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L’autoportrait jusque dans la mort

Conclusion partielle

CHAPITRE 3 : Une œuvre photobiographique

II. « Un multiple autoportrait »

2.4. L’autoportrait jusque dans la mort

Les espaces secrets que sont la chambre noire et le Journal permettent à Alix Cléo Roubaud « de ne pas reculer devant ce qu’elle avait à dire, même atroce, et de parvenir à le dire exactement356 ». Elle annonce sa fin à Jacques Roubaud, détaille les conditions de la découverte de son corps :

je vais mourir.

Tu vas me perdre,mon amour. Je n’ai jamais aimé que toi. Je mérite la mort.

Je mérite la mort,stupide,inutile amoureuse.

Tu me verras morte Jacques Roubaud.On viendra te chercher.Tu identifieras mon cadavre.357

L’autoportrait va jusqu’à la saisie de sa propre disparition. Ce type de déclarations laisse planer un doute sur la mort d’Alix Cléo Roubaud. Si la cause officielle de son décès est l’embolie pulmonaire, certains pensent à un suicide. Ces quelques phrases décrivent en effet exactement les conditions de la découverte de son corps : Jacques Roubaud trouvant au matin le corps inerte de sa jeune épouse.

Mais c’est certainement avec la photographie, plus qu’avec le Journal, qu’Alix Cléo Roubaud va le plus loin dans la représentation de sa mort. Le Journal ne produit que l’annonce, la prédiction ou la prophétie de la mort ; la photographie la rend visible. Alix Cléo Roubaud donne à Jacques Roubaud une image de sa propre mort. Elle photographie aussi le cinéaste Jean Eustache endormi comme un gisant.

356 Jacques ROUBAUD, « Introduction » à Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 9. 357 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 65.

Ces photographies de Jean Eustache358 prises dans un moment d’intimité amoureuse montrent le cinéaste endormi, de profil. Pourtant l’image loin d’être tendre est terrible : c’est un portrait mortuaire. Sur la version de l’image reproduite ci-dessous, la photographe fait disparaître partiellement son sujet, ainsi que le décor, pour ne garder que le profil, le haut du torse et les bras d’Eustache. Elle a également créé des traînées noires de part et d’autre de son corps qui dessinent un arc sombre.

Fig. 19 : Sans titre [portrait de Jean Eustache], 1980, pinceau lumineux sur épreuve argentique, 23,7 x 30,4 cm, collection particulière.

Les deux tiers de l’image sont laissés vierges, la blancheur du papier est omniprésente : « et la blancheur du papier qui remonte tel un linceul » note-t-elle dans un brouillon de scénario pour Jean Eustache359. Après avoir vu la dépouille de son ami, elle constate avec stupeur, dans son Journal, sa similitude avec ces portraits : « Visage de Jean à la morgue,la bouche entrouverte,les dents que je ne

358 Il existe cinq images représentant Jean Eustache allongé de profil avec la bouche ouverte, dont une réalisée au pinceau lumineux. Une est conservée à la Bibliothèque nationale de France, une à la Maison Européenne de la Photographie, une dans le Fonds Alix Cléo Roubaud, deux dans une collection particulière.

359 Alix Cléo ROUBAUD, Sans titre, Scénario pour Jean Eustache, 1979-1980, Fonds Alix Cléo Roubaud.

reconnaissais pas.pourtant,sur les photos où il dormait,la bouche était aussi ouverte de cette manière;qu’est-ce donc que je n’ai pas reconnu,sinon cela même.360 » Car c’est bien la mort, qu’Alix Cléo Roubaud fait advenir ; même chez les vivants. Cette démarche est particulièrement présente dans ses autoportraits. Des séries comme La dernière chambre ou Si quelque chose noir sont des représentations de sa propre disparition. À propos de la première, elle évoque dans le film de Jean Eustache Les Photos d’Alix :

C’est le dernier lit que j’ai eu dans la chambre de mes parents. La lumière sur le corps ne vient pas de la source lumineuse que tu vois là. C’est une photographie suicidaire en quelque sorte. C’est un corps qui est, je suppose le mien mais glorieux, mort. Enfin mort mais glorieux. C’est une photographie assez morbide également. 361

La présence finale de l’adverbe « également » interpelle le spectateur du film de Jean Eustache, comme le souligne justement Paul Léon dans un article : « Et le spectateur de s’interroger sur le sens de cet “également” que rien n’autorise en amont, sinon que toutes les photos d’Alix le seraient ?362 » Dans cette série La dernière chambre, Alix Cléo Roubaud explicite en tout cas la mise en scène de sa propre mort.

Au sujet de la seconde série, Si quelque chose noir, elle écrit dans le Journal :

continued the atelier series,

myself as a laughing child in front of my dead body.363

360 Ibid., p. 165.

361 Jean EUSTACHE, Les Photos d’Alix, 1980. Notons que l’expression qu’Alix Cléo Roubaud fait bégayer ici dans le film, celle de « corps glorieux » relève des descriptions religieuses données du corps du Christ au moment de Pâques. Voir supra, les rapports d’Alix Cléo Roubaud au catholicisme.

362 Paul LÉON, « Eustache, Alix et ses Photos : “un futur antérieur sans cesse déchiré” », in Danièle MÉAUX et Jean-Bernard VRAY (dir.), op. cit., p. 142.

363 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 73 : « continué la série de l’atelier, / moi en enfant qui rit devant mon corps mort. », traduction Jacques Roubaud, in Alix Cléo ROUBAUD, Journal,

Fig. 20 : Sans titre, série Si quelque chose noir, 15/17, épreuve argentique obtenue par surimpression, 1980-1981, 18 x 23,5 cm, Bibliothèque nationale de France.

Pour la prise de vue, Alix Cléo Roubaud a positionné son appareil photographique sur un trépied, elle s’allonge ensuite sur le dallage de l’atelier. Au moment du tirage, elle accentue les contrastes, et réalise une surimpression depuis une image d’elle enfant contretypée. La petite fille et la femme, ces deux Alix Cléo Roubaud, sont alors face à face. Cette image lui permet ainsi de se dire entièrement et jusqu’au bout : depuis l’enfance jusqu’au cadavre. La mise en scène de soi dans la mort n’est pas quelque chose de nouveau qu’Alix Cléo Roubaud inaugurerait. En effet, dans l’histoire de la photographie, la mort et l’autoportrait sont étroitement liés. En 1840, Hippolyte Bayard produit la première image du genre : un Autoportrait en noyé. Désespéré de ne pas avoir vu son procédé reconnu au même titre que le daguerréotype, le photographe se représente mort et joue des possibilité physique de la photographie pour noircir sa tête et ses mains, reproduisant ainsi l’effet de pourrissement du corps d’un noyé. Reprenant le geste d’Hippolyte Bayard, Alix Cléo Roubaud se met elle aussi à mort dans l’image. L’autoportrait de Bayard est une image fondamentale, un geste inaugural : il offre à la photographie la possibilité de la fiction. Puisque l’image peut montrer mort un individu bien vivant, elle ne peut être uniquement

considérée comme une preuve. Alix enfant se regardant morte est une fiction : c’est une image impossible. Les multiples tentatives de suicide de la photographe nous empêchent cependant de croire à un mensonge. Il s’agirait plutôt d’une construction imaginaire devenue tangible : Alix Cléo Roubaud nous montre l’image qui l’obsède et qu’elle ne cesse décrire et de photographier ; celle de sa mort. Ainsi la fiction de cet autoportrait est certainement une manière de se tenir au plus près de la vérité de leur auteure.

Narcisse est la figure originelle de l’autoportrait et nous avons vu que son histoire est complexe, que ce personnage ne doit pas uniquement être condamné pour son orgueil. Narcisse est aussi celui qui se confronte à l’impossibilité de saisir son reflet dans l’eau, à la fragilité de l’image et du moi qu’elle enferme. L’autoportrait est traversé par la conscience de cette fragilité, et par la finitude de chacun :

Narcisse, parce qu’il se reconnaît, parce qu’il finit par comprendre qu’il ne s’emparera jamais de sa propre image, s’effondre et meurt de chagrin. L’autoportrait est depuis toujours sous le signe de cette finitude. Ce qui hante ce genre, aujourd’hui comme hier, c’est la certitude que chacun disparaîtra. À commencer par soi. […] Se dépeindre soi revient nécessairement à témoigner de sa propre vulnérabilité. L’autoportrait est un espace où l’artiste peut projeter une vision fantasmatique de lui-même. Mais derrière les fantasmes s’agite toujours un fantôme : le spectre du néant.364

Et c’est bien ce spectre du néant qui accompagne la plupart des autoportraits photographiques d’Alix Cléo Roubaud où elle est toujours au bord de se dissoudre, fantôme ou cadavre.

Cette image terrible que découvre le Journal pèse nécessairement sur le regard que nous posons sur son œuvre. Ses écrits, ses photographies apparaissent comme un cri suicidaire, ce que Jean-Michel Maulpoix qualifie de « mourir à

l’œuvre365 » chez la photographe. Ce noir omniprésent dont nous étions convaincu a cependant dû être nuancé à la découverte de certains documents et photographies du Fonds. Nous y avons surpris une Alix Cléo Roubaud amoureuse, irrévérencieuse et provocante. C’est aussi à ce corps vivant et érotique, pendant du corps malade, du corps mort, que nous voulons faire place dans ce travail de recherche.