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AUTOBIOGRAPHIE(S) D’ALIX CLÉO ROUBAUD

Introduction.

Le Journal d’Alix Cléo Roubaud, publié aux éditions du Seuil en 1984 et réédité en 2009, a été pendant vingt-cinq ans le seul accès possible à son écriture et à ses photographies34. Dans les années 1980, ceux qui ont découvert ce livre, et par là même son auteure, ont été durablement marqués par la force de cet écrit. Une génération de plasticiens a gardé un souvenir vif de cette lecture et, aujourd’hui encore, Alix Cléo Roubaud est une figure qui influence certains photographes35. Rares sont ceux qui ont dit avec une telle clarté, avec une telle violence aussi, la détresse, la fragilité de l’acte créateur, l’amour et l’exigence photographique. Et puisqu’Alix Cléo Roubaud apparaît d’abord à travers l’une des formes les plus intimes de la littérature qu’est le journal, c’est par là que nous souhaitons commencer notre recherche.

Le Journal étant la seule œuvre connue d’Alix Cléo Roubaud, il a nécessairement influencé la réception du travail de l’artiste, établissant sa démarche comme une démarche entièrement autobiographique. Philippe Lejeune donne la définition suivante, canonique désormais, de l’autobiographie : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.36 » À strictement parler, Alix Cléo Roubaud n’a pas écrit d’autobiographie. Elle a tenu un journal intime, genre très voisin de l’autobiographie, mais qui ne remplit pas une de ses conditions, à savoir la « perspective rétrospective du récit », qui tient à une certaine « position du

34 En 2009, année de réédition du Journal, le Musée d’Art et d’Archéologie d’Aurillac a conçu l’exposition « La chambre (noire) », première présentation du travail d’Alix Cléo Roubaud depuis les Rencontres internationales de la photographies d’Arles en 1983. Du 2 avril au 15 mai 2010, le Centre international de Poésie Marseille (CipM) présentait à son tour une exposition intitulée « Alix Cléo Roubaud : Quelque chose noir & autres photographies ». En 2012, le Musée National d’Art Moderne (MNAM) - Centre Georges Pompidou a accueilli et montré dans ses collections permanentes treize photographies d’Alix Cléo Roubaud. Ces trois expositions pionnières, quoique modestes par le nombre des images présentées, ont permis au public de découvrir le travail photographique d’Alix Cléo Roubaud. Notons également que la réédition du Journal en 2009, augmentée de photographies et de deux textes sur la photographie, permettait une approche plus exhaustive de son œuvre.

35 Le collectif « Being Beauteous » qui réunit les photographes Anne-Lise Boryer, Nicolas Comment, Amaury Da Cunha et Marie Maurel de Maillé revendique Alix Cléo Roubaud comme l’une de ses influences. Cf. Léa BISMUTH, « Pour un communauté de photographie et d’existence », in Being Beauteous, Paris, Filigranes Éditions, 2015, p. 105.

narrateur37 » : l’auteur de l’autobiographie doit se tenir en avant des faits dont il fait le récit ; sur la ligne fléchée du temps, il se trouve en principe à un point nettement plus tardif des faits qu’il raconte. Or le journal intime implique une certaine « contemporanéité » de l’auteur vis-à-vis des faits qu’il couche sur le papier, puisqu’il écrit en théorie le jour même son journal. Alix Cléo Roubaud s’est donc adonnée à « la littérature intime », qui exige, comme l’autobiographie, l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal. Nous avons affaire ici non pas à une autobiographie au sens consacré par Philippe Lejeune, mais à une sorte d’autobiographie étymologique, qui consiste littéralement à « écrire sa propre vie ».

Si le Journal est un ouvrage incontournable, la diversité des documents auxquels nous avons eu accès nous permet de considérer différentes modalités de l’écriture de soi. Reprenant à notre compte les analyses de Pierre-Jean Dufief, nous appréhenderons les différentes « écritures de l’intime » que nous pouvons rencontrer au sein de l’ensemble de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud : le journal, mais aussi la correspondance, le carnet de recherches, qui constituent une même « pratique discontinue de la confidence, qui permet d’élargir la typologie des écritures de l’intime à toute une série de textes fragmentaires, embryonnaires, mêlés et décousus38 ». Nous pourrions étudier séparément le Journal et les autres carnets, les notes et la correspondance, mais il nous semble que ces genres constituent autant de variations sur le « moi » de l’auteure, thème fondamental qui traverse ces différentes écritures. Notre étude, qui débute avec le Journal, se donne ensuite pour tâche « d’affiner l’approche typologique des écritures de l’intime qu’il s’agissait de répertorier, de catégoriser en élargissant le champ traditionnel à ces documents d’archives (carnets, notes, agendas) d’ordinaire dédaignés au profit de textes plus littéraires39 ». Les archives d’Alix Cléo Roubaud contenant notes, carnets préparatoires et brouillons, permettent ainsi de passer de l’écriture de l’intime aux écritures de l’intime.

37 Ibid.

38 Pierre-Jean DUFIEF, « Introduction » à Les Écritures de l’intime. La correspondance et le

journal. Actes du colloque de Brest 23-24-25 octobre 1997, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 7.

Si l’on admet la pluralité des écritures de soi, il convient alors d’y adjoindre la photographie, puisqu’ainsi que le soutient Véronique Montémont, la différence entre texte et image « s’accompagne d’une jonction de plus en plus prononcée dans le champ de l’autobiographique : texte et photo partagent un matériau commun, l’histoire individuelle, qu’ils finissent par exprimer, assez logiquement dans un même lieu40 ». Affirmer que la photographie permet de se dire, c’est en faire l’égal du texte, la considérer comme unité de sens au même titre que l’écrit.

Pour Roland Barthes, le message transmis serait littéral, la photographie redoublant le réel dans un rapport tautologique. « Message sans code », selon la formule désormais consacrée41, la photographie serait immédiatement décryptable dans son exacte correspondance avec le réel. Ces affirmations axées sur la fonction dénotative peuvent-elles être appliquées à l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud ? Il semblerait que le rapport analogique de l’image au réel, et particulièrement dans le cas d’Alix Cléo Roubaud, qui fournit un intense travail de transformation dans la chambre noire, doive être remis en question ou tout du moins nuancé dans sa dimension d’exacte adéquation avec le monde. Il ne convient ni de postuler une stricte correspondance entre photographie et langage, ni de placer images et mots dos-à-dos, dans un rapport antagoniste, mais de comprendre ce qui les distingue comme ce qui les réunit. L’image n’équivaut pas à son référent : la photographie n’est pas uniquement la chose réelle mise devant l’objectif, particulièrement dans le cas de la photographie artistique que nous distinguons de la photographie vernaculaire.

Il apparaît également que la diversité des moyens – photographie et écriture –, des genres – lettres et journal –, des registres et des tons, déploie la recherche intense d’Alix Cléo Roubaud pour se dire. Alix Cléo Roubaud oscille entre plusieurs formes d’écritures sans jamais véritablement choisir. Elle ne se

40 Véronique MONTÉMONT, « Le pacte autobiographique et la photographie », Le français

aujourd'hui, 2008/2, n° 161, p. 44.

41 Cf. Roland BARTHES, « Le message photographique », in L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, « Points », 1992.

considérait pas comme un écrivain42, et malgré la force de ses écrits, il nous faut aussi constater leur aspect parcellaire, expérimental, parfois même inabouti. Cette faillite de son entreprise littéraire, Alix Cléo Roubaud l’impute à la maladie, mais aussi à la langue, ou plus exactement aux langues. Bilingue, Alix Cléo Roubaud écrivait indifféremment en anglais ou en français. Cette richesse est pour elle une souffrance : « La torture mentale du bilinguisme s’affine.je ne peux pas écrire une phrase sans la corriger mentalement dans l’autre langue.43 » Le Journal comme la correspondance sont d’ailleurs écrits en anglais et français. Dans les lettres, la langue choisie est celle du destinataire, dans le Journal les deux se mêlent. Sur une même page, elle passe d’une langue à l’autre, ou redouble parfois la même phrase : « ce qui est cause de l’ombre ne la voit point that which produces shadow does not see it.44 » Alix Cléo Roubaud ne disposait pas d’une langue mais de deux, ce qui équivaut cependant, selon elle, à n’en avoir aucune :

O my sweet love please listen carefully:I am not a writer in any conceivable sense,which somehow doesn’t make it easier to explain to someone who is:I do not possesse any language of my own to write in;I own no single language enought to write in it […].45

L’objet de cette première partie de notre étude est ainsi de déterminer quelles sont les modalités de l’écriture intime d’Alix Cléo Roubaud. Ne peut-on pas considérer que ces différents outils d’expression que sont le journal intime, la lettre, le carnet et la photographie, permettent autant de façons de se dire ? Nous verrons ainsi que l’ « écriture de l’intime prend […] des formes bien diverses. D’un côté l’écriture au long cours ; le journal permet une exploration systématique, consciente, organisée et volontariste du moi qui peut sembler parfois un peu artificielle. De l’autre, les instantanés, une écriture en micro-fragments […]46 ». Faisant fond sur cette notion d’instantanéité qui appartient au

42 Voir Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., pp. 56-57. 43 Ibid., p. 146.

44 Ibid., p. 169.

45 Ibid., p. 56 : « Ô mon amour s’il te plaît écoute bien:je ne suis pas un écrivain,je ne le suis en aucun sens imaginable,ce qui en un sens ne rend pas l’explication facile à faire à quelqu’un qui l’est:je n’ai aucun langage en ma possession en lequel je pourrais écrire […]. » — trad. Jacques Roubaud in Alix Cléo ROUBAUD, op. cit., p. 57.

champ lexical de la photographie (le snapshot ou instantané photographique désignant un certain type de production photographique), nous verrons que le fragment intime comme l’image s’impose chez Alix Cléo Roubaud sur le mode d’un surgissement de leur auteure, « comme si le moi ne pouvait se révéler que dans de courtes pulsions de sincérité ; l’écorce se déchire un instant, le temps d’une note d’agenda, d’un aveu dans une correspondance […] » et, pourrions-nous ajouter, le temps d’une photographie.

CHAPITRE 1 : Le Journal

(1979-1983).

La plupart des documents originaux écrits ou tapés à la machine par Alix Cléo Roubaud et en la possession de Jacques Roubaud ont été mis à disposition pour ce travail. Seuls les cahiers dans lesquels elle écrivait son journal intime ne nous ont pas été communiqués, puisque placés sous scellé chez un notaire. Les années 1979-1983 uniquement sont publiées aux éditions du Seuil, dans la collection « Fiction & Cie ». L’édition a été établie par Jacques Roubaud qui explique dans sa préface le choix de ce découpage temporel :

Elle [Alix Cléo Roubaud] écrivait, depuis 1970 au moins, un journal : ce sont les derniers cahiers de ce journal qui sont, à l’exception de quelques passages d’ordre strictement privés, reproduits ici. Ils commencent quelques temps après notre rencontre, appartiennent à notre temps commun.47

Jacques Roubaud a choisi de ne dévoiler que le pan de vie de l’artiste dont il a fait partie. Jacques et Alix Cléo Roubaud se sont rencontrés à la fin de l’année 1979, c’est donc logiquement que le Journal débute le 23 décembre 1979 et s’achève le 19 janvier 1983. « Alix Cléo Roubaud est morte neuf jours plus tard,

le 28 janvier, à cinq heures du matin, d’une embolie pulmonaire.48 » Les années précédant 1979 ne sont donc pas accessibles, sauf trois exceptions connues à ce jour. En 1984, les Cahiers de la photographie ont publié des inédits : quelques pages du journal d’Alix Cléo Roubaud et une photographie49. En 2014, dans la postface d’Une Image peut-être vraie, Jacques Roubaud a choisi de faire figurer quinze extraits inédits50 de l’année 1979, écrits entre le 30 août et le 1er novembre. En outre, Boris Eustache, fils du réalisateur Jean Eustache, nous a communiqué un scénario écrit par Alix Cléo Roubaud pour le réalisateur, dans lequel elle reprend des pans de son journal intime pour les mêler à des dialogues. Ce document permet d’établir en partie quelles ont été les coupes effectuées par Jacques Roubaud, ainsi que leur nature.

Le livre confidentiel, bien que fondamental, qu’est le Journal a connu une seconde vie grâce à sa réédition en 2009. Augmenté d’une préface et de vingt-cinq nouvelles photographies, il a permis la redécouverte de l’œuvre. Séparé par un demi siècle de la mort de son auteure, un regard neuf a pu être posé sur lui. C’est cette seconde version, la plus récente, qui sera essentiellement étudiée dans ce premier chapitre, compte tenu des ajouts de photographies qui sont venus compléter l’édition de 1984. Mais, même avec cette seconde édition, le Journal d’Alix Cléo Roubaud reste un ouvrage complexe à appréhender. D’ordinaire en effet, le journal intime d’un écrivain, d’un artiste s’ajoute à une œuvre déjà reconnue. Or, dans le cas d’Alix Cléo Roubaud, il s’agit de la seule œuvre connue de l’auteure. Impossible donc de l’aborder comme le journal d’un Kafka ou d’une Virginia Woolf. Amaury Da Cunha, dans son article paru dans Le Monde du 27 novembre 2009, pointe la contradiction entre la force du texte et la fragilité de son statut :

Le problème avec Alix Cléo Roubaud, c’est qu’à côté de sa pratique photographique (l’autoportrait) et de l’écriture du journal “nécessité absolue pour

48 Ibid, p. 7.

49 Cf. Alix Cléo ROUBAUD, « Journal octobre-novembre 1979 (fragments) », Les Cahiers de la

photographie, n° 13, « La photobiographie », premier trimestre 1984, pp. 94-97.

50 Jacques ROUBAUD, « Postface », in Hélène GIANNECCHINI, Une Image peut-être vraie. Alix

Cléo Roubaud, Paris, Seuil, « La librairie du XXIème siècle », 2014, p. 186. Ces extraits constituent des notes théoriques sur la photographie.

elle”, selon Jacques Roubaud, elle n’a laissé aucune œuvre qui aurait la solidité d’une cathédrale. Et pourtant son journal est bouleversant, animé par une rage constante d’écrire et de voir. Lorsqu’on commence à le lire, on n’a pas le sentiment d’entrer dans une périphérie ou de découvrir un texte mineur.51

Texte bouleversant mais au statut précaire, il ne s’agit pas pour autant d’un « texte mineur » note le journaliste – sans cependant oser lui attribuer le statut de texte majeur. Et c’est en effet souvent par la négative que cette œuvre est qualifiée : ce n’est pas un livre ordinaire, ce n’est pas un texte mineur, etc. La mort prématurée de l’auteure contribue à faire de l’ouvrage une œuvre saisissante et tragique au sens rigoureux du terme ; car nous savons que la mort annoncée rencontrera la mort réelle et qu’au terme de ces pages, la disparition s’accomplit. Il est d’ailleurs impossible d’aborder l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud sans rappeler la mort de son auteure. Il nous semble néanmoins nécessaire de ne plus considérer uniquement son décès comme un fait biographique poignant, mais de l’intégrer dans une approche méthodologique. L’interruption provoquée par mort pose la question de l’inachevé et permet, plutôt que de chercher la fixation, de montrer les dynamiques, le mouvement que cette œuvre brusquement arrêtée nous découvre. Forts des documents inédits que Jacques Roubaud nous a confiés, nous nous proposons de montrer que le Journal, tout en constituant un texte fondamental, ne forme pas l’ensemble de ce qui a été écrit par Alix Cléo Roubaud. Nous interrogerons donc son élaboration en tant que texte d’abord, mais aussi en tant que livre publié.

Dans un premier moment de notre travail, nous nous demanderons si le Journal d’Alix Cléo Roubaud est une simple recension des événements de son existence, qui procèderait d’une forme d’inventaire existentiel, ou s’il est une œuvre construite, structurée. Dans un deuxième temps, nous poserons la question de la littérarité du Journal : cet ouvrage présente-t-il des qualités littéraires ou est-il devenu œuvre du simple fait de sa publication ? Dans un troisième temps, nous verrons que ce Journal, qui permet de témoigner de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, en modifie aussi la compréhension. En effet, l’édition établie par

51 Amaury DA CUNHA, « A la recherche d’Alix Cléo Roubaud », Le Monde, 27 novembre 2009. URL : https://lemonde.fr/livres/article/2009/11/26/journal-1979-1983-d-alix-cleo-roubaud_1272301_3260.html

Jacques Roubaud et Denis Roche nous semble comporter quelques partis-pris, notamment dans le traitement des photographies, qui orientent notre lecture.