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III) Q UESTIONS DE RECHERCHE ET CHOIX EPISTEMOLOGIQUES :

2) L E CHOIX D ’ UNE VILLE COMME RECEPTACLE A L ’ OBSERVATION :

De par les attributs de ce sujet (place des communautés locales dans l’idéologie véhiculée par le parti Shas ; mode de fonctionnement générique d’une organisation partisane privilégiant la proximité et l’action quotidienne), notre attention s’est portée sur l’implantation et l’organisation locales du parti Shas. Cependant, compte tenu du degré élevé de centralisation étatique prévalant en Israël, toute étude ignorant l’articulation de logiques locales et nationales passerait sous silence la réalité d’un système politico-administratif encore très monolithique. Malgré les efforts menés pour décentraliser les organisations partisanes, ainsi que la gestion des affaires publiques, l’Etat d’Israël conserve toujours une caractéristique forte de hiérarchisation entre les niveaux d’intervention politique et publique.

Nous avons privilégié l’exploration d’une localité – Or Yehouda –, notre choix s’expliquant par les caractéristiques démographiques et socio-économiques de cette ville. Nous y avons recueilli les paroles d’une vingtaine de dirigeants et de militants. Nous avons également mené quelques entretiens (six) dans d’autres localités, afin de procéder à quelques éclairages spécifiques, sur des points de recherche particuliers. En outre, nous avons également réalisé une étude statistique à partir de données démographiques, socio-économiques et électorales officielles, afin de mieux cerner le profil des villes propices à l’implantation du parti Shas. Ces deux méthodes sont, pour nous, complémentaires en ce que la démarche qualitative nous a permis de

comme une forme de « justice sociale » – principe plus large, moins définissable mais qui sert de base à la politique menée par Shas.

1 Forme traditionnelle d’organisation sociale du Peuple Juif, la kehillah signifie « communauté ». Articulée

autour d’institutions incontournables (la synagogue, le tribunal rabbinique…), mais également autour de responsables religieux et laïcs, elle est le modèle d’organisation classique du clan hébreu (lors de la traversée du désert consécutive à la sortie d’Egypte) aux communautés diasporiques modernes. On trouve également le terme de edah pour exprimer cette même dimension communautaire. La différence entre les deux est assez ténue, kehillah désignant plus spécifiquement la communauté locale, géographique ; la seconde désignant plutôt la communauté ethnique, plus vaste et plus abstraite ; aussi nous emploierons indifféremment l’un et l’autre.

confirmer mais également d’infirmer, ou tout au moins de préciser, des hypothèses tirées de l’analyse statistique.

La légende dit que la ville de Or Yehouda fut construite sur la ville antique de Hono – laquelle aurait été construite au temps de Esdras (Ezra en hébreu)1 et Néhémie (Nehemyah en

hébreu)2, par des Juifs revenus de l’Exil babylonien3. Située au sud-est de Tel Aviv, Or Yehouda est le cas typique de la localité créée pour absorber les flux migratoires séfarades des années 55- 70. Si la ville émergea dès 1949 à l’initiative d’immigrants venus de Turquie et de Libye, aidés deux ans après par des immigrants d’Irak, elle ne prit son décollage qu’avec les grandes migrations séfarades de la décennie 55-65. Erigée en Conseil Local (Moetsa Makomit) en 1955, elle se vit par la suite affublée du qualificatif de maabara (camp de transit), chargée d’accueillir pour une période qui devait être temporaire les nouveaux arrivants (Olim Hadachim). Devant l’explosion démographique que connut la ville au cours de ces années, elle obtint le statut (Maamad) de municipalité4 en 1988. Comme la très grande majorité des « villes en

développement » (qualificatif sur lequel nous reviendrons abondamment au cours de cette étude, tant l’histoire de Shas est fortement enracinée dans l’histoire de ces localités), elle se caractérise par un niveau de vie moyen relativement bas. Le nombre d’habitants s’élevait à 25 100 en décembre 1997, plaçant la ville au 45ème rang en terme de peuplement. Ville en développement

classique, Or Yehouda se compose de plusieurs quartiers : un quartier ancien prolongé à l’ouest par des quartiers plus récents. Comme de nombreuses villes israéliennes, il est possible d’y lire l’histoire du peuplement en Israël, puisque le quartier le plus récent a essentiellement servi à absorber les populations fraîchement arrivées d’ex-URSS, tandis que l’ancien quartier reste majoritairement peuplé de séfarades, installés là depuis leur arrivée en Israël. Très souvent propriétaires de leur logement (environ 90%), les Israéliens sont géographiquement peu mobiles, cette tendance semblant s’amplifier avec la faiblesse du niveau de vie. Enfin, d’un point de vue

1 Prêtre, scribe et réformateur religieux qui joua un rôle central dans la reconstruction du Temple de Jérusalem et

qui ramena un groupe d’exilés juifs de Babylone en 458 av. E.C. (ère chrétienne). La tradition rabbinique lui accorde un grand prestige. Elle le tient pour l’égal de Moïse dans la connaissance de la Torah car pendant l’Exil de Babylone, alors que les Juifs de Judée avaient oublié le sens de la Torah, Esdras entreprit de leur réapprendre.

2 Les deux personnages bibliques sont réputés à l’origine du Livre d’Esdras et Néhémie, lequel reste la source

principale d’information sur la période du retour à Sion (après l’exil de Babylone), et sur celle de la reconstruction de Jérusalem et du Temple.

3 Il correspond à l’exil d’une partie de la population du royaume de Juda par le monarque babylonien,

Nabuchodonosor, dans la première partie du 6ème siècle avant l’ère chrétienne. Expulsés à partir de 598 av. E.C.,

ils ne furent autorisés à rentrer à Sion qu’en 587 av. E.C. Cet exil eut une influence marquante sur la religion juive qui, pour la première fois, n’avait plus le Temple pour centre. Il est d’ailleurs possible que ce soit dans ces circonstances que s’instaura le culte de la synagogue.

4 Il existe deux statuts locaux différents – le Conseil Local et la Municipalité –, la différence entre les deux

n’étant que démographique.

économique, la ville se compose de trois zones industrielles dominées par des activités technologiques et informatiques.

Visant la compréhension d’une culture politique sujette à l’éclosion de partis clientélo- identitaires, visant également les mutations de cette culture politique par l’émergence de nouveaux acteurs tels que le parti Shas, nous opterons pour une analyse largement diachronique partant des décennies pré-étatiques, – plus précisément, de la période durant laquelle fut élaboré le système partisan israélien – et allant jusqu’à l’été 2000, date à laquelle nous avons achevé notre exploration du terrain. Tous les développements postérieurs à cette date restent, par conséquent, en dehors de la présente étude et donc des propositions qui viendront conclure celle-ci. Cette précision nous paraît d’autant plus capitale que la période qui suit a été marquée par le retour du modèle d’Union Nationale, rendu nécessaire par la résurgence des conflits entre la population palestinienne et l’armée israélienne. Or, nous savons que ce genre d’évènements a toujours été de nature particulière en Israël, agissant comme un catalyseur des forces politiques juives et amoindrissant d’autant la profondeur et l’acuité des clivages partisans. La constitution de gouvernements d’union nationale n’est en effet compréhensible que si l’on tient compte de cette réalité, tant géopolitique qu’historique, qui tend à réunir de manière récurrente le Peuple juif face à la menace extérieure, que celle-ci émane des pays frontaliers (dans le contexte national israélien) ou des groupes non-juifs (dans le cas des sociétés d’accueil en diaspora). Y. Péres exprimait cette idée lorsqu’il écrivait que l’implication d’Israël dans une lutte féroce pour sa survie avait évidemment eu, tout au long de sa courte histoire, un effet catalyseur. Y.Péres tirait de cette proposition l’idée selon laquelle il était raisonnable de penser qu’Israël avait de bonnes chances d’éviter les conséquences explosives qui peuvent résulter de différences ethniques1. Il

concluait la démonstration en notant que, finalement, la position d’une société face à ses ennemis et opposants peut se durcir au-delà de ce que l’on aurait pu attendre si l’on se fonde sur l’intérêt rationnel.

1 Péres (Y.), « Ethnic relations in Israel », American Journal of Sociology, vol. 76, n°6, 1972, p. 1027. L’auteur

fonde son raisonnement sur un triple postulat selon lequel « la tendance à l’intégration ethnique augmente si (1) un corpus de symboles culturels existe et que chacun peut s’y identifier ; (2) si des ressources sociétales sont en état d’expansion rapide ; (3) si une menace venant d’un ennemi commun est perçue » comme telle. Ibid., p. 1027. Il découle de ses conditions un effet unificateur qui se subdivise en trois éléments : « (1) une interdépendance de destin (Interdependence of fate) : il est clair que la défaite militaire est perçue comme une menace portée aux intérêts de tous les groupes ethniques juifs présents en Israël. (2) Un but commun (common goal): (L’interdépendance de destin) peut être active. Un intérêt commun peut être atteint par des efforts coordonnés. Cette sorte d’interdépendance active est même plus unificatrice si des individus ou des groupes sentent que leur survie dépend de leur coopération. (3) Un exutoire à l’agression (outlet for aggression): Si le but commun se trouve être la défense contre un ennemi commun, un élément unificateur additionnel existe – des élans antagonistes ou agressifs ont à présent un exutoire et une cible légitimes ». Ibid., p. 1027.

3)UNE DEMARCHE EPISTEMOLOGIQUE ENTRE METHODE COMPREHENSIVE ET THEORIE