• Aucun résultat trouvé

III) Q UESTIONS DE RECHERCHE ET CHOIX EPISTEMOLOGIQUES :

3) U NE DEMARCHE EPISTEMOLOGIQUE ENTRE METHODE COMPREHENSIVE ET THEORIE CONSTRUCTIVISTE :

Lorsque B. Badie souligne que « le sociologue n’a des objets sociaux qu’une appréhension superficielle et tronquée, puisque médiatisée par son propre système de significations »1 , il élève

simultanément l’effort de réflexivité sociologique au rang d’impératif. Le chercheur est alors mis devant le défi « d’établir des passages entre le point de vue extérieur de l’observateur sur ce qu’il observe et les façons dont les acteurs perçoivent et vivent ce qu’ils font dans le cours de leurs actions »2.

Resituée dans l’analyse d’un parti ethno-religieux – le parti Shas dans le système politique israélien – cette démarche se voudra compréhensive, au sens weberien du terme. Puisée dans la philosophie de W. Dilthey3 et dans les théories développées par le courant néo-kantien4, elle consiste, chez M. Weber, à cesser de considérer les faits sociaux comme l’expression de causes extérieures à l’individu. L’action sociale se veut donc être le résultat des décisions prises par des individus qui donnent eux-mêmes un sens à leur action. L’utilisation de cette démarche dans la présente étude nécessitera, par conséquent, une attention préalable et simultanée au référentiel culturel et sociétal de la population ciblée. Comme le note R. Aron, l’approche weberienne tente de « démontrer que les conduites des hommes (…) ne sont intelligibles que dans le cadre de la conception générale que ces hommes se sont faite de l’existence ; les dogmes religieux et leur interprétation sont parties intégrantes de cette vision du monde, il faut les comprendre pour comprendre le comportement des individus et des groupes »5.

1 Badie (B.), Culture et politique, Paris, Economica, 1993, p. 86.

2 Corcuff (P.), Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, 1995, p. 13.

3 Dans l’Introduction aux sciences de l’homme (1883), le philosophe allemand établit une distinction claire entre

les méthodes pouvant être utilisées dans les sciences de la nature et celles pouvant l’être dans les sciences humaines. Selon W. Dilthey, contrairement aux sciences de la nature, les sciences humaines ont à étudier les comportements d’êtres de conscience, mus par des valeurs, des croyances, des représentations et des calculs rationnels. En conséquence, il va s’agir de comprendre les phénomènes sociaux en restituant le sens immanent à une action et en mettant à jour des enchaînements entre les phénomènes. De là naît la distinction entre expliquer et comprendre car expliquer, c’est lier les actions sociales par des chaînes de causalité. La compréhension ne suffit donc pas à l’explication causale car une décision conforme à des valeurs peut, par l’interaction des phénomènes sociaux, aboutir à des conflits de valeurs ou d’intérêts.

4 Rassemblant des philosophes de l’école logique de Marburg (E. Cassirer, H. Cohen) et de l’école axiologique

de Bade (M. Rickert), ce courant explique que le travail des sciences de l’esprit doit consister à restituer le sens de l’action humaine tel qu’il est conçu subjectivement. Ce principe scientifique se fonde sur la critique que Kant adressait à l’hypothèse d’objectivité de la connaissance.

5 Aron (R.), Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1967, p. 530.

En se cantonnant à la seule dimension politique de l’objet – l’implantation d’un parti ethno-religieux au sein du système politique local – le chercheur court en effet le risque d’interpréter les comportements individuels et collectifs qui traversent l’organisation partisane à la lumière de son expérience personnelle du phénomène partisan. Lire l’action (l’engagement politique, quelle que soit la forme qu’il prend) revient du même coup à comprendre celle-ci à partir de la signification que l’individu lui assigne. Il nous fallait préciser cette méthode d’analyse avant de situer notre démarche théorique dans un courant plus large, incluant ce type de préoccupations ; à savoir le courant constructiviste.

La raison première pour laquelle nous nous retrouvons parfaitement dans ce paradigme vient de son effort constant à dépasser les « paired concepts »1 qu’évoquent R. Bendix et B.

Berger. Les auteurs leur reprochent d’avoir réduit la réalité sociale à des oppositions terme à terme, à des binômes. En élaborant des médiations entre l’individu et la collectivité, l’objet et le sujet, le courant constructiviste déplace l’objet même de la recherche : « ni la société ni les individus, envisagés comme des entités séparées, mais les relations entre individus (au sens large et pas seulement les interactions de face-à-face), ainsi que les univers objectivés qu’elles fabriquent et qui leur servent de supports, en tant qu’ils sont constitutifs, tout à la fois des individus et des phénomènes sociaux »2.

Cette option épistémologique comporte des implications connexes. Aussi, nous définirons notre démarche comme profondément historique en ce qu’elle accorde un rôle majeur à l’héritage dans la construction présente de la réalité sociale. Dès lors, le rapport à l’histoire que nous invoquons n’est nullement un rapport d’enfermement, mais bien plus une base dotant l’individu de repères, à partir desquels il est amené à lire la société et les rapports de force qui la constituent. Il en découle une optique épistémologique qui tend à faire de l’homme un acteur et un individu sans qu’aucun des deux visages ne soient conçus comme exclusifs. Cet individu est alors pris dans un filet de contraintes au sein duquel il doit orienter son action.

Appliquée à notre étude sur les comportements clientélaires comme vecteur de mobilisation partisane, cette démarche nous pousse à nous interroger sur la signification qu’en donnent les acteurs. Il ne s’agit pas de nier le caractère illégal et irrégulier de ces pratiques qui, au regard de la norme définie par la sphère publique et juridique, sont indéniablement condamnables

1 Bendix (R.)/Berger (B.), « Images of society and problems of concept formation in sociology », in Gross (L.)

Ed., Symposium on sociological Theory, New York, 1959, Harper and Row Publishers (cité par Corcuff p. 8).

2 Corcuff (P.), Les nouvelles sociologies,… Op. cit., p. 16.

et, effectivement, condamnées. Il s’agit davantage de voir dans quelle mesure un corpus de normes, concurrentes à celles véhiculées par l’appareil institutionnel, est produit par le groupe, en vue de donner une justification et une légitimité à des actes jugés officiellement délictueux. Là où certains ne voient qu’actes de corruption, nous proposons de comprendre ces phénomènes à travers l’analyse des valeurs agencées sous forme de discours politique.

Afin de préciser les choses, il convient de faire un détour par la définition que donne J-F. Médard de la corruption, lorsqu’il note que l’usage du terme « corruption » est subordonné à deux conditions1. Nous allons, par conséquent, être conduits à démêler les comportements partisans en

tenant compte de la lecture que les acteurs font de la société et de la façon dont ils conçoivent la gestion des affaires publiques. Force est de reconnaître que la séparation entre sphères publique et privée leur est grandement étrangère et que les liens noués au sein d’une communauté, à la fois villageoise, religieuse, ethnique et partisane, interfèrent dans le rapport qu’ils entretiennent avec la chose publique, ce qui légitime, en outre, un traitement particulariste fondé sur l’appartenance à un groupe. Nous l’aurons compris, il ne s’agit en aucune manière de porter un jugement normatif, ni proposer une optique irrémédiablement relativiste par rapport à ce type de comportement, mais de s’interroger sur ce qui le fonde, sur ce qui lui donne sa force ainsi que sa pertinence. J-F. Médard exprime cette tension entre le devoir d’observer une certaine neutralité axiologique et le fait de reconnaître ce qui relève ou non de la légalité conformément à un système de normes lorsqu’il note que « le problème n’est pas tant de dénoncer ou non ces pratiques, mais de s’interroger sur leurs conséquences (…). Le politologue ne peut renoncer à questionner les effets du clientélisme, ou ceux de la corruption en général, sur le fonctionnement de l’Etat et sur celui de la démocratie, sous prétexte qu’il s’agit de notions normatives. La simple exigence scientifique implique le contraire. Elle n’est pas contradictoire avec celle du citoyen : elle la rejoint »2.

C’est ici que se situe la différence opérée par M. Weber entre ce qui relève du jugement de valeurs (Werturteil) et ce qui a trait au rapport aux valeurs (Wertbeziehung). Si l’on prend l’exemple du clientélisme pour illustrer cette distinction conceptuelle, le rapport aux valeurs signifiera que le chercheur considère le clientélisme comme un objet de discordes entre les acteurs

1 Pour J-F. Médard, « la première (des deux conditions), explique-t-il, c’est qu’il y ait interférence des relations

d’ordre privé sur les relations d’ordre public, alors même qu’il y a différenciation objective entre les domaines public et privé. La seconde, c’est que la différenciation objective soit doublée d’une différenciation subjective, en ce sens que les pratiques clientélaires soient ressenties par les intéressés comme de la corruption, c’est-à-dire comme une pratique condamnable », in Médard (J-F.), « Clientélisme politique et corruption », Revue Tiers Monde, t XLI, n° 161, janvier-mars 2000. Notre démarche va se concentrer sur cette seconde dimension et consistera à montrer que le clientélisme identitaire constitue une « forme de lien social considérée, par les acteurs, comme légitime ».

2 Ibid., p. 81.

et qu’il « explorera la réalité politique (sociale, culturelle et institutionnelle, ajoutons-nous) du passé en la mettant en relation avec la valeur »1, laquelle n’est alors qu’un « centre de référence » auquel le chercheur n’est pas nécessairement tenu d’adhérer. R. Aron résume cela en notant que « le jugement de valeur est une affirmation morale ou vitale, le rapport aux valeurs, un procédé de sélection et d’organisation de la science objective »2.