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Conclusion partielle

I. Genèse et correspondance

1.3. Ébauches et réécritures

La correspondance d’Alix Cléo Roubaud ne met pas seulement en lumière ses influences et ses intérêts par le biais de commandes passées à un libraire anglais, ou par des récits donnés à ses amis : les lettres d’Alix Cléo Roubaud servent aussi d’ébauches. Ses courriers sont élaborés et le travail littéraire y est bien visible. Un certain nombre de lettres portent la mention « non envoyée » et font donc figures de brouillons. Arrêtons-nous sur ces courriers qu’Alix Cléo Roubaud a finalement décidé de garder pour elle. A minima, cela implique que certains de ces textes ne l’ont pas satisfaite ; mais quelle est la raison de telles insatisfactions ? Une lecture comparative de deux états d’une même lettre montre que ce n’est pas nécessairement l’événement narré qui varie, mais bien la façon dont Alix Cléo Roubaud choisit de l’écrire : il s’agit d’une question de style. Dans la première version d’une lettre adressée à Anne McCauley par exemple, Alix Cléo Roubaud commence ainsi : « Well, it’s a true moody muddy October Monday with a real chill in the air and damp blue shadows : the days for bills, pills and work231 ». Dans la version définitive et envoyée, elle modifie les premières phrases :

November is a cruel month in Paris, when the evenings draw up short and light fades from grey to ink. Well the month has begun its abstract course and I should pay bills, buy pills and go back to work but I have done none of the above-mentioned.232

Dans cette seconde version, Alix Cléo Roubaud développe sa description du mois d’octobre. L’image de la lumière qui décline et celle du ciel qui s’assombrit remplacent les deux adjectifs quasi homophoniques d’abord choisis, « moody » et « muddy », qui créaient une paronomase renforçant par la répétition

231 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre non envoyée à Anne McCauley du 22 octobre 1979, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Eh bien, c’est un véritable lundi d’octobre, boudeur, boueux, l’air est vraiment

glacial, et les ombres sont bleues et humides : un de ces jours faits pour les factures, les cachets et le travail. »

232 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley du 3 novembre 1979, Fonds Alix Cléo Roubaud : « Novembre est un mois cruel à Paris : les soirées raccourcissent et la lumière passe du

gris à un noir d’encre. Eh bien le mois a commencé son cours abstrait et je devrais payer les factures, acheter des cachets et me remettre au travail. Mais je n’ai rien fait de tout cela. »

un effet de monotonie et de grisaille. Le début de cette lettre prend plus d’ampleur en plantant d’emblée un décor automnal et en situant le présent de l’écriture. Le rythme créé par la rime interne (« bills » et « pills ») est maintenu, mais la phrase assouplie se termine par une certaine autodérision. Le style est moins dense, on ne retrouve pas la même accumulation des effets. Une hypothèse plausible serait qu’Alix Cléo Roubaud ait renoncé à la complaisance d’un certain lyrisme dans la seconde version, qu’elle ait travaillé à un style plus simple, et par là même plus propice à l’écriture épistolaire et à l’objectivité qu’elle exige.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’Alix Cléo Roubaud écrit ses lettres, qu’elle les élabore comme ses textes. Les lettres sont d’ailleurs en écho avec le Journal. Certains passages se retrouvent transformés dans son journal intime. Le 29 juin 1981, elle écrit à son amie américaine Anne McCauley :

maybe maybe,

I should write prose,

but how does one begin writing prose when a) one has nothing to say

b) one has married an Homme de lettres ?233

La disposition – d’ailleurs versifiée, alors qu’elle parle d’écrire de la prose, ce qui impliquerait l’abandon de tels retours à la ligne – et les interrogations développées ici rappellent un passage du Journal d’Alix Cléo Roubaud écrit deux mois plus tard, le 28 août : « impossibilité d’écrire,mariée à un poète.234 » Des idées fortes passent ainsi des lettres au Journal avec un souci de trouver une parole juste, une écriture épurée, prise au plus près du sentiment. La formule placée dans le Journal est dotée d’une force accrue par sa transcription lapidaire, aphoristique.

233 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à Anne McCauley du 29 juin 1981, Fonds Alix Cléo Roubaud : « peut-être / peut-être / devrais-je écrire de la prose, / mais comment commence-t-on à écrire de la

prose quand / a) on n’a rien à dire / b) on s’est mariée à un Homme de lettres [en français dans le

texte] ? » Cette lettre est reproduite intégralement dans le volume d’annexes. 234 Alix Cléo ROUBAUD, Journal, op. cit., p. 143.

Néanmoins, l’humour présent dans de nombreuses lettres demeure presque absent du Journal, ce qui a contribué à dresser un portrait très sombre d’Alix Cléo Roubaud. Le jeu et la malice font pourtant indéniablement partie de sa vie et de son travail d’artiste, comme le prouvait déjà le film de Jean Eustache. Alix Cléo Roubaud sait manier l’antiphrase et la litote et distiller avec finesse de l’ironie. Voici ce qu’elle écrit à sa famille, inquiète de sa différence d’âge avec Jacques Roubaud, à l’annonce de leur mariage :

Dian me transmet les inquiétudes de maman à l’égard de l’âge de mes fréquentations masculines. Doivent-ils (doit-il) avoir plutôt trente ans que quarante-cinq ? Vaut-il mieux qu’il(s) ai(en)t mon âge, ou moins, ou plus ? Réponse s.v.p. À mon avis, certes fantasque, je préfère l’intelligence à la bêtise, la beauté à la laideur et la stabilité à la névrose, la drôlerie au manque complet d’humour, la subtilité du mathématicien au vague de l’artiste et la sensibilité de l’artiste au philistinisme, et j’ai un faible pour les hommes qui savent lire et écrire en au moins trois langues, mais enfin chacun ses goûts.235

La correspondance permet de comprendre une partie de son œuvre, de donner une lecture plus juste de son travail. Son indéniable légèreté nous semble avoir été occultée par ses nombreux moments de mélancolie. Si cette dimension de son écriture occupe une place certaine, il nous semble néanmoins important d’en interroger la prépondérance. La multiplicité des tons et des registres est une donnée indéniable de son œuvre.

235 Alix Cléo ROUBAUD, Lettre à sa famille du 31 décembre 1979, Fonds Alix Cléo Roubaud. Cette lettre est reproduite intégralement dans le volume d’annexes.