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III) Q UESTIONS DE RECHERCHE ET CHOIX EPISTEMOLOGIQUES :

1) Q UESTION DE RECHERCHE :

Disons-le, notre préoccupation sera d’analyser le système politique israélien à travers le prisme du parti Shas qui, nous semble-t-il, est un événement majeur dans l’histoire politique israélienne parce que révélant les contradictions d’un Etat en quête d’identité nationale. L’objet de cette recherche vise, par conséquent, à s’interroger sur une question centrale, récurrente en sciences sociales : comment un système évolue-t-il dans un équilibre savant entre

permanences et mutations ? Et, comment un parti porteur d’un programme contre-sociétal peut-il et doit-il, en parallèle, faire siens les mécanismes d’accession aux sphères gouvernementales ? Shas incarne particulièrement cette problématique, reproduisant les codes et

comportements afférents à la culture politique israélienne, tout en engageant simultanément le système dans un processus de mutation, que celui-ci soit pensé en termes structurels et institutionnels ou qu’il concerne l’émergence de questions nouvelles, contribuant ainsi à rénover l’agenda politique gouvernemental.

Le premier obstacle auquel se heurte l’observateur engagé dans une analyse de la culture, sans parler encore de culture politique, est un problème de bornage et de contextualisation car, en effet, différentes cultures peuvent s’affronter au sein d’un même territoire et, finalement, au sein d’une même « culture politique ». Ce que nous voulons signifier par-là, c’est l’idée selon laquelle différentes options culturelles – séfarades, ashkénazes, laïques ou religieuses, traditionalistes ou haredi – peuvent aisément correspondre, se concurrencer, voire se combattre dans le cadre d’une culture politique commune, partagée et reconnue comme imposant les règles du jeu politique. Notons en premier lieu que le concept renferme deux éléments qui, mis côte à côte, ne sont pas qu’une simple juxtaposition, mais viennent créer un nouvel élément devant être étudié en tant que tel. Autrement dit, la « culture politique » résulte de la rencontre des champs politique et culturel, c’est-à-dire des interactions entre l’un et l’autre, des influences qui les nourrissent et qui tendent à les régénérer en permanence.

Pour conduire la recherche, nous postulerons que la culture politique israélienne, pour des raisons à la fois historiques et culturelles, est génératrice de partis « clientélo-identitaires » qui se caractérisent par un clientélisme ancré dans un projet identitaire visant la reconnaissance sociale

et politique d’une culture ou d’un groupe donné. Ce projet conduit Shas à pénétrer les instances de pouvoir ainsi que des pans de la société civile, à travers des méthodes subtiles de « féodalisation » de secteurs ministériels stratégiques, dans le but de porter un projet politique à caractère identitaire. La spécificité de la catégorie d’analyse proposée est la dimension collective d’une telle méthode partisane. Il s’agira donc de décortiquer les mécanismes partisans que nous nommerons mécanismes de « clientélisme identitaire ». Conscients de l’étrangeté de l’expression proposée, nous pensons cependant qu’il s’agit là d’une opportunité empirique permettant d’enrichir les études menées sur le clientélisme en explorant celui-ci à partir du volet identitaire qui explique et légitime, dans certains cas, les pratiques clientélistes.

Le clientélisme comme modèle d’échange institutionnalisé n’est pas, dans le cas israélien, l’apanage d’un certain type de partis, mais semble transcender les clivages partisans pour tracer un élément fort de la culture politique. Récemment, un journaliste israélien1 s’arrêtait sur un

système de régulation sociale et politique que l’on retrouve de façon institutionnalisée en Israël – la « Protekzia ». Interviewant David Schiffman – adjoint au maire de Tel Aviv – le journaliste recueillait cet aveu selon lequel le phénomène de « Protekzia » est, en Israël, un moyen par lequel chaque citoyen reçoit ce qu’il mérite de droit. Ainsi, bien que la qualité de citoyen et les droits qui l’accompagnent sont, conformément à un critère universaliste, donnés à tous les membres2 du

corps social, l’accès aux centres décisionnels et aux ressources publiques comme privées s’effectue par l’intermédiaire des représentants des différents segments sociétaux.

Cependant, l’originalité de la question de recherche se situe dans le qualificatif « identitaire » contenu dans l’ expression « clientélisme identitaire ». Si l’on en croit la tradition politologique, mis côte à côte, les deux termes paraissent antinomiques, tant les pratiques clientélistes semblent frappées de pragmatisme idéologique et identitaire. Il faut rechercher, dans les études anthropologiques et dans certains écrits politologiques3 plus récents, les éléments

théoriques permettant de réconcilier les deux dimensions. Plus que des « machines politiques »

1 Haber (E.), « Rotting from within », in Jerusalem Post, 30 janvier 2000.

2 Précisons cependant que la catégorie arabe israélienne ne bénéficie pas de tous les droits et devoirs fondant la

qualité de citoyen ; ainsi, les arabes israéliens ne sont pas autorisés à servir dans les forces armées israéliennes – cette limite étant un handicap d’autant plus grand que le service militaire est encore considéré comme un vecteur d’intégration sociale majeur.

3 Nous renvoyons notamment à l’article de Percy Allum « Le double visage de la Démocratie Chrétienne »,

Politix, n°30, « Incertitudes italiennes », janvier-avril 1995. L’auteur note que pour la D.C., le combat électoral s’apparentait à un choix de société, si bien que De Gasperi construisit une organisation partisane à deux visages, associant « une formation parlementaire laïque, considérée comme l’instrument de gouvernement et un mouvement de masse confessionnel, pour les fondre dans un seul parti, une seule machine électorale ».

classiques, caractérisées par des programmes non marqués idéologiquement, se rapprochant en cela des partis « attrape-tout » (O. Kirchheimer), les partis israéliens (en particulier le Mapaï auquel succéda l’Alignement (Maarach) puis le parti Avodah, et les partis ethniques et/ou religieux) sont avant tout des mouvements sociaux à vocation idéologique, ethnique et/ou religieux, dont les racines puisent dans des institutions non directement politiques. Ce sont, par exemple, les réseaux kibboutzniques pour le Mapaï, les yeshivot et les synagogues séfarades pour Shas, ashkénazes pour Agoudat Yisrael et Deguel HaTorah, les implantations juives de Judée- Samarie pour le Mafdal (ou Parti sioniste-religieux), mais toutes ces formations politiques ont en commun de s’être constituées en dehors du cercle politique stricto sensu.

Le style et la culture politiques israéliens se montrent donc fortement idéologiques dans le sens où, comme l’explique A. Arian, l’utilisation de symboles, d’une rhétorique et de codes ont toujours été évidents dans l’expérience politique israélienne et ne semblent pas diminuer au fil des générations politiques1. Les partis israéliens ont ainsi été souvent décrits comme de véritables

« Weltanschauungsgruppen », c’est-à-dire comme des familles spirituelles. E. Torgovnik souligne que les partis israéliens sont devenus un vecteur étonnant de mobilisation de masses. S’arrêtant plus particulièrement sur le cas du parti travailliste originel (Mapaï), il souligne que ce dernier est devenu un groupe politique dominant à travers un réseau d’avantages particularistes tels que logement, échange de travail, allocation-santé et moyens de communication variés, créant une loyauté des électeurs envers l’organisation2. L’engagement politique n’est donc pas qu’une simple

adhésion de façade ; il relève de l’affiliation à un mouvement social plus profond et plus totalisant qui, au bout du compte, fait figure de véritable marqueur identitaire.

Au-delà de cette « culture politique » israélienne, nous nous interrogerons sur les mécanismes de légitimation quant à des comportements politiques considérés comme « déviants ». Il sera, à ce titre, tout à fait intéressant d’analyser l’effort de conceptualisation dont font preuve les dirigeants du parti Shas quant à leur perception du rôle de l’homme politique. Le traitement partial que celui-ci met en œuvre lorsqu’il est au pouvoir va ainsi être justifié par des principes tirés de la Torah ou, plus largement, de l’héritage religieux et civilisationnel juif. Les notions de « tsedakka3 » – la charité –, de « kehillah1 » – la communauté – doivent être

1 Arian (A.), Politics in Israel. The second generation, Chatham, Chatham House Publishers, 1998, p. 9.

2 Torgovnik (E.), « Ethnicity and organizational catchall politics », in Arian (A.)/Shamir (M.), The elections in

Israel 1984, Transaction Books, Ramot Publishing Co., New Brunswick, 1986, p. 58.

3 Principe halakhique fondamental, la tseddaka a deux significations ; elle peut d’abord être définie comme la

« charité » dont les fidèles doivent faire preuve envers leurs coreligionnaires moins fortunés qu’eux mais aussi

abondamment explicitées en ce qu’elles vont servir de légitimation à une approche clientéliste des affaires publiques, en direction de communautés – souvent « imaginaires » et construites – déterminées. La première désigne à la fois la charité et la justice (sociale), la seconde rappelle l’une des notions sociologiques fondamentales – la communauté – ; l’articulation des deux permet de construire un prisme culturel permettant de lire les comportements clientélistes du parti étudié, en ce qu’ils se fondent sur une explication théorique et conceptuelle propre aux partis religieux.