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Conclusion partielle

CHAPITRE 3 : Une œuvre photobiographique

II. « Un multiple autoportrait »

2.1. Un exercice de répétition

Si le quotidien est une répétition des mêmes actions, l’établissement de rituels qui reviennent sans cesse, la photographie qui s’applique à en donner une image doit adopter la même temporalité : celle de la boucle. Elle rejoint alors le journal intime qui, selon Pierre Pachet, « est un écrit dans lequel quelqu’un

324 Dans son Journal à la date du 5 janvier 1983, elle écrit : « Je relis Alberti […] », in Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 218.

manifeste un souci quotidien de son âme […] soumis à la succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation325 ». Permanence et variation semblent bien être les deux dimensions entre lesquelles naviguent le journal et la photographie d’Alix Cléo Roubaud. En ce sens, ils deviennent une même chose ; Alix Cléo Roubaud considère d’ailleurs le journal comme autant d’instantanés de vie et la photographie comme une pratique diaristique : « Elle prenait des photographies tous les jours comme on imagine que tenaient les femmes victoriennes leur journal.326 » Il est intéressant de noter que de nombreuses femmes de l’époque victorienne en Angleterre tiennent un journal intime et s’exercent en même temps à la photographie327.

La tenue d’un journal intime et la pratique de la photographie impliquent une régularité commune, une rigueur, ce sont des exercices de répétition auxquels Alix Cléo Roubaud accorde une importance déterminante : « Beauté plus pure ne connais pas de beauté plus pure que la répétition tous les jours,la beauté plus pure chaque jour de la répétition,chaque jour,de cela chaque jour.328 » La répétition est garante d’un absolu, d’une beauté qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Mais plus qu’une répétition des images, il semble qu’Alix Cléo Roubaud désigne une répétition du geste.

En effet sur une même période, les autoportraits d’Alix Cléo Roubaud varient de manière impressionnante. L’un des exemples les plus frappants et l’ensemble formé par les photographies prises à Saint-Félix en août 1980. Durant ce séjour dans la maison familiale de son époux, Alix Cléo Roubaud fait une tentative de suicide ; événement tragique qu’elle ne cesse de questionner dans le Journal, tant ce geste désespéré apparu dans la quiétude des vacances lui semble paradoxal :

325 Pierre PACHET, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hachette, « Pluriel », 2001, p. 13.

326 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 122.

327 L’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1919 » qui s’est tenue au Musée de l’Orangerie du 14 octobre 2015 au 25 janvier 2016 a montré en ce sens la place déterminante qu’ont tenu les femmes dans l’évolution du médium photographique. Des artistes comme Julia Margaret Cameron ou Gertrude Käsebier sont de grandes figures de la photographie victorienne. 328 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 46.

Mais comment?

sous cette tonnelle où filtrait le soleil j’ai décidé soudain d’avaler à peu près tout ce que je pouvais trouver de mépronisine,…,je me réveille à l’hôpital il n’y avait pas eu une minute de dépression ni d’angoisse ni rien,le simple silence de sieste,l’anesthésie légère du pastis,j’en avais bu trois,détruire les boîtes,avaler tous ces comprimés dans la salle de bains,ranger la chambre,mettre à la porte un

DO NOT DISTURB qui m’a valu la vie.La vitesse d’un réflexe refoulé.329

Durant ce mois, Alix Cléo Roubaud est extrêmement prolixe : elle commence la grande série Si quelque chose noir, la série Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration et réalise de nombreux autoportraits. Si sa tentative de suicide survient autour du 14 août comme elle l’indique dans le Journal, les autoportraits quant à eux portent seulement mention du mois et de l’année. Tous tirés sur un papier sensible de même format et de même épaisseur, ils présentent des indications identiques, inscrites par l’auteure à la mine graphite. Ces images, légendées de la même manière et qui ont du être tirées en même temps, forment donc une série qui donne à voir de manière stupéfiante les oscillations de leur auteure. On y découvre des moments de tendresse et des scènes érotiques avec Jacques Roubaud autant que des autoportraits où la détresse et la fatigue bouleversent ses traits.

329 Ibid., p. 71.

Fig. 16 : VIII.80, St-Félix, épreuve argentique, 17,7 x 24 cm, Bibliothèque nationale de France.

Tous pris dans la même maison, ces autoportraits ne sont pourtant pas similaires dans leur traitement. Tandis que les scènes à caractère sexuel sont prises dans une lumière diurne, l’autoportrait ci-dessous semble être pris le soir. Les contrastes y sont beaucoup plus forts, donnant à l’épreuve un caractère inquiétant. L’ombre portée d’Alix Cléo Roubaud, dense et nette se découpe sur le mur, prolongeant sa silhouette d’un halo noir, terrible.

Fig. 17 : VIII.80, St-Félix, épreuve argentique, 17,7 x 24 cm, Bibliothèque nationale de France.

Le geste photographique est le même : poser l’appareil sur son pied, choisir le cadre, utiliser le déclencheur à retardement qui permet de se disposer soi-même dans l’image. Pourtant, ce même geste nous semble découvrir deux personnes différentes. La répétition n’est donc pas à chercher dans l’image, mais bien dans l’acte photographique, de sorte que ce sont les images elles-mêmes, comme les mots du Journal, qui composent les variations autour du même thème du moi, pris dans le geste photographique qui constitue le pôle de la permanence. En ce sens, la photographie prise relativement à ce qu’elle figure ne peut être une simple répétition, comme le note Alix Cléo Roubaud un mois avant l’épisode dramatique de Saint-Félix :

.La peinture du même lit serait une répétition simple.La photographie du même lit,à un jour près,ne répète pas,mais ajoute un de plus:le photographiable est aussi infiniment fragmentable(en ces fragments brillants que sont les photos)que ce temps que nous avons au monde.330

330 Ibid., p. 51.

Pour Alix Cléo Roubaud, la peinture n’entretient pas le même rapport à la répétition que l’image photographique. Puisqu’elle n’est pas tributaire du réel de la même façon pour advenir – le peintre créé de toute pièce une réalité à partir d’un éventuel modèle, tandis que le photographe circonscrit un pan du monde – la peinture n’est pas soumise au temps de la même manière. Chaque photographie s’inscrit dans une continuité, elle ne refait pas, ne redouble pas, elle poursuit. Ainsi chaque autoportrait d’Alix Cléo Roubaud s’inscrit sur une ligne temporelle, chaque nouvelle image relègue au passé la précédente. En ce sens aussi, l’autoportrait constitue une mémoire, une manière de se donner à voir son devenir dans le temps. Dans le cas de l’été 1980, il est probable que les images aient permis à Alix Cléo Roubaud de s’approcher de ce moment de détresse, de le contempler a posteriori pour, peut-être, tenter de le comprendre. Aussi l’autoportrait est-il médiation de soi à soi : il recompose une réalité, la révèle à celui qui est, par dédoublement, à la fois l’opérateur et le spectateur de l’image.

Dans le Journal comme dans les photographies, la répétition permet de donner à l’expérience singulière, personnelle, une force nouvelle. En inscrivant ses peurs qui reviennent, ses doutes, Alix Cléo Roubaud dessine une autobiographie par fragments. Ce qu’elle consigne dans les pages de ses cahiers, ce qu’elle révèle dans les photographies est, pour les autres, inaccessible. Il lui est impossible de dire sans cesse à ceux qui l’entourent son envie de mourir. Ces espaces sont alors nécessaires « pour y confier de pareilles choses irrépétables,incompréhensibles;simples.331 » Paradoxe de répéter « l’irrépétable », de se dire, de se montrer pour parvenir à taire et à cacher. En reprenant les mots de Danièle Méaux écrit au sujet de Marguerite Duras, nous pourrions affirmer que la photographie est semblable au journal intime en ce qu’elle est « une écriture précaire, segmentée et répétitive, une écriture de la trace et du souvenir332 ».

331 Ibid., p. 219.

332 Danièle MÉAUX, « Écriture et photographie dans l’œuvre de Marguerite Duras », in Stella HARVEY et Kate INCE, Duras, femme du siècle. Papers from the first international conference of

the Société Marguerite Duras held in the Institut français, London, 5-6 February 1999,