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L A REVANCHE POLITIQUE SEFARADE : M OBILISATION COLLECTIVE ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE ETHNO RELIGIEUSE

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Dispersé à travers les nations en l’an 70 E.C.1, le Peuple Juif trouva refuge au sein de

nombreuses sociétés d’accueil dans lesquelles son statut varia, en fonction des époques et des régimes politiques, mais dans lesquelles il fut constamment appréhendé sous l’angle des minorités ethniques, voire raciales. Deux courants émergèrent de cette dissémination – l’un abusivement défini comme « séfarade », pour rappeler ainsi son lien rompu à l’Espagne pré-inquisitoriale – « Sefarad » signifiant Espagne en hébreu – et l’autre, tout aussi tendanciellement qualifié d’ashkénaze, en référence à l’Allemagne – le terme « ashkénaz » signifiant Allemagne en hébreu. En réalité, nous verrons que chacun de ces deux groupes, du fait de facteurs à la fois exogènes (migrations forcées ou voulues, persécutions) et endogènes (sensibilités différentes à l’égard de l’identité et de la religion juive), se décomposa en autant de sous-groupes lui assurant une hétérogénéité manifeste.

Dénominateur commun à l’ensemble du Peuple juif, « l’éclipse du politique » (A. Dieckhoff) devint néanmoins intenable, motivant la recherche d’une cohésion nationale, dès lors que l’intégrité spirituelle puis physique des communautés juives d’Europe fut remise en question par des politiques de discrimination fondées sur l’approche raciale du judaïsme. Commencé en Europe Centrale et Orientale, notamment dans l’Empire russe, ce cycle de violence, qui atteignit son paroxysme sous le régime nazi, généra une prise de conscience nationaliste qui se traduisit par une quête éperdue de l’indépendance politique, considérée alors comme la seule solution à la survie du Peuple juif.

Cependant, ce préalable national, puis la concrétisation de ces idéaux nationalistes au sein d’une structure étatique, posèrent implicitement un problème majeur quant à l’inscription des différents courants juifs au sein de ce processus de construction sioniste. En effet, le sionisme politique, né dans l’univers ashkénaze d’Europe centrale et orientale, ne fit qu’effleurer l’espace de vie et de réflexion séfarade, excluant de fait un des deux pans du judaïsme mondial de cette restauration nationale. Si les partisans du sionisme politique consentirent à ménager une place

1 E.C. signifie « ère chrétienne ».

institutionnelle à la religion dans le construit étatique, l’idéologie sioniste n’en demeura pas moins une rupture radicale avec les identités multiples héritées de la diaspora et donc, avec le monde séfarade.

Or, le prévisible choc ethnique – ethnique sera ici entendu dans le sens du clivage ashkénaze/séfarade – n’aurait probablement pas eu lieu de la sorte s’il n’avait fallu gérer les conséquences du processus de décolonisation des années 55-65 (Afrique du Nord) et celles de la naissance du nationalisme arabe (dans l’ensemble des Etats arabo-musulmans), obligeant de manière concomitante les communautés juives séfarades à immigrer, pour certaines en Europe ou en Amérique, mais pour la plupart en Israël. L’incompréhension ou, plus précisément, le malentendu idéologique initial laissa place à une politique méthodique consistant, pour « l’establishment » sioniste, à intégrer physiquement des populations séfarades considérées avant tout comme juives, tout en les reléguant aux marges géographiques, sociales, économiques et politiques de la société israélienne. Véritable société d’immigration dont les objectifs centraux demeurent le rassemblement et la fusion des exilés (kibboutz vémizoug hagalouyot), cette dernière mêle, par conséquent, d’un côté, volonté et devoir d’intégration matérialisés dans la Loi du Retour1, et, de l’autre, souci de préserver les fondements sionistes sur lesquels fut fondé l’Etat

d’Israël.

De manière subséquente, l’histoire des populations séfarades, en Israël mais également dans les sociétés qui accueillirent les vagues migratoires de l’après décolonisation, est avant tout celle d’une lutte pour la reconnaissance d’une culture, d’une civilisation et d’une expérience historique particulières. Généralement, les groupes pré-installés établissent en effet des modèles d’autorité et des formes variées de barrières sociales pour protéger leurs avantages, acquis à la faveur de la construction institutionnelle d’un régime. Ainsi, l’intégration sociale mais aussi politique des séfarades, durant les premières décennies, ne s’accompagna nullement d’une redéfinition du système établi, de sa structure organique ou même des questions à l’ordre du jour2.

Adoptant une définition de l’identité juive essentiellement construite sur la renaissance nationale, les sionistes, et notamment les sionistes-socialistes qui dominèrent l’Organisation

1 Votée dès la création de l’Etat, cette loi pose en principe la citoyenneté israélienne immédiate octroyée à tout

Juif en faisant la demande, ainsi qu’à ses descendants. Nous verrons cependant que cette loi fut largement contestée, particulièrement par les religieux qui lui reprochèrent son manque de rigueur par rapport à la judéité des individus.

2 Bernstein (D.), « Participation Politique et Contestation. Les Juifs nord-africains et le système politique en

Israël », in Nahon (G.), Métropoles et périphéries séfarades d’occident, Paris, Editions du Cerf, 1993.

Sioniste Mondiale à partir des années 1920 et qui influencèrent grandement la construction de l’Etat d’Israël, accueillirent ces Juifs venus de contrées « arriérées » avec suspicion, pensant les « civiliser » en leur inculquant la nouvelle norme. Au terme des seules années 1948-1951, la population israélienne doubla par l’arrivée des migrations séfarades, celles-ci donnant une coloration démographique, sociologique et idéologique sensiblement différente. Pourtant, lorsqu’ils arrivèrent en Israël, les séfarades étaient animés d’un sentiment profond d’appartenance au Peuple juif, et étaient, par conséquent, sensibles à la démarche sioniste, même si nous verrons qu’ils conservaient majoritairement une vision messianique et religieuse de la nation juive.

Etiquetés comme étrangers1 – « Juifs arabes » ou simplement « Marocains », « Yéménites » ou « Irakiens » –, les séfarades firent rapidement l’apprentissage de ce que certains chercheurs nomment l’effort de labellisation2, transformés aux yeux du groupe dominant en

outsiders3 destinés à « rattraper le retard ». En effet, sans considérer la « double identité » du

migrant comme un existant pathologique4, l’assignation identitaire qui s’ensuit est habituellement

et simultanément synonyme de discrimination et d’acculturation. Il va dès lors s’agir de faire passer l’ethnicité comme une déviance, servant du même coup à renforcer, en les légitimant, la marginalisation et l’exclusion sociales, économiques, culturelles et politiques des populations migrantes. Stratégie banale de sociétés de migrations, le migrant séfarade est ethnicisé, relégué à un statut inférieur, légitimant une politique adéquate, l’excluant sous prétexte de retards cumulés en diaspora.

Il en découle l’évidente conclusion selon laquelle « l’expression identitaire est indissociable des rapports de pouvoir »5, puisque c’est en fonction de l’équilibre des forces au sein

d’un système que se construit une échelle hiérarchisant les identités. L’identité séfarade peut ainsi être considérée comme une continuité dynamique des traditions culturelles enserrée dans un

1 Pensons ici à la théorie de G. Simmel pour qui « il (l’étranger) est attaché à un groupe spatialement déterminé

ou à un groupe dont les limites évoquent les limites spatiales, mais sa position dans le groupe est essentiellement déterminée par le fait qu’il ne fait pas partie de ce groupe depuis le début, qu’il y a introduit des caractéristqiues qui ne lui sont pas propres et qui ne peuvent pas l’être. » tiré de Der Fremde, 1908, traduit dans Grafmeyer (Y.)/Joseph (I.), L’Ecole de Chicago, Paris, Aubier, Champs Urbains, 1979, pp. 53-59.

2 Voir notamment Goffman (E.), Stigmate, Paris, Ed de Minuit, 1975.

3 Les termes « outsider » et « insider » sont empruntés à R. K. Merton. Pour une présentation de sa théorie

appliquée au conflit ethnique aux Etats Unis, entre blans et noirs, voir « Insiders and outsiders : a chapter in the sociology of knowledge », The American Journal of Sociology, 78(1), juillet 1972, pp. 9-47.

4 Bastide (R.), Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965, p. 190.

5 Martin (D-C.), « Introduction : le choix d’identité », Revue Française de Science Politique, vol. 42, n°4, 1992.

réseau d’interrelations sociales, économiques et politiques. Comme l’écrivent Yancey, Ericksen et Juliani à propos des immigrés aux Etats-Unis, « les facteurs d’ethnicisation des immigrés doivent être cherchés dans les conditions structurelles dans lesquelles les groupes se trouvent placés. Les subcultures ethniques sont des formes particulières de communauté qui se développent lorsque des contraintes dans l’emploi, la résidence et l’affiliation institutionnelle sont imposées à des individus pouvant se réclamer d’un héritage culturel commun. L’ethnicité contemporaine ne doit donc pas s’analyser comme la marque d’un héritage traditionnel mais au contraire comme une réponse à des besoins d’organisation nés de la situation actuelle des immigrés (…) »1.

Ainsi, l’identification à des groupes stigmatisés et définis de façon négative est avant tout un processus social et collectif qui agit, non pas à partir de déterminants supposés primordiaux, mais par le biais d’un traitement migratoire partagé. Dans sa définition compréhensive du « groupe ethnique », M. Weber insistait déjà sur l’importance de la migration dans l’élaboration d’un sentiment d’appartenance commune2. De la migration, ressentie comme un déclassement

statutaire et une imposition de la norme légitime, les séfarades gardent nécessairement des souvenirs communs, sur lesquels peut effectivement se déployer une forme d’identification en négatif. Il s’ensuit un impérieux besoin de construire une identité de substitution, puisant dans une chaîne complexe de déterminants identitaires, à l’entrecroisement de la judéité, de l’israélité et de la séfaradité3. L’identité étant par essence plastique, elle est, par conséquent, à l’origine d’une

instrumentalisation de ces différents sentiments d’appartenance, destinée à créer des schémas d’identification innovants et susceptibles d’être partagés.

Elle se construit ainsi dans le rapport à l’Autre, dont la définition évolue au gré des événements nouveaux : sioniste-socialiste puis ashkénaze, l’Autre est, dans les yeux du séfarade, celui qui refuse de le traiter comme son égal, lui interdisant l’accès au centre du pouvoir. Comme l’écrit fort justement D-C. Martin à propos de l’identité antillaise, celle-ci est davantage « une

1 Cités par Poutignat (P.)/Streiff-Fenart (J.), Théories de l’ethnicité, suivi de Barth (F.), Les groupes ethniques et

leurs frontières, Paris, PUF, Le Sociologue, 1995, p. 86.

2 L’une des définitions les plus complètes du « groupe ethnique », à la fois compréhensive, théorique et

comparative, fut donnée par R. A. Schermerhorn lorsqu’il écrit : « an ethnic group is…a collectivity within a larger society having real or putative common ancestry, memories of a shared historical past, and a cultural focus on one or more symbolic elements defined as the epitome of their peoplehood. (…) A necessary accompaniment is some consciousness of kind among members of the group. », in Comparative ethnic relations : a framework for theory and research, Chicago, University of Chicago Press, 1978, p. 12. Voir également : Weber (M.), Economie et société. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, t 2, Paris, Pocket, Agora, 1995, p. 130.

3 Ces trois termes signifient repectivement : « sentiment d’appartenance au Peuple Juif », « sentiment

d’appartenance à la société israélienne » et « sentiment d’appartenance à la civilisation séfarade ».

question ou une série de questions adressées aux Autres, qu’une réponse donnée à Soi-même »1.

Irrémédiablement soumise à des logiques intérieures et extérieures, la construction identitaire procède de cet entre-deux constructiviste dynamique, déterminé par des éléments primordiaux et sociaux, individuels et collectifs. Conscience et processus selon E. Erickson, l’identité est nécessairement appréhendée dans une perspective relationnelle et situationnelle, en tenant compte des déterminants sociétaux, psychologiques, affectifs, mais aussi rationnels qui en conditionnent la place au sein de la collectivité.

Avec quelques nuances que nous formulerons par la suite, nous inscrirons, par conséquent, notre analyse de la construction identitaire2 opérée par Shas, dans le paradigme situationnel de F. Barth3 qui, en substituant à une conception statique de l’identité une conception dynamique se

construisant dans l’interaction de groupes sociaux, rompit clairement avec les perspectives primordialistes4, classistes5 et, plus généralement, instrumentalistes6 précédentes. Si, comme nous

le verrons, la perspective classiste ne manque pas d’intérêt dans l’analyse de ce que nous nommons le processus de périphérisation des populations séfarades, en ce qu’elle traduit remarquablement l’inégalité territoriale, économique et sociale entre les groupes ethniques en

1 Martin (D-C.), « Introduction : le choix d’identité », Op. cit., p. 585.

2 Pour une présentation des différentes théories de l’identité, nous renvoyons à l’ouvrage de Schnapper (D.), La

relation à l’Autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, PUF Essais, 1998.

3 Pour une présentation des théories de F. Barth, voir Poutignat (P.)/Streiff-Fenart (J.), Théories de

l’ethnicité…Op. cit.

4 A l’instar de N. Glazer et D. Moynihan, les primordialistes considèrent le groupe ethnique comme une unité

culturelle qui se caractérise par une série de traits objectifs – langue, territoire, religion, organisation sociale et politique…– qui font de l’identité ethnique un attribut inné et primordial de l’individu. Cette approche témoigne souvent d’une volonté d’appréhender la société dans ce qu’elle a de plus cohésif, tentant dès lors de comprendre comment l’ordre social se reproduit et rejetant du même coup le conflit comme dynamique créatrice, en l’assimilant à un comportement déviant. Voir également les travaux de Van den Berghe (P.), « Ethnic pluralism in industrial societies », Ethnicity, 3, 1976.

5 Dans cette perspective, la revendication ethnique naît d’une « frustration économique » ou d’un partage inégal

des ressources, l’ethnicité devenant alors le produit d’une prise de conscience ethnique engendrée par un « colonialisme interne » – concept que développe M. Hechter pour analyser les mouvements ethno-régionaux en Grande-Bretagne.

6 Cette catégorie englobe l’approche classiste puisqu’il va s’agir de considérer le groupe ethnique comme un

« groupe d’intérêt politique » et l’ethnicité comme une stratégie adaptative de certains groupes qui utilisent leur identité ethnique pour préserver et conquérir des postes de pouvoir. L’ethnicité n’est dès lors plus qu’une ressource utilisée dans une perspective de conquête politique. Voir Brass (P.R.), « Ethnicity and nationality formation », Ethnicity, 3, septembre 1976, pp. 225-241 ; Bates (R.H.), « Ethnic competition and modernisation in contemporary Africa », Comparative Political Studies, 6, janvier 1974, pp. 457-484 ; Gans (H.), « Symbolic ethnicity : the future of ethnic groups and cultures in America », in Gans (H.)/Glazer (N.)/Gusfield (J.R.)/Jenks (C.) Dir., On the making of Americans. Essays in honor of David Riesman, University of Pennsylvania Press, 1979.

Israël, elle nous semble cependant bien trop unidimensionnelle pour appréhender le phénomène ethnique dans toute sa complexité, en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre la construction d’un parti ethno-religieux dont les mots d’ordre ne se situent pas sur le plan socio-économique. En déplaçant le débat sur la renaissance civilisationnelle du sentiment d’appartenance séfarade, Shas traduit davantage un processus destiné à recouvrer une estime de soi collective, nécessitant par-là même une réflexion sur les mécanismes psychologiques qui travaillent la subjectivité de l’individu. Par conséquent, la perspective instrumentaliste ne nous semble pas davantage satisfaisante pour comprendre comment les leaders du mouvement parviennent à créer une adhésion véritable autour d’une identité re-construite. Comme le note F. Morin, « les intérêts politiques et économiques sont à considérer comme une variable et le groupe ethnique comme une constante qui doit donc être définie par d’autres facteurs sans doute plus cachés et plus subjectifs »1.

En prenant en compte ces aspects subjectifs de l’identité, F. Barth travaille justement à partir de l’assignation identitaire opérée par un groupe sur lui-même et sur l’autre, rendant prioritaire sur l’étude du contenu identitaire, l’analyse des frontières, à travers leur pourquoi et leur comment. L’ethnicité étant dès lors un processus dicté par les changements sociaux, il convient d’adopter une démarche diachronique permettant de comprendre les évolutions de celle- ci, en tenant compte du contexte social global. La conscience identitaire découle alors d’une combinaison de variables objectives, résultant d’une situation sociale mesurable, et de variables subjectives, parfois créées par l’organe politique. Cette démarche permet de comprendre les mécanismes de sélection, recomposition et synthèse mis en œuvre par ce dernier, tout en consentant à voir dans le sentiment d’appartenance ethnique une posture authentique prise par un individu en quête de repères identitaires. Ainsi, tenant compte des critiques formulées à l’encontre des théories de F. Barth, nous entendrons analyser l’interaction entre la définition des frontières ethniques et le contenu culturel que revêt l’identité imaginée, car l’un et l’autre sont nécessairement interdépendants.

Il ne s’agit pas d’assurer la survie d’une culture séfarade dans sa totalité mais de la faire renaître dans un contexte différent, à partir d’un langage social différent, nécessitant par conséquent un apprentissage préalable et une certaine dose d’acculturation, au sens d’acquisition des compétences cognitives et des valeurs modernes. Or, les premières décennies suivant les

1 Morin (F.), « Identité ethnique et ethnicité. Analyse critique des travaux anglo-saxons », in Tap (P.) Dir.,

Identités collectives et changements sociaux, Toulouse, Privat, 1979, p. 57.

migrations séfarades en Israël furent marquées par une violente acculturation1, conduite par des

autorités politiques et institutionnelles soucieuses de reformater les réflexes identitaires de ces populations « arriérées ». Ainsi, malgré un fossé se creusant dans divers domaines – niveau de vie, scolarisation, représentation politique…– les seconde-générations séfarades apprirent les codes institutionnels, sommées d’abandonner la culture ancestrale faite de religiosité et de vie communautaire. Pourtant, comme le soulignent P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, « l’acculturation reste le processus central de la transformation des identités ethniques, mais loin de conduire à l’assimilation, elle a pour effet d’accroître la conscience et la signification ethniques »2.

Le contexte mental et social qui entoure l’émergence de cette seconde génération devient dès lors central pour comprendre de quelle manière s’élabora une mobilisation collective qui, loin de produire un construit homogène, se composa d’une succession de séquences qui n’eurent parfois aucun lien les unes avec les autres. Lorsque l’on considère le contenu des revendications ethniques en Israël, ce qui surprend avant tout, c’est l’hétérogénéité très grande des formes de l’expression identitaire. Violences urbaines (Haïfa, Jérusalem dans les années 50), expression politique du conflit des classes ethniques (mouvance des Panthères Noires3 – HaNémérim

HaChrohim), expression associative et politique destinée à présenter les populations séfarades favorables à une paix juste avec les populations arabes (Shalom LeYisrael (Sheli) ; HaMizrah El HaShalom) , construction d’une identité ethno-religieuse empruntant ses schémas idéologiques à un monde haredi jusqu’ici exclusivement ashkénaze (Shas), autant de cadres différents se succédant les uns aux autres. A travers la multiplicité des expériences, il semble par conséquent hâtif de parler de mobilisation collective au singulier. Quelles différences sont saillantes, entre ces diverses organisations ? Est-il possible d’y voir une unité d’ensemble ? Il ne nous semble pas pouvoir dresser un schéma général permettant de lier chacune de ces séquences. Autrement dit, il va s’agir d’analyser ce qui conduit à passer d’un mouvement social désorganisé, présentant encore les stigmates d’une identité acculturée à un mouvement social et politique incarné par le parti Shas, conduisant un véritable travail de construction identitaire.

Polysémique par essence, l’expression « mouvement social » comporte comme définition minimale cette certitude qu’il résulte de la mobilisation collective d’un groupe de dominés

1 Gellner (E.), « The acculturation of North African Jewry », Jewish Journal of Sociology, vol. 32, n°1, juin

1990, pp. 47-52.

2 Poutignat (P.)/Streiff-Fenart (J.), Théories de l’ethnicité…, Op. cit., p. 78.

3 Le mouvement israélien s’inspire en cela du Black Panthers Party, créé en 1966 par des noirs-américains (Boby

Seale et Huey Newton) afin de revendiquer une égalité parfaite entre blancs et noirs.

institutionnels, face aux autorités gouvernantes. Comme l’écrit E. Neveu, « les mouvements sociaux constituent tendanciellement une arme des groupes qui, dans un espace et en un temps donnés, sont du mauvais côté des rapports de force »1. Il ne saurait cependant s’agir là d’une

condition suffisante à l’éclosion d’un mouvement social et à la réussite de sa structuration.

En effet, comme le souligne B. Orfalli, « pour qu’un mouvement social existe, il ne suffit pas d’une crise conjoncturelle et que les gens soient conscients des problèmes ; il faut qu’une minorité apparaisse, qui cristallise la situation, lui donne forme, propose de nouveaux points d’ancrage et fomente un conflit »2. L’identité acquiert dès lors une force politique, puisant dans un

effort conjugué de mimétisme et de différenciation, dans cette construction d’une barrière entre le « nous » et le « eux », les déterminants idéologiques nécessaires à la création d’une dynamique affective et psychologique collective. Il s’agit dès lors de transformer la communauté psychologique en une communauté d’action, pour reprendre l’expression de R. Kastoryano ou encore faire passer le réel au travers des prismes émotionnels, en transformant cette identité recomposée en une ressource politique. Cependant, la réussite du mouvement social ne semble