accumulation des tirages, la multiplication de l’image, est-elle un rempart contre la destruction du sentiment qu’elle enferme ou un accélérateur de sa dissolution ? Sur ces questions, Alix Cléo Roubaud a tranché ; multiplier annule et nous verrons dans la suite de notre recherche que la destruction systématique de ses négatifs est un moyen de garder intact le moment que la photographie enclot.

Cet autoportrait est profondément bouleversé par le texte qui le poursuit. Plus que dans sa dimension indicielle ou iconique, c’est-à-dire de contiguïté ou de ressemblance avec le réel, la photographie est abordée par le lecteur dans son rapport avec une idée. Cette image met en jeu le rapport entre la photographie et le désir. En cela, nous pouvons confirmer les propos de Philippe Ortel, qui juge que la coexistence du texte et de la photographie permet à l’image d’être lue « comme une image, mais aussi sur le modèle des signes linguistiques, en les rapportant par convention, et non par simple ressemblance à leur objet281 », c’est-à-dire de tirer la photographie vers l’abstraction, d’amener le signe photographique vers le signe langagier, et conceptuel.