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Conclusion partielle

CHAPITRE 3 : Une œuvre photobiographique

III. Une photobiographie amoureuse

3.1. Moments de la vie conjugale

Jacques Roubaud est présent sur plus de deux cents photographies du Fonds : une dizaine de portraits montrent l’auteur au travail, lisant, couché. Mais, la plupart du temps Alix Cléo Roubaud aime à se photographier à ses côtés. Travaillant avec un retardateur, elle peut se glisser dans le cadre et a ainsi produit de nombreuses séries sur leur vie intime, voire sexuelle.

Leur histoire est fulgurante : ils se rencontrent en décembre 1979 et se marient six mois plus tard en juin 1980. L’apparition de Jacques Roubaud dans la

367 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley du 12 décembre 1981, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Des journées passées en robe de chambre, à essayer de lire des romans policiers, de

me rappeler quels tranquillisants je dois prendre et discutant de tout et de rien avec mon mari toujours présent, toujours aimant et infiniment patient. Pendant ce temps Paris est abominablement gris. Jacques est allé jusqu’à me trouver une bouteille de mescal, une alternative au whisky infiniment appréciable. »

vie d’Alix Cléo semble un événement fondamental qu’elle s’emploie à décrire dès les premiers moments à ses amis les plus proches :

I have visits from a non-drinking, non-smoking mathematician who is the spitting image of Nadar’s Baudelaire, by the name of Jacques Roubaud, better known as a poet of first rank: a quiet man with a Carrollian sens of humour […]368

Cette rencontre avec un poète est à la fois bénéfique et source de tourment pour l’artiste. Elle lui permet de poursuivre ses travaux et de développer sa pensée au contact de celle de l’homme qu’elle aime. La confiance qu’elle rencontre, mais aussi la liberté qui lui est laissée l’aident à se consacrer à ses recherches : « Marriage gave me a room of my own beyond my wildest dreams; it also gave me a form of privacy à deux […]369. » Mais, comme elle le soulignera à plusieurs reprises dans le Journal « un mariage avec un manieur de langue370 » semble la détourner de l’écriture et explique peut-être en partie son engagement dans la photographie à partir de 1979.

Alix Cléo Roubaud a produit plusieurs portraits de Jacques Roubaud. Pour la plupart ils sont pris dans des chambres d’hôtel lors de déplacements du poète pour des lectures ou des conférences. Notons que Jacques Roubaud n’a jamais utilisé une photographie d’Alix Cléo Roubaud pour la promotion éditoriale de l’un de ses ouvrages. Alix Cléo Roubaud, quant à elle, n’a jamais photographié son époux pendant un colloque ou une lecture, mais toujours avant ou après, dans l’intimité de leur hôtel. À quelques reprises, l’intimité saisie par Alix Cléo Roubaud peut être celle de l’auteur : elle nous dévoile l’œuvre en train de se faire, le poète lisant ou écrivant à sa table. Mais on y découvre alors le poète plongé dans des livres ou des cahiers, départi de son rôle d’homme public. La plupart du temps, l’image que la photographe nous donne de Jacques Roubaud n’est pas celle, officielle, de l’écrivain, mais celle, tendre et intime, de l’homme privé. Elle

368 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley, vers décembre 1979, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Je reçois la visite d’un mathématicien qui ne boit pas et ne fume pas, portrait craché

du Baudelaire de Nadar, nommé Jacques Roubaud mais plus connu comme poète de premier ordre ; un homme tranquille avec un sens de l’humour à la Lewis Carroll. »

369 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley du 29 juin 1981, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Le mariage offre une chambre à soi au delà de mes rêves les plus fous, il donne également une

forme d’intimité à deux. ». Cette lettre est reproduite intégralement dans le volume d’annexes.

nous présente même l’image de l’amoureux, nous découvrant alors leurs chambres, leurs lits et des moments de sensualité.

Fig. 21 : Sans titre, 1980, épreuve argentique obtenue par surimpression, 24 x 30 cm, Fonds Alix Cléo Roubaud.*

Sur la photographie reproduite ci-dessus, Alix Cléo Roubaud superpose une image de Jacques Roubaud écrivant en bas, et une autre le montrant au lit, absorbé par sa lecture. Il nous semble ainsi accéder aux coulisses de l’écriture, au temps d’élaboration de l’œuvre, faite de lectures et de compositions, dont Alix est le témoin privilégié. Mais nous aurions tort de penser qu’Alix Cléo Roubaud aborde toujours son époux avec une forme d’admiration et de déférence. Elle produit également des photographies pleines d’humour et de tendre moquerie. Elle évoque à plusieurs reprises le sérieux de son époux (« Comme tu es sévère d’allure,dans ces photographies371») et c’est avec amusement qu’elle met en jeu son austérité et sa réserve. À propos du portrait Éminent victorien dans un lit hollywoodien, elle déclare à la caméra de Jean Eustache :

371 Ibid., p. 21.

J’ai rendu le lit plus hollywoodien qu’il ne l’était en le dédoublant. Je l’ai prolongé, pour donner cette courbe, pour rendre le victorien plus victorien encore. Ça a été pris à Londres dans une chambre d’hôtel.372

Fig. 22 : Éminent Victorien dans un lit hollywoodien, 1980-1981, épreuve argentique obtenue par surimpression, 17,5 x 24 cm, Bibliothèque nationale de France.

Dans cette image, on découvre Jacques Roubaud allongé, la tête du lit dédoublée dessine une courbe dont les sinuosités s’opposent à la sévérité de son profil. Le titre, bien que dit avec sérieux par l’artiste dans le film d’Eustache, est un clin d’œil moqueur. L’adjectif « éminent » par sa dimension protocolaire semble se jouer du statut d’intellectuel de Jacques Roubaud. Quant au « Victorien », il est la figure paroxystique de l’esthète vertueux. Et quoi de plus éloigné de la folie et de la transgression des débuts d’Hollywood que l’Angleterre de la fin du XIXème siècle et sa rigueur morale ? En s’amusant des contrastes, la photographe fait ressortir le sérieux de son époux et pointe sa gravité avec affection. Car l’époque victorienne est aussi celle des auteurs qu’ils aiment profondément comme Charles Dickens, Thomas Hardy ou le poète William Butler Yeats. De ce visage du poète, absorbé par l’étude dans certaines images, Alix Cléo Roubaud en a une autre expérience, celle secrète, confidentielle, « extrême » dit-elle, du rapport sexuel : « paradoxe de photographier un visage dans la tranquillité quand on sait qu’il est à vous de la manière la plus extrême […].373 »

372 Jean EUSTACHE, Les Photos d’Alix, op. cit. 373 Ibid., p.40.

Si Alix Cléo Roubaud parle avec fierté des écrits et des réussites de son mari à ses proches, et à sa famille en particulier (« Jacques passe à la radio et à la télévision bientôt pour son anthologie des troubadours, il sera dans tous les foyers et j’espère que ça fera du bien à son public.374 »), ce n’est pas ce qu’elle présente dans ses images. Dans la plupart des tirages, elle se photographie à ses côtés, au lit, allongés sur le canapé de leur appartement, lisant ou faisant l’amour.

Fig. 23 & 24 : Le 14.V.80, Hôtel de France, ch.15, Avignon, épreuve argentique, 17,6 x 23,8 cm, Maison Européenne de la Photographie.

De leur voyage à Avignon à l’occasion d’une lecture publique de Jacques Roubaud, Alix ne ramène que des photographies érotiques, où les étreintes des deux amants sont nimbées de blancheur. Ces images de désir, crues, donnent à voir leurs corps dénudés et montrent le lien charnel qui les unissait au même titre que l’intensité de leurs échanges théoriques.