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S ECTION 1) D EGEL DES CLIVAGES ET E MERGENCE D ’ UNE ETHNICITE POLITIQUE INNOVANTE :

2.1) LES SEFARADES PRIS DANS UNE ALTERITE MOUVANTE : VERS UNE MOBILISATION

« ANTI-ESTABLISHMENT » :

Shas développa très vite un mot d’ordre prenant pour cible les élites israéliennes1, cet

« establishment » qui se réduisit dans un premier temps au groupe travailliste, pour s’élargir par la suite au groupe ashkénaze, rassemblant dans une même théorie de la conquête du pouvoir, les ashkénazes travaillistes, haredi et nationalistes de droite.

2.1.1) L’EPUISEMENT DE LA DYNAMIQUE SIONISTE-SOCIALISTE :

De 1948 à 1973, la période faisant suite à l’indépendance de l’Etat refléta la suprématie du parti travailliste ; le Mapaï2 conquit une majorité de votes à chacune des huit élections générales

qui constituèrent cette séquence, se comportant comme un véritable parti dominant et agissant comme un microcosme de la société et reflétant les tensions et les clivages qui la traversaient3.

1 Pisher (S.), « Mouvement Shas » (Tnouat Shas), Thioriya VéBikoret, 13-12, 1999, p. 330.

2 Pour une monographie du Mapaï, nous renvoyons le lecteur aux deux ouvrages de référence : Aronoff (M.J.),

Power and ritual in the Israeli Labor Party, Edition révisée et complétée, New York, Comparative Politics Series, M.E. Sharpe, 1993 ; Medding (P.), Mapaï in Israel : Political organization and government in a New Society, Londres, Cambridge University, 1972. Le premier auteur adopte une démarche anthropologique intéressante, à partir de laquelle il analyse le parti travailliste sous l’angle de ses rituels, de ses tabous et des interactions entre l’action symbolique et les relations de pouvoir.

3 Aronoff (M.J.), Power and ritual…, Op. cit., p. 89.

L’année 1948 marqua ainsi, en Israël, l’avènement d’un modèle quasiment pur de multipartisme à parti-dominant, qui se distingue selon J. Blondel1 du multipartisme pur, dans lequel l’atomisation des forces politiques est extrême. Le multipartisme à parti-dominant se caractérise quant à lui par le fait que les deux principaux partis totalisent habituellement les deux tiers des suffrages et que le parti le plus fort obtient seul au moins 40% des suffrages. Ajoutons un critère de permanence dans le temps, puisque ce système, censé se reproduire durant un nombre d’années conséquent, s’étala sur plus de 25 ans. Dans un système de ce type, le parti dominant rencontre généralement d’insurmontables difficultés à diriger seul le gouvernement. Aussi doit-il élaborer une coalition, à plus forte raison dans un système basé sur un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale, comme ceci est le cas en Israël. Parti majeur de toutes les coalitions gouvernementales durant cette période, le Mapaï composa la plupart du temps avec le Mapam (parti d’extrême gauche) et le Mafdal, ce dernier étant considéré à l’époque comme le centre du système politique israélien, en raison de sa modération tant territoriale que religieuse. Incapables de s’unir pour faire chuter le parti dominant ou refusant tout simplement de participer à une quelconque coalition (Agoudat Yisrael en particulier), l’attitude des petits partis contribua à rendre le système relativement stable.2

L’année électorale 1973 illustra cependant une révolution dans le système politique israélien, le Mapaï étant, pour la première fois depuis l’avènement de l’Etat, mis en difficulté par le Likoud. Comme le pressentait déjà A. Arian en 1975, « les élections (…) amenèrent un grand potentiel de changement dans la distribution du pouvoir à l’intérieur du système politique israélien »3, sans qu’il sache alors s’il s’agissait d’un signe annonçant le déclin inexorable du parti

travailliste ou s’il ne s’agissait que du point le plus bas dans un cycle durable de parti dominant. L’événement politique de l’année 1973 fut le fruit de plusieurs ressorts, dont le plus immédiat et le plus visible fut sans aucun doute la débâcle de l’armée israélienne durant les premiers jours de la Guerre de Kippour. Accusée par l’opinion publique d’avoir péché par insouciance et laxisme quant à l’intégrité territoriale du pays4, la coalition constituée par le parti

1 Blondel (J.), Political parties : a genuine case for discontent ?, Wilwood House, 1978 ; Bréchon (P.), Les

partis politiques, Paris, Clef Montchrestien, 1999, pp. 39-40 .

2 Voir notamment Arian (A.), Politics in Israel. The second generation…, Op. cit., p. 79.

3 Arian (A.), « Were the 1973 Elections in Israel critical ? », Comparative Politics, n°8, 1975, p. 152.

4 Bien que blanchi par la commission d’enquête Agranat (du nom du juge de la Cour Suprême qui présidait la

commission), le gouvernement continua à être perçu par la société israélienne comme largement coupable du risque qui pesa un temps sur l’intégrité du territoire. Luebbert (G.M.), Policymaking and governing coalitions in Europe and Israel, New York, Columbia University Press, 1986, p. 146.

travailliste et le Mapam subit, en décembre 1973, un revers électoral en passant de 57 à 51 sièges à la Knesset (sur un total de 120 sièges) tandis que, simultanément, le Likoud augmenta de 31 à 39 sièges. La guerre de Kippour accéléra sans nul doute cette poussée historique du Likoud, bien que celui-ci ait déjà donné des signes en ce sens, lors des élections à la Histadrout, juste avant le déclenchement des hostilités. En réalité le renforcement de la droite nationaliste s’expliqua par la conjonction de quatre facteurs que furent l’essoufflement normal et naturel d’un parti dominant1 ; la consolidation de sa puissance organisationnelle par l’union du Herout et des Libéraux au sein du Likoud ; la captation des suffrages séfarades qui considérèrent le Likoud comme le parti « anti- establishment » le plus crédible ; et la puissance d’entraînement que provoquèrent le regain nationaliste et l’affirmation d’un état d’esprit irrédentiste2.

Propre à la société israélienne, le facteur migratoire fut déterminant dans cette évolution du système, les séfarades cristallisant leurs angoisses et leur ressentiment à l’égard de l’Etat par un report électoral massif sur le Likoud3. Symbolisant la résistance face au corpus normatif

imposé par les sionistes-socialistes, les séfarades virent en Menachem Begin, le leader charismatique du Likoud, l’homme providentiel. Cette période fut marquée par l’exacerbation des passions politiques, confirmant en cela ce qu’écrit P. Braud sur les conséquences d’un processus de déqualification du modèle idéologique dominant : « Si (...) l’ébranlement des systèmes symboliques de classement engendre tensions et violences, ce n’est pas seulement parce qu’il s’accompagne indubitablement d’une menace réelle sur des intérêts matériels. C’est aussi parce qu’il tend à les disqualifier comme injustifiés, ébranlant ainsi le sentiment d’être dans son bon droit. S’il génère une anxiété disproportionnée, c’est parce qu’il affaiblit les repères grâce auxquels l’environnement pouvait être déchiffré, reconnu, qualifié et jugé. Les crispations politiques dans les périodes troublées, attestent par leur intensité, la difficulté de vivre les situations d’incertitude ; et, pour éclairer l’intensification des passions politiques, montrer cette peur de perdre les points d’ancrage assurés jusque-là par l’ordre symbolique existant importe autant sinon bien davantage que la mise en évidence des seules craintes d’ordre matériel »4.

1 Comme le souligne A. Arian, un parti dominant s’identifie toujours à des doctrines, une méthode, des idées, un

style et une époque. Ainsi, le temps passant, la doctrine dominante évolue et la base du pouvoir du parti dominant peut s’éroder. Aucun acte, aucun échec n’est suffisant pour expliquer ce déclin. In Arian (A.), « Were the 1973 Elections… », Op. cit., p. 163.

2 Dieckhoff (A.), « La seconde République israélienne », Politique Etrangère, p. 408.

3 Sur le vote séfarade pour le Likoud, voir Weissbrod (L.), « Protest and dissidence in Israel », in Aronoff (M.J.),

Cross-curents in Israeli culture and politics, vol. 4, New York, Transaction Books, 1984.

4 Braud (P.), L’émotion en politique, Paris, Presses de Science Po, 1996.

2.1.2) RUPTURE AVEC LE TRAVAILLISMEET BREVE ADHESION AU LIKOUD :

Observant l’évolution du comportement électoral en 1981, E. Torgovnik, écrit que le clivage ethnique restait, malgré la stratégie travailliste d’endiguement (containment), un facteur important dans le choix électoral ainsi que dans l’acte militant : « les deux principaux partis – le parti travailliste et le Likoud – se différencient sur des lignes de démarcation ethniques, bien qu’avant le milieu des années 60, les partis se différenciaient par des idéologies pré-étatiques et par des positions politiques différentes, en matière de sécurité, de paix et sur le rôle octroyé à l’Etat dans l’économie »1.

Ramenant ce phénomène au processus de changement social, E. Torgovnik souligne qu’un parti ne sachant pas s’adapter aux évolutions idéologiques et identitaires, peut mettre en péril sa capacité mobilisatrice2. Pourtant, les ressorts de cette « révolution » politique ne se limitent pas à

cette dimension idéologique, qui tendrait à faire des séfarades une catégorie naturellement encline à voter en faveur des mouvements les plus durs en matière de politique territoriale. Nous avons dit que le judaïsme séfarade, largement empreint de l’idéal messianique, ne se nourrit pas, d’un point de vue idéologique, d’une souveraineté politique acquise par la force. Et, de fait, lorsque Avodah opta pour une stratégie « attrape-tout », adoptant une position bien plus dure en matière de concessions territoriales afin de capturer une partie du vote séfarade, il ne parvint pas à redresser une situation marquée par une adhésion aux thèses travaillistes déclinante parmi les populations séfarades. Ce refus permanent de percevoir la signification globale d’une appartenance identitaire séfarade expliqua l’évolution du discours partisan dans sa dimension sociale et territoriale.

Cette réactivité tardive se manifesta également à travers de nombreuses mesures destinées à la diffusion et à la connaissance de la culture séfarade (intégration d’éléments dans l’enseignement scolaire, allocations de fonds à la recherche dans le domaine de la tradition séfarade, participation aux fêtes populaires telles que la Mimouna). En 1977, lors des élections législatives, de nombreux observateurs soulignèrent la surenchère ethnique entre Avodah et Likoud – la « révolte orientale » étant alors présentée comme l’un des thèmes centraux de la campagne3. Pourtant, l’effort travailliste ne parvint pas à contrebalancer un phénomène de rejet ;

1 Torgovnik (E.), « Ethnicity and organizational catchall politics », in Arian (A.)/Shamir (M.), The Elections in

Israel 1984, New Brunswick, Transaction Books, Ramot Publishing co., 1986, pp. 57-8.

2 Torgovnik (E.), « Ethnicity and organizational… », Op. cit., pp. 58-59.

3 Peretz (D.)/Smooha (S.), « Israel’s tenth Knesset Elections – ethnic upsurgence and decline of ideology »,

Middle East Journal, vol. 35, n°4, 1982.