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I. Une œuvre construite

II. Une œuvre littéraire ?

2.1. Le style du Journal

Une double incertitude plane sur le Journal d’Alix Cléo Roubaud. La première, d’ordre formel, pose la question de la prose et de la poésie : à des paragraphes qui ne sont soumis à aucune règle de versification succèdent des passages où l’auteure utilise le blanc typographique, le saut à la ligne, généralement signes distinctifs de la poésie. La seconde incertitude est générique : essai, autobiographie, écriture épistolaire ? À quel genre littéraire peut se rattacher le Journal ? Dans son introduction, Jacques Roubaud écrit qu’à partir d’août 1978, Alix Cléo Roubaud :

parvint à leur [aux pages du Journal] donner un style, qui est son style propre, profondément original, indépendant de celui de tout autre « genre » d’écrit (fictionnel ou théorique) qui ferait du Journal, même sans l’intérêt qui peut s’attacher aux entreprises autobiographiques et sans l’intérêt indirect que lui confère et l’œuvre photographique et la pensée […], beaucoup plus, il me semble, qu’un simple document.110

Partant de ce constat de Jacques Roubaud, notre étude du Journal ne tranchera pas de façon définitive sur le genre ou la forme de ce texte, mais analysera ce qui relève de la poésie et de la prose, de la fiction et de l’essai pour montrer que le style d’Alix Cléo Roubaud se définit par cette hybridation, et puise sa richesse dans cette double incertitude.

Par conséquent, il convient désormais d’analyser les principes de la littérarité du Journal d’Alix Cléo Roubaud. Peut-on définir l’écriture d’Alix Cléo Roubaud, ou du moins quelles en sont les caractéristiques majeures ? L’aspect du texte frappe immédiatement le lecteur à la découverte du Journal : Alix Cléo Roubaud ne respecte pas les conventions typographiques. Les signes de ponctuation ne sont précédés ni suivis d’aucun espace, les blancs qui séparent les mots sont exceptionnellement longs. Dans le Journal, Jacques Roubaud explique qu’Alix Cléo Roubaud :

retravaillait, recomposait (souvent à des mois d’intervalle) et qu’elle mettait ensuite « au propre » sur sa machine à écrire, une machine à clavier « canadien » ni tout a fait semblable au clavier français, ni non plus identique au clavier américain, ce qui, joint à quelques particularités de sa frappe […], donne à ses « tapuscrits » une singularité dont j’ai essayé de conserver quelques traits dans la version française imprimée du Journal.111

La machine à écrire d’Alix Cléo Roubaud était une Remington Envoy III Sperry Rand112 avec un clavier QWERTY utilisé dans les pays anglo-saxons, tandis que les machines françaises ont une clavier AZERTY. Cette machine, vraisemblablement achetée au Canada, n’est pas la seule raison des spécificités de son écriture. Respectant les normes typographiques anglo-saxonnes, Alix Cléo Roubaud ne précède d’aucun espace les signes en deux parties « ; », « ! », « ? » et « : ». Pourtant, ces considérations d’ordre technique ne suffisent pas à expliquer l’originalité de son écriture, puisqu’Alix Cléo Roubaud supprime parfois aussi les espaces suivants ces signes et qu’en revanche des blancs aléatoires séparent certains mots. Dans quelques cas, récurrents, les majuscules que commande l’orthographe afin de signaler un début phrase ne sont pas installées. Voici un exemple frappant de ces anomalies typographiques, extrait de l’entrée du 3 août 1981 :

111 Jacques ROUBAUD, « Introduction » à Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., pp. 10-11. 112 La machine à écrire d’Alix Cléo Roubaud était conservée dans son appartement de la rue Vieille-du-Temple.

cela recommence.mes rêves,impossibles à raconter.crise imminente,je le crains.

trois M hier,plus un H;comment décrire cette défaillance du cœur.

silence

entièrement113

La seule règle typographique qui puisse être formulée pour l’ensemble du Journal est négative : c’est l’absence des espaces réglementaires après ou avant les signes de ponctuation. Elle s’explique en partie par les normes anglo-saxonnes de sa machine à écrire. Mais, on le voit, Alix Cléo Roubaud choisit également de ne pas faire figurer d’espace après le point ni après la virgule : « expiration de validité de mon passeport canadien,dont je puis prendre mes propres photos pour renouveler(quel charabia!).Ni ces photos de passeport,ni celles pour Pastré,ni celles pour Liliane,ni dossier de la Biennale,ni Conseil des Arts.Blocage complet.114 » L’absence d’espace accentue la parataxe de ce passage, décuplant l’effet d’angoisse et d’urgence. Le choix typographique redouble l’effet de la figure de style. D’une part, en effet, le rythme s’en trouve accéléré, rendant palpable l’accumulation des problèmes et des impossibilités. D’autre part, les phrases, collées les unes aux autres, se refusent à toute respiration et obstruent le regard de celui qui les lit, à l’image d’une situation, de toutes parts, « bloquée ».

L’explication technique, matérielle, liée à sa machine à écrire, n’explique donc qu’en partie le mode de rédaction d’Alix Cléo Roubaud. On peut d’autant moins soupçonner l’auteure de se soumettre passivement à quelques particularités de sa machine que d’autres de ses textes, faisant partie de sa correspondance ou relevant de travaux philosophiques ou universitaires, sont rédigés sans ces particularités. L’analyse de ces spécificités de l’écriture révèle bien une décision.

113 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 132. 114 Ibid.

Le blanc typographique tient également une place primordiale dans l’écriture d’Alix Cléo Roubaud. Ce constat pose d’emblée la question de la forme, puisque les espacements et la spatialisation du texte qu’ils produisent sont un signe distinctif de la poésie en regard de la prose. Il permet de disperser les mots selon un ordre nouveau, d’inscrire le texte sur la page. Dans sa préface à Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, publiée dans la revue Cosmopolis en 1897, Stéphane Mallarmé écrit : « Les “blancs”, assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet […]115 ». Le blanc typographique parsème le texte de silences :

Jacques je ne peux pas t’imposer l’attente indéfinie.La mort est en moi.Je ne puis te faire subir les accidents, ne parviens même plus à parler.116

Ainsi dans ce passage, l’impossibilité à dire se matérialise par un espace prolongé qui donne à voir et à éprouver la chute de la phrase : le blanc anticipe visuellement le mutisme en même temps qu’il le réalise, temporairement ; le lecteur voit puis lit l’impossibilité d’Alix Cléo Roubaud à parler. Ici, le blanc constitue une ressource typographique qui participe à la construction du sens.

Pause orale, structuration rythmique, le blanc versé à l’intérieur d’une ligne peut aussi donner à l’agencement de plusieurs lignes, voire à la page toute entière, leur rythme graphique, et ainsi conférer au texte un caractère figuratif :

Ce lundi soir à neuf heures et demie,ciel très violent,gris,sombre et tassé au-dessus de l’horizon,des peupliers,et soudain dégagé en un grand cumulus

clair,immense et

lumi-neux,abordant un bleu pur sans variations. Les autres tranches antérieures du

115 Stéphane MALLARMÉ, « Préface » à Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, Cosmopolis, 1897, repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 455. 116 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 72.

cumulus contenaient un autre bleu transparent en elles,comme une meurtrissure à même la chair.117

Dans cet extrait, le blanc semble matérialiser le passage du nuage : l’espace, blanc, fend la densité du paragraphe, comme le cumulus, clair, traverse un ciel chargé. Le fragment, analogue du bout de ciel contemplé, est alors constitué en image, puisque la disposition des mots est tout autant significative que le texte même. L’apparence de ce passage en détermine alors la réception. En effet, dans son étude Le Vers libre, Michel Murat fait du blanc typographique, un « critère définitoire de la poésie118 ». De ce point de vue, il semble que certaines entrées du Journal se présentent comme des unités poétiques. C’est notamment le cas de cette entrée datée du 1er août 1981 :

1er.VIII.1981. point où longtemps souviens ne fais rien dégoûtante occupée à sombre et mauvais état tout retarde pas du tout119

En nous fondant sur les analyses proposées par Michel Murat, selon qui « la poésie est définie comme appareil visible, forme de la page et non forme du vers120 », nous pouvons ainsi affirmer que l’entrée ci-dessus datée du 1er août

117 Ibid., p. 47.

118 Michel MURAT, Le Vers libre, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 176. 119 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., pp. 130-131.

120 Michel MURAT, « Histoire du poème en prose », in Marielle MACÉ et Raphaël BARONI (dir.), Le Savoir des genres, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2007. URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Histoire_du_poeme_en_prose.

1981, ainsi que la description du nuage citée précédemment relèvent de la poésie. C’est en outre en ce sens qu’argumente Michel Braud dans son ouvrage La Forme des jours : « L’élaboration poétique du discours intime par la dislocation et la réduction de la phrase est particulièrement perceptible dans le journal d’Alix Cléo Roubaud121 », remarque-t-il. Alix Cléo Roubaud constitue l’exemple privilégié par Michel Braud pour témoigner de l’expression poétique possiblement à l’œuvre dans les journaux intimes. Au sujet de l’entrée du 1er août 1981, qu’il reproduit intégralement lui aussi, il précise :

L’aveu intime se fragmente sur le blanc : la phrase semble absorbée irrégulièrement par le silence ; ne demeurent que des bribes sans rapport syntaxique les unes avec les autres. Et pourtant, les mots ou syntagmes isolés dessinent l’espace de mélancolie que la diariste décrit dans les notes qui précèdent ou suivent. L’entrée journalière devient poème sans cesser d’être évocation intime.122

Mais Alix Cléo Roubaud ne s’en tient pas au critère poétique du blanc typographique, ni n’a seulement recours au travail de disposition, cherchant la dislocation et la fragmentation sur la page. Si les deux exemples cités antécédemment peuvent être manifestement interprétés à l’aune de ces critères, d’autres passages du Journal sont autrement poétiques. En effet, dans le Journal, on trouve aussi bien de la poésie en vers libres que des poèmes en prose, que Michel Murat définit selon deux critères disjonctifs :

Soit la prose se dispose en poème, par la mise en page et (ou) par des procédés de structuration textuelle qui produisent une sorte de périodicité ou en suggèrent l'analogie. Soit le texte se présente comme prose, avec un découpage régi par des enchaînements logiques (et non par un principe de parallélisme ou de contraste) : la poétisation procède en quelque sorte de l'intérieur, selon un principe poétique de concentration des effets que cautionne une symbolique de

121 Michel BRAUD, La Forme des jours. Pour une poétique du journal personnel, op. cit., p. 189. 122 Ibid.

l'expressivité (l'identification du je au sujet existentiel étant une base indispensable du protocole de lecture).123

Dans d’autres passages de son Journal donc, Alix Cléo Roubaud délaisse la prose « qui se dispose en poème » et opte pour la poésie issue de la « concentration des effets » dans ses phrases : « sauve-moi de la nuit difficile où ce n’est pas toi qui dors avec ta masse familière mais moi séparée de toi;étroite et séparée de toi;me retourne moi sans masse aucune sans difficulté aucune hélas vers le point vacillant du doute de tout124 » La notion de « poétisation [qui] procède en quelque sorte de l’intérieur » nous semble cependant indéterminée. Nous abordons le « principe poétique de concentration des effets que cautionne une symbolique de l’expressivité », évoqué par Michel Murat, comme l’utilisation de figures de style et de procédés modifiant le langage commun pour en accroître la force significative. Dans le passage ci-dessus, Alix Cléo Roubaud utilise différents procédés rhétoriques : l’ellipse du « je » (« me retourne moi ») insiste sur la privation de masse du sujet, sa séparation qui tend à sa disparition nocturne ; la métaphore (« le point vacillant du doute de tout ») exprime par l’image d’une lumière incertaine, celle de la flamme d’une chandelle, l’angoisse du scepticisme complet ; les répétitions et les parallélismes du « moi » et du « toi » créent un écho comme une rime intérieure à laquelle participe l’adjectif « étroite » ; enfin l’épiphore de l’adjectif indéfini « aucune », jointe à la dureté de l’allitération en dentales et l’assonance en [u] du « doute de tout » semblent, dans cette formule quasi-palindrome, absolutiser le doute.

Dans d’autres passages encore, Alix Cléo Roubaud travaille la disposition comme les effets et semble réunir alors les deux principes énoncés par Michel Murat :

La lumière,donc;rien que la lumière;la lumière quand elle tombe,la lumière qui impressionne la pellicule,la lumière dans laquelle se déchiffre l’image de la lumière,la lumière de la fenêtre;la lumière du soleil;reflétée dans l’eau;rétrécie dans la fenêtre;réfractée par la glace;condensée par la pellicule;vue dans une

123 Ibid.

pièce où, de nouveau,la lumière du soleil, réfractée par la fenêtre,comprimée par une porte,réfractée par la glace,et ainsi de suite. Répétitions comme celle de la musique;boucles.(déterminer les hiérarchies,les divers niveaux qui empêchent la boucle de boucler vraiment).125

Ce passage de poésie en prose est en toute fin repris par de la simple prose. Alix Cléo Roubaud oscille entre les deux formes, passe de l’une à l’autre. D’abord, une boucle est créée par l’anaphore de « la lumière » dans une unique phrase longue. La dernière phrase, détachée par un blanc prononcé, produit une rupture. L’auteure semble commenter prosaïquement le déploiement poétique qui précède.

Notre seconde incertitude, générique, s’explique par les différents genres présents dans le Journal. À considérer l’ensemble publié, il s’agit d’un ouvrage évidemment composite, constitué de textes et de photographies, qui s’ouvre sur une introduction de Jacques Roubaud et se termine par un « Appendice » constitué de deux textes théoriques écrits par Alix Cléo Roubaud ayant notamment pour but de présenter le film de Jean Eustache Les Photos d’Alix. Dans une analyse d’ensemble, et en se concentrant uniquement sur ce qui est écrit par Alix Cléo et non par Jacques Roubaud, deux genres sont visibles dès le sommaire : l’autobiographie, qui correspond dans une première approche globale au journal intime ; l’essai, genre auquel appartiennent les textes reproduits en « Appendice126 », écrit dans un tout autre style :

1. Précautions préliminaires.

1.1. La photographie ressuscite les questions naïves de l’art.

1.2. Toute affirmation sur la photographie est potentiellement vraie ou du moins applicables aux arts de l’image ; aux arts (autres) ; aux autres images127.

125 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 63.

126 Nous rappelons que cet « Appendice » est un ajout de l’édition de 2009.

127 Alix Cléo ROUBAUD, « Toutes les photographies sont des photographies d’enfance », décembre 1980, in « Appendice » au Journal, op. cit., p. 223.

Dans cet extrait, le « je » caractéristique de toute entreprise autobiographique a été mis de côté. La forme du texte construit en propositions, le vocabulaire démonstratif, constituent une rupture notoire avec ce qui précède.

Cependant, l’hybridation se retrouve également à l’intérieur même de la partie correspondant strictement au journal intime. Outre les passages qui relèvent de la poésie, Alix Cléo Roubaud mêle à son journal l’épistolaire – elle retranscrit des lettres non envoyées –, et l’essai – elle y consigne des passages théoriques sur l’image. Ces différents genres sont évidents dans le Journal, l’auteure indiquant parfois elle-même à quel type de texte le lecteur est confronté. Ainsi elle peut noter : « (lettre insérée)128 » ou « (lettre non envoyée)129 ». Les changements de genres sont immédiatement perceptibles parce qu’explicites, formulés. Le 14 octobre 1980, Alix Cléo Roubaud passe ainsi de l’autobiographie : « Entrepris de retaper la dernière année de journal dans la désorientation complète où je suis toujours à certaines heures de la nuit,retrouver ses propres traces ou bien se perdre dans le brouillard qui vous a précédé, voilà mon petit pari. […]130 », à l’essai :

.oublier la photographie,2

Effectuer un simple renversement de propositions:la photographie n’est pas un donné empirique(les photos)mais une intention:il y a des peintures qui sont de la photographie et certaines photos qui ne sont pas de la photographie.131

Ici, à la retranscription prosaïque d’une des dernières décisions d’Alix Cléo Roubaud, prise à l’occasion d’une incertitude existentielle totale qu’elle note, succède un paragraphe théorique sur l’ontologie de la photographie.

Il nous semble que la conjonction de ces différents genres textuels, jointe à l’alternance de prose et de poésie, donnent au Journal d’Alix Cléo Roubaud sa singularité, ce que Jacques Roubaud définit dans sa préface comme le style propre d’Alix Cléo Roubaud. Non seulement cette hybridation qualifie le style de

128 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 80. 129 Ibid., p. 55.

130 Ibid., p. 84. 131 Ibid.

l’auteure, mais elle est aussi le garant de la modernité du Journal, pouvons-nous ajouter. En effet, pour Antoine Compagnon, « l’œuvre moderne échappe par définition aux genres. Les avant-gardes littéraires, dont la théorie a été généralement solidaire, ont dénoncé les genres comme des contraintes périmées132 ».

Quoi qu’il en soit, le mélange des formes et des genres qui constitue le style littéraire d’Alix Cléo Roubaud met en échec toute approche typologique. Une même réalité peut faire l’objet de deux traitements absolument différents. Si pour reprendre les propos de Nelson Goodman « le style c’est à la fois des traits caractéristiques de ce qui est dit et la façon dont cela est dit, du sujet et du mode de rédaction, du contenu et de la forme133 », celui choisi par Alix Cléo Roubaud dans son Journal traverse les déterminations sans s’y fixer durablement et, ainsi que le dit Jacques Roubaud, fait du Journal « beaucoup plus […] qu’un simple document ».