• Aucun résultat trouvé

La photographie dans les lettres

Conclusion partielle

II. Lettres et photographies

2.1. La photographie dans les lettres

Dans la correspondance d’Alix Cléo (encore Blanchette à cette époque) avec Sylvie, se trouve déjà présent l’entrelacement de l’image et de la lettre. En effet, au début du classeur, glissée dans une feuille transparente, Sylvie avait mis de côté une photographie d’Alix à quinze ans, assise sur une plage en Grèce. Alix Cléo y avait écrit au verso qu’il s’agissait « de sa photographie préférée ».

Doc. 3 : Sans titre, [Alix Cléo Roubaud sur une plage en Grèce], mai 1967, épreuve argentique, Fonds Alix Cléo Roubaud.

Cette image est la seule photographie d’Alix Cléo Roubaud enfant dont nous disposons. Le cliché a certainement été pris par ses parents. On y découvre une jeune fille souriante en tenue de vacancière. Il s’agit donc de la première occurrence de photographie jointe à une lettre, pratique qu’elle continuera ensuite dans la plupart de ses échanges épistolaires. Enfant, elle voulait montrer ses changements physiques, adulte faire connaître son œuvre. Dans cette correspondance adolescente avec Sylvie, bien que nous disposions d’une seule photographie qui l’atteste, l’échange de portraits semble régulier. En 1968, elle décrit ainsi une photographie qu’elle a reçue de son amie :

Une photo. Tu as vieilli. Pommettes, regard et bouche plus sûrs. As-tu grandi ? Je te trouve belle… Et devant une image sur un morceau de papier mon regard bute, s’obstine, s’acharne à y redécouvrir la réalité mobile qu’elle représente. Lasse de cet effort stérile, je range la photo dans mon portefeuille, insatisfaite.242

Ces portraits reçus par la jeune femme témoignent des années qui passent et de l’éloignement géographique qui fausse le rapport au temps, en ce qu’il fait oublier que l’âge des correspondantes avance, que leurs visages mûrissent, tandis même qu’elles ne se voient plus. Et cependant, presque paradoxalement, l’avancement des années est rendu plus manifeste par l’échange de portraits. Chaque changement apparaît alors comme un événement et non plus comme un processus continu, presque invisible. Si l’extrait cité de la lettre feint de s’adresser directement à un autre, il pointe aussi l’évidence d’une absence. Nous avons ici affaire à un paradoxe que souligne Vincent Kaufmann dans son ouvrage L’Équivoque épistolaire, car les lettres :

devaient établir une continuité sans faille, assurer la présence enchanteresse de l’autre, sa saisie comme dans le creux de la main, et voilà qu’en elles et entre elles se multiplient les possibilités de discontinuités, de dissonances et de malentendus.243

La photographie rend alors manifeste cette distance en témoignant des transformations physiques qui ne sont plus inscrites dans une durée continue, mais manifestes, saillantes. L’image rompt « cette continuité sans faille ». L’amie qui ne peut assister aux changements, les constate à travers les images qui en constituent la preuve.

Après la correspondance adolescente, celle du Fonds Alix Cléo Blanchette, c’est la correspondance passive, avec sa mère en particulier, qui garde la trace de nombreux envois de photographies jointes aux courriers : « Les photos nous ont

242 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Sylvie, octobre 1968, Fonds Alix Cléo Roubaud.

tous réjouis.244 », confie sa mère, précisant plus loin : « Ton père fut très ému des très belles photos que tu lui as envoyées. Celles-là aussi se font admirer par nos invités.245 » Ces images semblent avoir plusieurs fonctions : elles donnent à voir le quotidien de celle qui vit à plusieurs milliers de kilomètres (Alix Cléo envoie par exemple une photographie de sa première chambre à Aix-en-Provence), en même temps qu’elles comblent une distance douloureuse et qu’elles donnent à voir le travail d’artiste auquel elle se consacre. En effet, Alix Cléo Roubaud semble avoir de nombreux échanges sur sa pratique photographique avec sa mère qui, en sa qualité de peintre, occupe certainement la position d’un interlocuteur privilégié. Mais les lettres ne sont pas uniquement prisées pour leur contenu, elles sont également utilisées par l’artiste pour leur forme, comme référent plastique.

En effet, Alix Cléo Roubaud utilise les lettres (reçues ou envoyées) comme une matière première. Comme nous l’avons vu avec le Portrait de Bertrand Bordon, elle a utilisé certains de ses courriers pour ses photographies en réalisant des surimpressions de ceux-ci sur l’image. Mais elle a également utilisé ses photographies comme des lettres, soit comme simple support, soit comme message en soi. On recense plusieurs utilisations de ces photographies comme lettres envoyées. La première est sociale, mondaine : Alix Cléo Roubaud organisait des soirées dans son appartement de la rue Vieille-du-Temple à Paris, les mercredis. Elle réunissait chez elle des amis et intellectuels de l’époque. Jean Eustache, Jacques Roubaud, et d’autres poètes, artistes et penseurs se sont croisés lors de ces fameux mercredis soirs. Alix Cléo Roubaud profitait de ces événements pour exposer ses photographies : « J’ai décidé pour le fun de faire une fête chez moi la semaine dernière en invitant tout le monde […]. J’ai mis des photos au mur, j’en ai vendu quatre.246 »

Alix Cléo Roubaud rédigeait les invitations à ses soirées au dos de tirages de lecture de ses photographies.

244 Marcelle BLANCHETTE, Lettre du 29 août 1977, Fonds Alix Cléo Roubaud. 245 Marcelle BLANCHETTE, Lettre du 29 août 1977, Fonds Alix Cléo Roubaud.

Fig. 5 : La cuillère, carte postale sur tirage de lecture argentique, 9 x 18 cm, 1981, Fonds Alix Cléo Roubaud.

Cette invitation pour le mercredi 4 mars 1981 adressée à la poétesse et traductrice Martine Broda comporte des indications précises : la soirée aura lieu de dix-huit heures à minuit, chez elle, et l’invitée est priée d’apporter « un comestible ou un potable ». À la manière d’un carton d’invitation où le visuel importe autant que les informations pratiques, l’image est alors aussi un message adressé au destinataire : Alix Cléo Roubaud est photographe et c’est en tant que telle qu’elle ouvre les portes de son appartement-atelier. En janvier 1983, Alix Cléo Roubaud utilise ce même format du tirage de lecture pour envoyer une dernière fois ses vœux, quelques jours avant son décès : « Envoyé une centaine de photographies comme carte de vœux.le courrier de réponse,ou de réception,déborde le petit secrétaire du salon.247 »

Dans certains de ses échanges épistolaires, la photographe est allée jusqu’à supprimer le texte et envoyer une simple photographie pour communiquer un message. Dans le film de Jean Eustache, Les Photos d’Alix, elle évoque ainsi la photographie Venise, le 27 avril 1979 – Paris, le 14 juillet 1979 :

C’est une photographie de rupture. Elle a été prise à Venise dans des circonstances assez dramatiques. C’est le costume, la cravate et les chaussures d’un homme que j’aimais, pris dans un appartement à Venise où nous étions, et puis mes chaussures, à côté, qui ne sont pas du tout alignées sur les siennes, qui ne le sont toujours pas et encore moins qu’avant, qui sont le seul élément de

désordre dans la photographie [...]. C’est une photographie que je lui ai envoyée comme lettre de rupture en quelque sorte.248

Fig. 6 : Venise, 27 avril 1979 - Paris le 14 juillet 1979, épreuve argentique, 30,2 x 23,7 cm, MNAM-Centre Georges Pompidou.

Comment le destinataire de ce courrier a-t-il compris la signification de cette image ? La pratique de la photographie comme lettre pose la question du sens de l’image et de son analyse. Dans L’Obvie et l’Obtus, Roland Barthes distingue trois niveaux de sens d’une image : l’informatif, le symbolique (le sens obvie) et le troisième sens, l’obtus. Ainsi l’homme qui reçoit cette photographie reconnaît dans un premier temps ses vêtements, ceux de sa maîtresse et peut-être la patère et le carrelage de l’appartement qu’ils habitaient à Venise. Dans un second temps, cette photographie évoque, en creux, une scène intime : les vêtements étant simplement accrochées, les deux sujets concernés sont certainement nus. La photographe saisit ici le versant décent d’une scène d’amour. Le sens obtus apparaît ensuite : l’œil s’arrête sur l’ombre projetée, étrangement gonflée, du costume pendu et sur les chaussures noires à droite, seule trace d’une présence féminine. Contrairement aux autres éléments, et comme le souligne Alix Cléo Roubaud dans le film de Jean Eustache, les chaussures ne sont pas

parfaitement rangées et pointent vers le hors-champ de l’image. Ces détails dérangent et empêchent de considérer une telle photographie comme un pur et simple portrait de choses. C’est là que se manifeste le troisième sens, « obtus » qui « peut être vu comme un accent, la forme même d’une émergence d’un pli (voire d’un faux-pli), dont est marqué la lourde nappe des informations et des significations249 », selon Barthes. C’est vraisemblablement en convoquant ce troisième sens que la photographie s’est imposée comme une lettre de rupture efficace. Sans expliciter aucun de ses griefs et s’amusant de ce mutisme de l’image, Alix Cléo Roubaud affirme devant la caméra d’Eustache l’évidence de cette image : une histoire d’amour, et sa fin. C’est au destinataire de percer, s’il le parvient, le sens de ce langage de l’image qui crée un espace personnel et opaque. Misons que cet homme aura compris ; recevoir une photographie sans un mot est, déjà, signe de distance.

Quoi qu’il en soit, la diversité des pratiques d’écriture (journal, lettres, essais philosophiques) comme la multiplicité des usages de la photographie (carte postale, carton d’invitation, déclaration d’amour ou de rupture, souvenir, ou expérimentation) sont d’ores et déjà manifestes chez Alix Cléo Roubaud. En passant d’un médium à l’autre, elle semble chercher une pertinence de l’expression qui doit parfois savoir se passer de mots. Contrairement au journal, la lettre semble permettre plus de rigueur pour se dire :

Je ne tiens plus mon journal, pour diverses raisons (je ne sais pas si je t’en avais parlé) ; l’une d’elles était le danger de l’indiscrétion ; mais la raison majeure était que je m’immobilisais dans mes mots, je déformais inconsciemment la réalité à mon gré et donc je m’en éloignais, ce qui devenait fort dangereux. Je sais à présent que le reflet le plus fidèle de ma vie est la série de lettres que je t’ai envoyées ; j’y ai été honnête et aussi objective, c’est-à-dire aussi franche que possible à l’égard de mes faiblesses et de mes torts.250

249 Roland BARTHES, « Le troisième sens » in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 56.

Dans sa correspondance Alix Cléo Roubaud se dit sans déformation, et livre le « reflet le plus fidèle de sa vie ». Le reflet se définit comme l’image, certes affaiblie, d’une source lumineuse. La lettre aurait-elle alors des qualités semblables à celles de la photographie ?