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Conclusion partielle

CHAPITRE 3 : Une œuvre photobiographique

III. Une photobiographie amoureuse

3.2. Un corpus érotique

Alix Cléo Roubaud montre et dit clairement son désir pour ceux et celles qu’elle aime. Les passages du Journal qui ont été coupés sont jugés « trop intimes » par Jacques Roubaud. Sa pudeur se comprend aisément à la lecture d’autres textes d’Alix Cléo Roubaud. Dans le scénario destiné à Jean Eustache elle a, par exemple, inséré ce passage de son journal intime :

Le journal d’A

J. arrive chez moi plus tôt que prévu, pris d’une folle et fébrile gaité, me demandant de le caresser, de le branler, de le sucer, de m’enculer, etc; affichant une ludique et lourde jalousie théâtrale, me signalant qu’il avait appelé la nuit dernière sans me trouver, qu’il en avait marre de savoir que je baisais ailleures

[sic], et ainsi de suite.375

Les exemples de textes et de photographies érotiques sont nombreux et participent au récit de soi. Alix Cléo Roubaud y expose crûment son intimité et ses désirs. Avant sa rencontre avec Jacques Roubaud, Alix Cléo Roubaud mentionne d’ailleurs de nombreux amants dans ses lettres. Dès sa correspondance avec Sylvie, ses aventures sentimentales et sexuelles prennent une place déterminante. Un certain Alphonse revient dans plusieurs lettres datées de 1967.

375 Alix Cléo ROUBAUD, Sans titre, Scénario pour Jean Eustache, 1979-1980, Fonds Alix Cléo Roubaud.

La même année alors qu’elle âgée de quinze ans, elle écrit dans l’un de ses courriers : « le corps est ce qu’il y a de plus beau à donner376 ». Il s’agit de la première occurrence de texte à caractère érotique dans le Fonds. Dans cette même lettre, elle raconte son aventure avec une femme de vingt huit ans nommée Martine et évoque avec une liberté étonnante les plaisirs qu’elle découvre : « J’aime énormément Martine ; la faire frémir de jouissance est un infime cadeau parmi les trésors que nous nous donnons. » En l’apprenant, sa mère, Marcelle Blanchette, exige que la relation cesse. Elle invoque le détournement de mineur, les conventions sociales. Alix décide alors de continuer clandestinement à vivre cet amour. Mais sa mère qui semble lire son courrier et son journal intime découvre le double jeu de sa fille quelques mois plus tard. Alix est scandalisée par l’homophobie de sa famille : « Que l’homosexualité soit considérée monstrueuse je ne l’accepte pas et je ne l’ai jamais accepté, je souligne parce que je ne cherche pas à justifier mes actes par des idées commodes377. » Cette histoire et son interdiction marqueront durablement les rapports d’Alix Cléo Roubaud avec sa mère. En 1980, elle évoque non sans amertume le soulagement qu’ont ses parents à la voir se marier avec un homme : « They seemed initially enthusiastic – presumably at me going straight in every sense of the term – and I tought they cared.378 »

Après cette première aventure racontée à Sylvie dans le secret de la correspondance, l’écriture du désir continue d’être présente dans le Journal comme dans les lettres de la jeune femme. En 1985, son texte « Danielle Coloyan, Mode d’emploi » est publié de manière posthume dans une anthologie de textes érotiques féminins. Elle y raconte une aventure sexuelle avec une jeune femme :

Partiellement déshabillée, très chic, nue : aisselles rasées, jambes épilées, poils coupés, ongles des pieds laqués Helena Rubinstein sous les baskets : prête à être livrée, mais déjà absente. Qu’est-ce que j’aime cette chanson, me dit-elle, et

376 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Sylvie du 19 novembre 1967, Fonds Alix Cléo Roubaud. 377 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Sylvie du 27 décembre 1967, Fonds Alix Cléo Roubaud. 378 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley du 25 avril 1980, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Au début ils semblaient enthousiastes – certainement à l’idée de me voir rentrer dans le droit

chemin dans tous les sens du terme [straight signifiant à la fois « droit » et « hétérosexuel »] – et j’ai pensé que cela leur importait. »

rit aux éclats en me regardant la sucer parce que je suis canadienne. Dormir, parler, jouir, jouir peut-être.379

L’introduction de Claudine Brécourt-Villars à cet inédit remet ce texte dans son contexte :

Il existe deux versions de ce texte : la première, datée du 9 août 1979, reproduit à peu près exactement le Journal. La deuxième, que nous retenons ici, n’est pas datée mais probablement postérieure. Alix avait elle-même choisi ce texte pour notre anthologie mais se proposait de le remanier. Elle n’en eut pas le temps.380

Il s’agit là d’un procédé récurrent chez Alix Cléo Roubaud : à partir d’un événement vécu et noté dans le Journal, elle produit un travail de style comme de forme pour doter ses textes d’une autre dimension littéraire. Notons également qu’elle avait accepté ce projet d’anthologie érotique et que nous pouvons ainsi penser qu’écrire le corps et son désir faisait partie de son projet littéraire. Dans une lettre, elle retrace sa rencontre avec Claudine Brécourt-Villars : « Je déjeune ave Claudine, universitaire de 43 ans qui prépare une anthologie de textes érotiques écrits par des femmes depuis la Révolution. Elle me raconte ses problèmes (beaucoup de pseudonymes), problème donc d’érudition.381 » Cette lettre écrite trois mois avant sa mort témoigne de l’ébauche du projet qui semble l’intéresser mais pour lequel elle n’a pas eu le temps de finaliser sa proposition. Il s’agit certainement du dernier projet de publication amorcé par l’artiste. Dans le texte « Danielle Coloyan, Mode d’emploi », l’artiste se présente comme femme désirante, plus que désirée ; elle expose son désir plus que celui qu’elle suscite. La description du corps de la jeune femme est ponctuée par une notice de médicaments qui revient comme un refrain (« INDICATIONS / — algies traumatiques : entorses, fractures, luxations, douleurs postopératoires.382 »). La prise de cachets se superpose au récit d’un acte sexuel ; drogue et sexe se mêlent pour produire un texte ambivalent et terrible.

379 Alix Cléo ROUBAUD, « Danielle Coloyan, Mode d’emploi », in Claudine BRÉCOURT-VILLARS (dir.), Écrire d’amour, Paris, 1985, Ramsay, p. 354.

380 Claudine BRÉCOURT-VILLARS, op. cit., présentation du texte d’Alix Cléo Roubaud, p. 353. 381 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à sa famille du 26 octobre 1982, Fonds Alix Cléo Roubaud. 382 Alix Cléo ROUBAUD, « Danielle Coloyan, Mode d’emploi », op. cit., p. 353.

Alix Cléo Roubaud rapproche d’ailleurs l’acte photographique de l’acte amoureux. Prendre une photographie, c’est aussi s’emparer de la personne qui pose et cette possession revêt parfois un caractère sexuel :

Le 25 octobre, 02h35 (du matin)

Rentrant d’un dîner suivi d’un pot dans le Ve,, à pied sous la pluie, un peu saoule, très défoncée, légèrement mouillé, parfaitement seule.

Par quelle ironie m’a-t-on livré une photographie de toi ce soir, qui gît actuellement sur mon plancher dans un sac de plastique jaune à côté du parapluie. Ne veux pas la voir.

Im-médiat : tu es parti pour quinze jour. Pourquoi Ta langue, ton goût me manque, ton

[…]

Agacement suprême de te désirer dans le détail et de connaitre dans la quasi abstraction. Mais allons-y. Dans cette photo (que je viens de sortir de son étui synthétique) tu regardes, le sourcil froncé, le catalogue du Courtauld Institute. Cigarette dans une de tes grandes mains, presqu’aussi grandes que ton visage, au demeurant ramassé dans un raccourci de lumière. Tendresse du cou, de la gorge, coupée heureusement pour moi, par la page soulevée du catalogue. Manque de chance, ton autre bras arbore une superbe veine.

[…] Voulais, ce matin, te raconter mon rêve. Raconter retenir et tout d’un coup (Aussi fort qu’une main glissée dans l’échancrure invisible de ta chemise sur la photo)

d’un coup on raconte on se raconte et tu es rassemblé dans l’œil qui te regarde, dans mon œil.383

La photographie permet de prendre un moment, de produire un objet depuis une ineffable volupté et de le garder. Dans cette lettre, Alix fantasme une image, retrouve dans la prise de vue les traits de son amant et s’y perd. L’image est le point de départ de la rêverie érotique, et la photographie qu’elle décrit a été prise par elle. La dimension sexuelle est donc doublement jouée : au moment de la prise

de vue et quand l’image est regardée et décrite. L’image et le texte sont alors deux pôles d’une même empreinte, deux modalités de possession de l’être aimé.

Alix Cléo Roubaud met son propre corps en jeu dans les textes comme dans les images. Dans le Fonds se trouvent de nombreuses photographies d’Alix Cléo Roubaud nue384, elle offre son corps au regard du spectateur comme un défi à la pudeur. Le nu, en photographie, est d’autant plus percutant qu’il est réel, qu’il implique une personne que l’on sait, ou que l’on a su vivante. Alix Cléo Roubaud s’amuse de cet impact dans certaines images provocantes, joue sur le réalisme de la photographie. Plus qu’un nu, elle nous propose sa nudité, sans artifice.

3.3. Les hors-champs du désir.

Si Alix Cléo Roubaud n’hésite pas à montrer sans détour son corps ou celui de ses amants, elle travaille aussi les possibilités érotiques de la suggestion, du caché. Ce procédé se retrouve dans L’Usage de la photo d’Annie Ernaux. L’auteure décrit les images de nudité sans les montrer (à propos d’une photographie montrant le sexe en érection de son compagnon elle note : « Je peux la décrire, je ne pourrais pas l’exposer aux regards.385 ») et reproduit les photographies de vêtements tombés dans des chambres d’hôtel qui désignent en creux une nudité pourtant absente des clichés. Esquisser, suggérer, insinuer, permet d’impliquer l’imagination du spectateur. Le hors-champ excite la curiosité, cet à-côté de l’image dessine un espace diégétique ou l’action se poursuit, malgré sa soustraction à notre vue.

384 Dans l’ouvrage que nous avons consacré à Alix Cléo Roubaud, se trouve une erreur que nous souhaitons corriger dans ce travail de recherche. Une planche-contact fait l’objet d’une description dans le chapitre « Prendre corps » : nous avions cru qu’il s’agissait d’une amante de la photographe. Mais nous avons découvert qu’il s’agit en réalité d’un autoportrait qui a servi pour une surimpression dans la série La dernière chambre conservée au Musée des Beaux-arts de Montréal. Notre analyse dans l’ouvrage est donc fausse. Cf. Hélène GIANNECCHINI, Une Image

peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud. op. cit., pp. 97-99.

Alix Cléo Roubaud utilise clairement ce procédé dans le film d’Eustache à propos de la photographie Vertigo, intitulée d’après le titre du film d’Alfred Hitchcock et projetée au début du court métrage. L’échange avec Boris Eustache permet de percer en partie l’énigme de cette image :

Boris : Cette photo s’appelle Vertigo ?

Alix : Oui enfin ça s’appelle Vertigo pour des raisons purement anecdotiques, parce que j’ai vu Vertigo après avoir pris cette photographie ; c’est-à-dire la même après-midi. Mais enfin, il n’y a pas beaucoup de rapport ; sauf que je souffrais de vertiges assez aigus en la prenant. J’avais beaucoup bu, cette bouteille était à peu près vide. Enfin l’histoire est très étrange, l’histoire de la prise de cette photographie est assez particulière.

Boris : Tu veux bien me la raconter ?

Alix : Elle est fort obscène. J’étais en posture embarrassante avec un ami. J’ai allumé une cigarette et il m’a dit « tu allumes une cigarette en ce moment, dans ces circonstances, comme les putes d’Amsterdam », et j’ai dit « Oui, pourquoi pas. Et non seulement je peux allumer une cigarette mais je veux prendre une photographie. » Et alors j’ai pris cette photographie. Il faisait très chaud, ce que j’ai essayé d’indiquer par ce coloriage, maladroit à vrai dire. — Mais comme quoi, une photographie peut être personnellement pornographique tout en étant publiquement décente.

Une image « personnellement pornographique tout en étant publiquement décente » dit Alix Cléo Roubaud, cette phrase pourrait être celle d’Annie Ernaux qui, face aux vêtements épars, écrit : « Il y avait là les traces d’une lutte et, rassemblés sur quelques mères carrés, le sexe et la violence, l’est et l’ouest passionnel386. »

386 Ibid., p. 39.

Fig. 25 : Vertigo le 14.VII.79 – le 14.XII.79, épreuve argentique coloriée, Bibliothèque municipale de Lyon.

La photographie Vertigo est effectivement bien sage : il s’agit d’une vue de l’appartement de d’Alix Cléo Roubaud. Prise depuis le salon, elle dévoile l’embrasure de la chambre. Au premier plan, des chaussures de femme sont alignées. Au second, et au centre de l’image, se trouve une chaise vide ; à droite, une table où sont posés une lampe, une théière, quelques éléments de vaisselles, une bouteille d’alcool et son carton d’emballage. L’image a été coloriée aux crayons de couleurs jaune et rouge. C’est une photographie simple, réservée. Pourtant, Alix Cléo Roubaud la considère pornographique. Le spectateur tente désespérément de trouver un indice, mais l’indécence de cette épreuve continue de nous échapper tant temporellement que dans l’espace qu’elle dévoile. Elle a été prise après un rapport sexuel – ce qu’Alix appelle, faussement gênée, une « posture embarrassante » ou des « vertiges assez aigus » – ; le moment d’où vient cette image est terminé. Le fond de la photographie s’ouvre néanmoins sur la chambre et sur le lit dont on distingue le montant. Mais cette zone du tirage est surexposée, trop blanche, elle prive le spectateur des détails. L’amant, doit encore se trouver dans ce lit, mais on n’aperçoit qu’une couverture dérangée. Alix Cléo

Roubaud qui prend la photographie est elle aussi absente ; les deux protagonistes nous sont donc cachés.

Dans le film, les explications se font à demi-mot, l’image n’en devient que plus intrigante. L’ostension jouxte la dissimulation ; et l’intime est aussi une mise à l’écart. La frontalité d’une image qui se dresse devant nous renvoie à notre condition de spectateur, impose une distance ; l’objet du désir, hors du cadre, nous est refusé. L’érotisme de l’œuvre photographique d’Alix Cléo Roubaud oscille donc entre un régime de sidération et l’absence et le détour.

Conclusion partielle.

Dans son « Manifeste photobiographique » publié après la mort d’Alix Cléo Roubaud, Gilles Mora en appelle à une photographie qui permettrait non seulement de saisir son existence, mais aussi, par le geste photographique, de se la redonner ; d’en réaliser l’ampleur. Ainsi la photographie ne recense pas uniquement des faits mais, en les donnant à voir, créé aussi notre vie. Si l’auteur s’écarte par la suite de ce terme de « photobiographie » qu’il juge trop mal utilisé, nous pouvons néanmoins retenir de son texte la volonté de voir advenir des « opérateurs-écrivains » ; des artistes pratiquant l’écriture et la photographie avec le même talent. Alix Cléo Roubaud nous semble pouvoir être l’un d’eux, tant elle a écrit et photographié avec la même exigence.

Toute démarche photobiographique est, par essence, photolittéraire, puisque la photographie seule ne peut prendre en charge le récit d’une vie. Le dispositif photolittéraire de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud est singulier puisque le Journal, seul ouvrage publié à ce jour, est une œuvre photolittéraire, mais l’agencement du texte et de l’image n’est pas du fait de son auteure : Jacques Roubaud a décidé de l’ajout des images. Si l’on croit d’abord que la logique d’insertion des photographies dans le texte relève de l’illustration, les images

donneraient à voir ce que le texte dit, il apparaît cependant que cela ne se vérifie pas pour l’ensemble des photographies. Plus fondamentalement, l’image et le texte communiquent, se modifient l’un l’autre et proposent un nouvel espace de lecture. Néanmoins, les photographies d’Alix Cléo Roubaud pouvant être rapprochées, elles aussi, d’une démarche diaristique, il serait possible de pousser plus avant le dispositif photolittéraire en mêlant journal littéraire et journal photographique.

Le journal intime comme les photographies seraient un « multiple autoportrait », comme l’écrit Jacques Roubaud dans la « Préface » du Journal, impliquant l’un comme l’autre la répétition (se dire chaque jour). Mais Alix Cléo Roubaud ne se dit pas uniquement par l’entremise du « je » ou de « l’autoportrait », tout récit est elle, comme toutes les photographies, paysages ou nature morte sont, aussi, elle. La question n’est donc pas celle de la représentation du sujet mais de l’opérateur qui imprime nécessairement sa marque sur sa réalisation.

En se disant, Alix Cléo Roubaud s’expose, mais le destinataire des photographies et du Journal n’est pas seulement Jacques Roubaud ; l’auteure, catholique, se présente aussi devant Dieu. L’autoportrait est une forme de confession. Elle avoue ainsi ses péchés et celui, particulièrement terrible d’acédie. En se montrant morte, Alix Cléo Roubaud confesse sa tentation du suicide.

Si la mort et la mélancolie jouent un rôle fondamental dans l’œuvre de l’artiste, l’entreprise photobiographique met aussi en lumière des moments de joie et de bonheur. Alix Cléo Roubaud a ainsi produit un certain nombre de photographies et de textes érotiques. Elle y expose son bonheur conjugal avec Jacques Roubaud, mais aussi son désir pour ceux et celles qui, avant sa rencontre avec le poète, ont fait sa vie amoureuse. Ainsi la dimension érotique et charnelle de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud qui côtoie la noirceur et le désespoir, révèle un versant plus lumineux de son travail, traversé par le désir et la jouissance.