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Conclusion partielle

II. Lettres et photographies

2.2. La lettre comme photographie

Avec Sylvie, sa mère et des amis vivants aux États-Unis, l’écriture épistolaire tente de combler une absence, mais elle en rappelle aussi l’évidence. Les courriers sont parfois lents à arriver et l’attente ponctue l’ouverture des lettres. Les aléas des services postaux, les événements de la vie de chacun font que les lettres se croisent à des rythmes parfois instables, créant ainsi des incohérences dans la temporalité des échanges : « J’ai reçu samedi dernier – des mains de ma mère arrivant d’Ottawa – ta lettre du 2 août, et ce matin celle du 17 août. Que le courrier est lent !251 » La correspondance rend le présent impossible, le destinataire découvrira dans l’instant de sa lecture des faits qui, pour l’auteur, appartiennent au passé. Une analogie semble alors se dessiner entre l’écriture épistolaire et le temps photographique tel qu’il a été décrit par Alix Cléo Roubaud. Pour elle, le moment où l’on prend la photographie est un futur antérieur. Le futur antérieur est cette étrangeté de la conjugaison qui pointe ce qui, dans le futur, est déjà fini, ce qui est de l’ordre du passé : cela aura été. Pour Alix Cléo Roubaud ce temps est celui de la prise de vue : « le moment de la prise photographique est vécu comme un futur antérieur : ceci ne sera plus quand vous le verrez.252 » La lettre correspond à un même heurt des temporalités de telle sorte que l’on pourrait alors recomposer la phrase ainsi : « Ceci ne sera plus quand vous le lirez ». Plus encore, le présent semble se dérober doublement : le lecteur de la correspondance n’a accès ni à l’instant vécu, ni à celui de la remémoration dans l’écriture, il lit, dans le présent, des événements passés deux fois.

251 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Sylvie non datée, vers 1966-1967, Fonds Alix Cléo Roubaud. 252 Alix Cléo ROUBAUD, « Toutes les photographies sont des photographies d’enfance », in « Appendice » au Journal, op. cit., p. 228.

Si la lettre et l’image se rejoignent dans leur rapport au temps il semblerait qu’elles soient aussi liées dans leur rapport au réel, à l’événement. En effet, si certains courriers sont l’occasion d’un véritable travail d’écriture, d’autres, notamment ceux adressés à sa famille, ont pour but de renseigner avec exactitude la vie de l’expéditeur. La mère d’Alix Cléo Roubaud s’inquiète souvent de la santé de sa fille, elle demande à cette dernière de lui décrire avec précision ses journées et son état de santé. Ce n’est pas le style qui importe mais le réel que contient la lettre de manière presque photographique. Il ne s’agit plus de romancer les faits mais bien de les exposer de manière neutre, d’en proposer une simple capture. Alix Cléo Roubaud poussera parfois cette démarche à l’extrême, non sans un certain humour.

Lundi 11.10. 1982 Gymnastique (abdominaux). A deux heures, François vient m’apporter les statuts de l’Association à fonder, MIDI (Matériaux pour l’image, le décor, l’information), et repart les déposer à la préfecture (…)

Mardi 12 Gymnastique. Continué à enregistrer mon feuilleton policier, puis des proses très courtes (moins de soixante secondes)

(…)

Vlà [sic] du concret, du réel, de l’information. Il y a des gens que ça ennuie mais au moins c’est une photographie exacte de ma vie.253

Cette lettre est « une photographie exacte » de la vie de son auteure, écrit-elle, quelque peu amusée – et cinglante. Le réel, le quotidien : Alix Cléo Roubaud réalise par écrit un snapshot de son quotidien, similaire par sa coïncidence exacte avec les choses et son apparente neutralité à certaines images photographiques. Toutes deux exposent un fait. Mais, d’un point de vue esthétique, la photographie qui saisit purement et simplement un état de choses est-elle suffisante ? Dans son article consacré aux instantanés photographiques, Geoffrey Batchen évoque cette pratique amateur de l’image et la renvoie dos-à-dos avec la photographie appréhendée comme un art : « L’histoire de l’art a son cauchemar : les images ennuyeuses. J’entends par là les instantanés, qui forment le plus incontournable et

le plus populaire des genres photographiques.254 » Dans les lettres comme dans les photographies, la capture du réel n’est pas une démarche suffisante. Cette lettre parodie le snapshot et en montre l’insuffisance. Comme le photographe, l’épistolier ne doit pas se contenter de restituer son quotidien, mais s’évertuer à le doter d’une vérité supérieure : celle de son regard. Dans la pratique même de l’écriture épistolaire comme dans la photographie, le rapport au réel n’est pas l’essentiel. Ce n’est qu’a posteriori, pour nous, c’est-à-dire pour nos recherches, dans un rapport génétique à l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, qu’il s’agit de faire correspondre les mots et les images à la réalité, et qu’il est question de vérité-correspondance – cette théorie de la philosophie de la connaissance qui définit la vérité comme l’accord d’une représentation avec les choses, avec ce qui est, avec le réel255. Pour Alix Cléo Roubaud, faire correspondre point par point ses images ou ses textes à la réalité ne constitue pas un enjeu. En cela, un aspect fondamental de son travail nous est révélé par la lettre et redouble sa conception photographique : une « correspondance » a bien lieu entre ces deux médiums, et mise au jour, elle nous permet d’unifier les intentions créatrices d’Alix Cléo Roubaud.

En conséquence, la correspondance d’Alix Cléo Roubaud, restée à ce jour inédite, permet une analyse plus complète de ses écrits. Elle pourrait faire l’objet d’un livre à part entière qui viendrait compléter, et peut-être poursuivre, le Journal. Outil d’analyse génétique, la correspondance précise la biographie de son auteure et donne à voir le travail d’écriture. Pour les études littéraires, elle est un document précieux. Mais la lettre se présente aussi comme un espace littéraire à part entière ; Alix Cléo Roubaud s’y reprend, précise, annote, et parfois même elle intègre des lettres à son Journal. La lettre permet de se dire à un autre, l’adresse impose à l’écriture ses modulations. En outre, la photographie y est sans cesse en jeu ; insérée, décrite, elle devient dans certains cas le support des missives. La lettre se prête à son tour au jeu de l’image ; car photographiée, elle devient image.

254 Geoffrey BATCHEN, « Snapshots », Études photographiques, n° 22, septembre 2008. http://etudesphotographiques.revues.org/999

255 Conception classique de la vérité, présente chez Aristote déjà. Voir par exemple Thomas D’AQUIN, Somme théologique, I, q. 16, a. 2 : « Per conformitatem intellectus et rei, veritas definitur. »

Conclusion partielle.

La correspondance d’Alix Cléo Roubaud, ensemble inédit, constitue un document important pour l’étude de l’œuvre. Composée d’un premier ensemble de lettres adressées à son amie d’enfance Sylvie Schwab de ses quatorze à vingt-et-un ans et d’un second ensemble de lettres écrites de ses vingt-quatre ans à sa mort, la correspondance d’Alix Cléo Roubaud est certainement le document qui permet d’aborder sa démarche dans la plus grande continuité temporelle. Contrairement au Journal qui ne révèle que les quatre dernières années de sa vie, la correspondance nous renseigne sur l’enfance et l’adolescence de l’artiste et comble ainsi les lacunes biographiques.

Dans une perspective d’analyse génétique, la correspondance dévoile le processus de construction l’œuvre ; son élaboration aussi bien littéraire que photographique. Les lettres envoyées à Sylvie Schwab rendent ainsi manifestes les prédispositions à l’écriture d’Alix Cléo Roubaud (alors encore Blanchette), son goût pour la philosophie et la littérature et son apprentissage de la photographie dès l’adolescence. Pourtant, il nous a paru périlleux de chercher dans cette écriture de jeunesse les ferments de l’œuvre à venir. C’est donc le second ensemble de lettres, transmis par Jacques Roubaud, qui permet une approche génétique de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. Elle met au jour le processus d’écriture, à travers les ébauches, remaniements et recherches stylistiques, mais aussi la démarche photographique de l’artiste. En effet, Alix Cléo Roubaud détaille dans sa correspondance ses procédés et ses recherches en matière de photographie, notamment dans les lettres envoyées à sa mère, Marcelle Blanchette, elle aussi artiste.

Dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, lettre et photographies sont régulièrement liées. Simplement jointes à des courriers pour montrer son visage à un destinataire que l’on n’a pas vu depuis plusieurs années, les photographies

constituent d’abord des témoignages. Mais Alix Cléo Roubaud utilise aussi les lettres pour créer ses photographies : elle surimpressionne par exemple une photographie d’une lettre d’amour sur le visage de celui qui la lui a adressée. La lettre devient alors un matériau de création. Alix Cléo Roubaud a également utilisé ses images comme cartes postales pour adresser des invitations à ses amis. Enfin, la lettre se fait parfois photographie, comme la photographie devient lettre : elle adresse ainsi un simple tirage comme lettre de rupture ou envoie à sa mère la description de ses journées, aussi fidèle à la réalité vécue que le serait un snapshot. Dès la correspondance, les rapports entre texte et image sont donc riches et complexes et contribuent à faire de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud une œuvre éminemment photolittéraire.

CHAPITRE 3 : Une œuvre