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EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

2.2.2 « G LORIAE CUPIDITATE »

2.3 UNE PUBLICATION POSTHUME

2.3.1 U NE PUBLICATION ORGANISÉE PAR SON AUTEUR

Le journal intime de Marie Bashkirtseff sera donc publié après sa mort, et pris en charge par un éditeur ; néanmoins, la diariste s'est efforcée de préparer cette publication de son vivant car, elle en est persuadée, son journal possède une valeur : à une époque où seuls quelques journaux d'écrivains avaient connu une existence publique, Marie Bashkirtseff a su pressentir de quelle manière le journal d'une jeune femme, restée anonyme, pouvait trouver sa place dans le milieu de l'édition. C'est ce que nous allons explorer dès à présent, en abordant les enjeux d'une telle publication, et en nous appuyant notamment sur la dimension socio-économique du secteur de l'édition.

281 Braud Michel, op. cit., p.225. 282 Braud Michel, op. cit., p.224.

Mort Marie Bashkirtseff

Écriture Publication

JOURNAL Lectorat futur

Destination projetée

Immédiateté Mise à distance temporelle autodestination

a. La valeur du témoignage

C'est avec prétention que Marie Bashkirtseff revendique l'intérêt de ses écrits : « ce

journal est le plus utile et le plus instructif de tous les écrits qui ont été, sont ou seront. C'est une femme avec toutes ses pensées et ses espérances, déceptions, vilenies, beautés, chagrins, joies. Je ne suis pas encore une femme entière mais je le serai. On pourra me suivre de l'enfance jusqu'à la mort. Car la vie d'une personne, une vie entière, sans aucun déguisement ni mensonge est toujours une chose grande et intéressante »283. Ce qui était introspection dans un premier temps, et trouvait sa justification dans l'auto-analyse284 produite par la diariste, se légitime donc, une fois publié, par son statut de témoignage : offrir un regard, un portrait, une vue individuelle sur sa vie de femme, quand tant d'autres n'avaient pas droit de cité, voilà qui fait la force de son journal, et peu importe quand bien même elle ne serait qu'une personne « ordinaire » ; « moi comme intérêt, c'est peut-être

mince pour vous, mais ne pensez pas que c'est moi, pensez que c'est un être humain qui vous raconte toutes ses impressions depuis l'enfance », écrit-elle dans sa préface.

Pour légitimer la publication de son journal, Marie Bashkirtseff invoque là encore cette notion de « vérité » ; aux artifices de la fiction, elle oppose l'authenticité de l'écriture intime : « tous les livres qu’on lit sont des inventions, les situations y sont forcées, les

caractères faux, tandis que ceci, c’est la photographie de toute une vie »285. Elle se rapproche en fait des théories du naturalisme286, dont elle est contemporaine, et qu'elle invoque dans sa préface, à cela près que, dans sa démarche, elle se pose elle-même comme objet d'observation : « c'est très intéressant comme document humain. Demandez à M. Zola

et même à M. de Goncourt, et même à Maupassant ». Le contexte littéraire de l'époque

l'autorise donc à réajuster son projet – son journal devait être, à l'origine, un document qui célébrerait la mémoire d'une artiste illustre – en développant un nouvel argumentaire : l'intérêt documentaire de son journal.

Ce témoignage, qu'elle juge novateur, il s'agit donc de le transmettre, et dans les meilleures conditions possibles ; la maladie la gagnant, il lui faut organiser sa publication au plus vite.

283 Bashkirtseff Marie, 15 juillet 1874, citée In Cosnier Colette, op. cit., p.35.

284 « Tout chez moi se réduit à des sujets d'observation, de réflexions et d'analyses. Un regard, une figure, un

son, une joie, une douleur sont immédiatement pesés, examinés, vérifiés, classés, notés ». Bashkirtseff

Marie, 1er août 1884, citée In Cosnier Colette, op. cit., p.305.

285 « Je lègue mon journal au public », Bashkirtseff Marie, 16 avril 1876, citée In Lejeune Philippe, « Marie

Bashkirtseff », Autopacte.org, [En ligne].

286 Que nous pourrions définir comme un courant littéraire de la seconde moitié du XIXème siècle ambitionnant

d'appliquer les méthodes d'observation scientifiques à l'art ; ce mouvement repose fondamentalement sur une pensée positiviste, puisque aspirant à décrire objectivement les « réalités » humaines.

b. Les plans d'édition

Marie Bashkirtseff se met donc à rédiger une préface destinée à la publication posthume du journal, et à parfaire son testament, qu'elle avait déjà ébauché en août 1883. Son journal lui-même est truffé d'indications destinées au futur imprimeur : « je prie et

j'ordonne au besoin de ne pas imprimer mon journal avec des commentaires, mais tout simplement »287, note-t-elle par exemple le 6 avril 1876. Mais malgré toutes ces précautions, craignant sans doute le sort que destinerait sa famille à son journal, elle se met en tête de confier celui-ci à un écrivain, afin qu'il prenne en main sa publication.

En 1883, elle fait une première tentative auprès d'Alexandre Dumas, en lui écrivant une lettre dans laquelle elle lui donne rendez-vous au bal de l'Opéra, « sous prétexte de le

consulter sur une chose grave », mais celui-ci, « ne croya[nt] plus aux femmes honnêtes s'aventurant dans un tel lieu »288, lui adresse une réponse cinglante. En mars 1884, c'est vers Guy de Maupassant qu'elle se tourne, avec qui se met en place une correspondance caustique, dans laquelle l'auteur feint de la prendre pour un ancien professeur ; Marie entre dans le jeu, et treize lettres seront échangées sans qu'elle avoue le motif réel de sa requête, finalement déçue par l'écrivain. Elle envisage ensuite d'écrire à Emile Zola et à Sully Prudhomme, puis s'adresse finalement à Edmond de Goncourt, car ce dernier vient de publier Chérie en 1884289, un roman portant sur l'éveil, chez la petite fille, de la jeune fille puis de la femme, et constitué sur la base de témoignages. Fidèle au discours tenu dans sa préface, « Marie Bashkirtseff ne choisit [donc] pas au hasard ses cautions en la personne

des naturalistes, avides d'enquêtes au plus près de la réalité »290. Mais sa lettre, désinvolte – car ne dévoilant pas l'imminence de sa mort et son désir de survivance – restera sans réponse. Elle mourra finalement sans avoir trouvé l'écrivain à qui confier son journal, et c'est sa famille qui prendra en charge la publication.

287 Bashkirtseff Marie, Journal : Édition intégrale – 1877-1879, op. cit., p.V. 288 Crosnier Colette, op. cit., p.299.

289 Goncourt Edmond (De.), Chérie, Paris : La chasse au Snark, 1989.