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De l’inventaire existentiel au montage du réel

I. Une œuvre construite

1.3. De l’inventaire existentiel au montage du réel

Si l’on peut arguer que le Journal d’Alix Cléo Roubaud possède sa propre fin, et en cela déjoue l’une des caractéristiques mêmes du genre du journal intime, qui est de ne pas pouvoir se donner de fin, on peut également penser, grâce aux propos de Philippe Lejeune et de Michel Leiris, qu’il cite, que le choix de la tenue d’un journal révèle le choix d’une logique de « l’in-finition » chez Alix Cléo Roubaud : cette œuvre écrite, qui est son écrit majeur, est une œuvre jamais finie, en progrès constant, c’est-à-dire en perpétuelle élaboration.

1.3. De l’inventaire existentiel au montage du réel.

Le Journal est ainsi une œuvre sans cesse en élaboration, mais de quelle manière s’agence l’écriture à l’intérieur de cet espace ? Le journal intime semble d’ordinaire suivre le cours des jours, il est à la merci du temps. Il n’est sous-tendu par aucune architecture si ce n’est celle des journées qui s’enchaînent. Il est donc régi par la contrainte temporelle plus que par une construction positivement conçue par l’auteur.

Le journal intime qui paraît si dégagé des formes, si docile aux mouvements de la vie et capable de toutes les libertés, puisque pensées, rêves, fictions, commentaires de soi-même, événement importants, insignifiants, tout y convient, dans l’ordre et le désordre qu’on veut, est soumis à une clause d’apparence

légère, mais redoutable : il doit respecter le calendrier. C’est là le pacte qu’il signe.81

Ce principe même du journal intime, qu’il faut « tenir » chaque jour, qui soumet donc son rédacteur à un travail quotidien, donne à Alix Cléo Roubaud une structure, une règle de vie, qui lui permet de ne pas sombrer dans le désespoir. Le journal structure la vie, donc. En effet, il se présente comme une « alliance mystique avec le Temps », en cela « pas besoin de signer un pacte avec un lecteur82 ». Philippe Lejeune assure : « Le journal est une sorte d’ “installation”, qui joue sur la fragmentation et la dérive, dans une esthétique de la répétition et du vertige très différente de celle du récit classique.83 » Alix Cléo Roubaud a cependant souhaité extraire de cette régularité, salvatrice pour son existence, des principes plus théoriques. Elle esquisse ainsi une pensée du temps issue de la pratique diaristique :

ne pas croire à l’histoire:se confiner dans la chronologie,l’éternelle répétition du même,comme le journal,s’accomplissant en un axe horizontal qui est le temps,sans autre retour que la relecture,mémoire qui ne bouge rien,et le peut (puisque je n’y touche pas,ne change aucun mot),s’abolit dans ‘l’autre axe’,l’événement (et c’est ce second axe qui fait basculer la perspective:jamais le présent ne vous donne un point de vue imprenable sur le passé;il débouche plutôt sur l’impasse brutale où avenir et passé semblent ne plus se distinguer,mais où s’achèvent toutes les choses).84

Dispositif spéculaire et métadiscursif : en se disant, Alix Cléo Roubaud dit théoriquement ce qu’implique l’écriture de soi, à quelle temporalité l’écriture est alors soumise. Le journal intime est pris entre « l’axe horizontal qui est le temps », un écoulement, et le surgissement des circonstances, « ‘l’autre axe’,l’événement » qui perturbe la ligne temporelle. Ce qui arrive rompt la linéarité, affirme l’absolu

81 Maurice BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1993, p. 252. 82 Philippe LEJEUNE, « Le journal comme “antifiction” », Poétique, n° 149, février 2007, p. 5. L’article a été reproduit dans Philippe LEJEUNE, Autogenèses : les brouillons de soi 2, Paris, Seuil, « Poétique », 2013.

83Ibid.

primauté du présent. Un journal intime, cette « éternelle répétition du même », ne permet pas de se replonger dans le passé, il n’est pas tourné vers l’avenir ; chaque entrée, datée, abolit celle qui la précède. L’acte d’écrire est à l’image de l’existence : sans retour en arrière possible. Alix Cléo Roubaud choisit de faire de cette évidence un principe de l’écriture : elle ne corrige pas, « ne touche pas,ne change aucun mot ». Aucun passage n’est réécrit, amélioré ou amendé. Il reste tel qu’il a été composé, dans un premier jet intact. De cette façon, elle s’empare d’une qualité nécessaire du journal intime – sa linéarité, l’idée d’un temps qui s’écoule en sens unique, flêché – et y fonde son écriture. Elle redouble alors ce qui constitue l’essence de la pratique diaristique, insiste et accroît le présent à quoi tout se réduit : le refus de corriger, de revenir en arrière est à l’image de l’inexorable avancée des jours. Elle ne relate les faits qu’une fois, sa prose a le même caractère irrémédiable et unique que l’événement.

Un choix similaire sera fait par Alix Cléo Roubaud concernant la photographie :

La destruction du négatif sera un garde-fou contre la tentation d’approcher à nouveau le souvenir du monde que la photographie enferme. Ce souvenir, une fois le tirage effectué est perdu ou, plus précisément, n’est plus que souvenir du souvenir.

Le négatif n’est que la palette du peintre (11 octobre).85

De la même manière qu’une journée ne sera écrite qu’une fois, chaque photographie ne doit, idéalement, n’être tirée qu’une fois. Le négatif est un « souvenir », comme la mémoire que nous avons de ce que nous vivons. La conception de la photographie d’Alix Cléo Roubaud sera, plus loin, l’objet de notre étude ; il convient néanmoins dès à présent de montrer que des principes de constructions similaires président à son travail littéraire et photographique, ces deux pratiques pourraient dès lors être subsumées dans une même œuvre photolittéraire.

85 Alix Cléo ROUBAUD « Extraits du Journal d’Alix, 1979 », in Hélène GIANNECCHINI, Une

Le journal intime est appréhendé par Alix Cléo Roubaud selon un écoulement, une régularité. Cependant, en proie à de violents accès de mélancolie, écrire tous les jours lui est impossible. Le Journal d’Alix Cléo Roubaud n’est pas constant, ne respecte pas toujours le calendrier : elle n’écrit pas pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines. Ainsi plus d’un mois d’interruption sépare le « Cahier bleu86 » du « Grand cahier noir87 ». En 1980, elle n’écrit rien entre le 5 septembre et le 5 novembre88. En 1981, elle n’écrit qu’une fois en mai89. De plus, l’écriture diaristique se raréfie au fur et à mesure des années : l’année 1980 représente quatre-vingts pages de l’ouvrage, 1981 soixante-sept, et 1982 trente-quatre. Consciente de ces intermittences, elle se formule des reproches : « (Le journal de Pepys me déprime,me rappelant mon propre manque d’assiduité.)90 » Il est vraisemblable qu’elle ait dédaigné le Journal pour se plonger dans la photographie, qui devient petit à petit le sujet principal de son écriture. Le Journal est ainsi chaotique, des périodes entières sont passées sous silence.

Si Alix Cléo Roubaud prétend n’avoir jamais repris ce qu’elle avait noté, le contenu de ses textes, elle a cependant effectué un travail de mise en page, en tapant certains de ses textes manuscrits à la machine à écrire avant de les insérer dans ses cahiers :

Entrepris de retaper la dernière année du journal dans la désorientation complète où je suis toujours à certaines heures de la nuit,retrouver ses propres traces ou bien se perdre dans le brouillard qui vous a précédé, voilà mon petit pari.91

Disposant alors de chaque texte comme d’une entité propre, elle a entrepris de les agencer dans ses carnets. Il semble en conséquence impropre d’affirmer que

86 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., pp. 17-48. 87 Ibid., pp. 49-95

88 Ibid., p. 78. 89 Ibid., p. 121. 90 Ibid., p. 156. 91 Ibid., p. 84.

le cours des jours soit le seul principe qui préside à la rédaction du Journal. L’organisation des différents textes entre eux met en échec la notion de linéarité temporelle. Jacques Roubaud note dans son introduction au Journal certaines ruptures :

J’ai conservé la séparation en cahiers, qui était la sienne. Comme il apparaît à la lecture, la fin d’un cahier était un moment marqué, qui n’était pas de hasard : à la fin de chaque cahier, il reste de nombreuses pages blanches. Dans un seul cas, la succession chronologique est interrompue : il s’agit du cahier orange, qui comporte quelques pages de l’automne 1981, puis, après une césure marquée, reprend à la suite du cahier précédent. Je n’ai pas cherché à supprimer ce retour en arrière, clairement intentionnel.92

Il met au jour l’intention qui préside à la composition de ce texte. Le Journal d’Alix Cléo Roubaud est composé de six ensembles agencés comme suit : le « cahier bleu » du 23 décembre 1979 au 10 juin 1980, le « grand cahier noir » du 14 juillet 1980 au 12 décembre 1980, le « cahier italien clair » de décembre93 1980 au 10 juillet 1981, le « deuxième cahier bleu » du 26 juillet 1981 au 20 juillet 1982, le « cahier orange » du 30 septembre 1981 au 12 décembre 1982, le « cahier violet » du 2 janvier 1983 au 19 janvier 1983. Certaines dates sont récurrentes dans le Journal. Ainsi, le 12 décembre revient à plusieurs reprises et marque en 1980 et en 1982 la fin d’un cahier. De plus, à la date du 12 décembre 1980, Alix Cléo Roubaud recopie un extrait de son journal écrit le 12 décembre 1979. L’extrait en question, simplement composé de la date et du mot « oui94 », n’est pas publié dans le volume édité au Seuil puisqu’antérieur au 23 décembre 1979.

Ces mécanismes – dates récurrentes ou retours en arrière intentionnels – certainement établis selon une logique intime (il est vraisemblable que la date du 12 décembre corresponde à un événement amoureux entre Alix Cléo et Jacques Roubaud, peut-être la décision de se marier), prouvent que le Journal est structuré

92 Jacques ROUBAUD, « Introduction » à Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 9. 93 La première date de ce cahier n’est pas précisée, la seconde est le 23 décembre 1980. 94 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 95.

selon une intention et qu’il échappe à la simple succession des jours. À certaines périodes, Alix Cléo Roubaud a par exemple choisi d’écrire dans des cahiers différents. Ainsi le 29 septembre 1981, elle s’exprime dans le deuxième cahier bleu, et le 30 septembre 1981 dans le cahier orange. Ont été « extraits » du premier cahier pour être consignés dans le second les jours suivants de l’année 1981 : le 30 septembre, le 6 octobre, les 20 et 22 octobre et le 25 novembre. Plus étonnant encore, elle a écrit dans chacun des deux cahiers à la date du 20 novembre 1981. Dans le deuxième cahier bleu, Alix Cléo Roubaud décrit son quotidien, elle détaille ses journées, ses conversations ; dans le cahier orange, elle conduit une réflexion plus théorique essentiellement axée sur la mort. L’entrée du 20 octobre 1981 dans le deuxième cahier bleu débute de la sorte :

La veille,Mirka lui racontait son angoisse de mort,ses évanouissements.puis elle lui dit :« ma thérapeute m’a expliqué que c’était une ancienne – personne en moi qui mourrait mais non moi. » chose qui m’a semblé extraordinairement fignolée:on voit mal comment y croire.95

Dans le cahier orange, le même jour, elle note : « Se supposer déjà morte ? l’article sur Wittgenstein,publié,un avorton? / Que signifie se voir déjà morte? comment le montrer?96 ». Au relevé d’une conversation sur la mort, commentée par Alix Cléo Roubaud qui donne son avis sur les propos échangés, suit, dans le second texte, un questionnement philosophique – et sans doute photographique. La question de la mort est extraite de la trivialité de l’échange pour être transposée en termes plus abstraits. Un tel procédé n’est pas sans rappeler l’entreprise de Paul Léautaud qui est à l’œuvre dans son Journal littéraire97, analysée par Edith Silve :

Armé d’une paire de ciseaux, Léautaud s’est mis en devoir de découper son manuscrit pour l’organiser en plusieurs masses qu’il a, selon le contenu, orienté vers ce qu’il estimait être un Journal à caractère Littéraire, ou vers un Journal ayant un caractère privé, c’est-à-dire intime et auquel il a donné le nom de Particulier […]. Une organisation nouvelle se dégage qui nous conduit à dépasser

95 Ibid., pp. 157-158. 96 Ibid., p. 199.

la question de la tenue d’un journal pour nous poser la question des motivations de ces découpages.98

Alix Cléo Roubaud a elle aussi séparé le particulier (simple déroulé des jours et recension des événements) du théorique. Dans le cahier orange, son propos s’attache alors à définir son esthétique photographique :

mais enfin il se passe ceci:quand on voit l’image,on ne voit pas le support,alors que sans support l’image n’est pas.Support et image ne sont pas en relation symétrique réellement;le support est nécessaire à l’image qui à son tour cache le support.

– un peu comme ce que vous disiez du sommeil,de la mort.99

La discontinuité temporelle, l’hétérogénéité des registres du discours d’Alix Cléo Roubaud donnent l’indice d’une volonté de composition. Le Journal d’Alix Cléo Roubaud, en raison de sa brièveté, n’a pas le même degré de raffinement que celui de Léautaud dans sa construction, mais il témoigne cependant des mêmes velléités de montage. En effet, le découpage est proche du travail des monteurs au cinéma qui assemblent les plans pour créer une réalité nouvelle – rappelons qu’avant le numérique, la pellicule était coupée et collée pour réaliser le film. Une entrée du Journal est semblable à une séquence cinématographique qu’Alix Cléo Roubaud articule. Les textes tapés à la machine à écrire sont autant de rushs dont et qu’Alix Cléo Roubaud, devenue monteuse, dispose. « Le cinéma est un matériau particulièrement éclaté, fragmentaire, hétérogène. Il n’est constitué que de fragments, celui du photogramme d’abord, celui du plan ensuite.100 » De la même manière, le journal intime est constitué d’entrées disparates, assemblées pour composer un ensemble significatif.

98 Edith SILVE, « Du Journal de Paul Léautaud », Les Écritures de l’intime. La correspondance et

le journal. Actes du colloque de Brest 23-25 octobre 1997, op. cit., p. 180.

99 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 199.

100 Bérénice BONHOMME, « Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », Fabula LHT (Littérature, Histoire, Théorie), n° 2, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », décembre 2006, URL : http://www.fabula.org/lht/2/bonhomme.html. Dans cette étude, Bérénice Bonhomme interroge l’écriture de Claude Simon par le détour du cinéma.

L’analepse du cahier orange d’Alix Cléo Roubaud a des allures de flash-back : une séquence rompt la linéarité du temps et impose ainsi l’évidence d’un procédé narratif. Selon une logique analogue, elle indique l’ellipse temporelle de ce cahier par laquelle la continuité de l’ensemble est rompue : on passe du 25 novembre 1981 au 17 août 1982. Elle écrit à la jonction entre ces deux dates : « un blanc,jusqu’en août 1982101 », comme un fondu au blanc marque généralement un écart temporel entre deux séquences et constitue l’un des principaux moyens de l’ellipse cinématographique. En utilisant des procédés cinématographiques, le Journal passe ainsi « de la passivité de l’écriture, à la logique créative102 », dévoilant des pans de réalité conservés intacts, dans leur « premier jet », mais assemblés de manière réfléchie, pour organiser une réalité nouvelle.

Cette analyse de l’architecture du Journal doit être complétée par l’étude approfondie de ces séquences que sont chacune des entrées du Journal. Ces dernières ne peuvent être appréhendées comme de simples captures du réel ; car Alix Cléo Roubaud ne se contente pas de relater fidèlement les événements, elle modèle aussi la langue, travaille son écriture, si bien que le Journal ne puise pas uniquement son originalité dans sa construction, mais aussi dans le style, si particulier, de son auteure.