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C ONCLUSION TRANSITOIRE : DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT AU JOURNAL INTIME EN LIGNE

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

C ONCLUSION TRANSITOIRE : DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT AU JOURNAL INTIME EN LIGNE

L'intronisation du lectorat : de la destination à la publicisation

Nous avons pu percevoir, dans cette première partie, de quelle façon la projection d'autrui sous-tendait l'écriture diaristique, pourtant revendiquée comme auto-destinée ; si l'auto-destination reste la motivation première de la pratiques diaristique, dont les fonctions dévolues sont avant tout personnelles, nous avons démontré que l'écriture de soi ne peut se défaire d'une projection d'autrui, constitutive du processus d'écriture, et au-delà de l'appréhension identitaire. Ainsi, Benjamin Constant, que nous avons choisi pour cristalliser la « première génération » de diaristes, reconnaît son impossibilité à n'écrire que pour lui, sans envisager un narrataire ; mais celui-ci reste alors virtuel : « on peut dire, finalement,

que, dans les journaux de Joubert, Maine de Biran ou Constant (qui, à la fin du XVIIIème et

au début du XIXème écrivent dans le secret et sans visée de publication), aucun lecteur

potentiel contemporain ni futur ne correspond au narrataire extradiégétique explicite. Les diaristes écrivent devant des figures qui ne possèdent pas, à leurs yeux, de correspondants directs dans la société »715.

Une évolution voit le jour dès lors qu'une publication posthume commence à être envisagée ; ainsi, dans le cas de Marie Bashkirtseff, le narrataire se matérialise quelque peu dans un lectorat futur, qui prend forme à l'esprit de la diariste. Mais « pour autant, le lecteur

est lointain et incertain […]. Le refus d'un lecteur extérieur vivant est le refus d'un lecteur contemporain. En introduisant l'image du fantôme, la jeune diariste dessine un narrataire pur esprit, intemporel, sans ironie : l'absence faite présence impalpable et compréhensive »716. Marie Bashkirtseff n'envisage pas de donner à lire son journal de son vivant en cette seconde moitié de XIXème siècle ; en repoussant l'échéance post mortem, elle adresse son journal à une entité abstraite, « interlocuteur pluriel [et] indistinct, [qui] se

dissout d'autant plus qu'il est alors […] renvoyé dans un futur indéterminé : c'est le pluriel qui représente la descendance, la postérité physique ou spirituelle que le journal pourrait

715 Braud Michel, op. cit., p.224. 716 Braud Michel, op. cit., p.222.

atteindre »717.

Avec Anne Frank et Anaïs Nin, le lectorat devient plus concret à l'esprit du diariste. S'il est toujours une entité plurielle, il prend la consistance d'un lectorat contemporain, qui partage le même « monde » que la diariste, puisque le projet de publication est anthume. La proximité rend certes l'exposition plus immédiate, mais est permise car « le lecteur potentiel

contemporain est perçu comme la concrétisation du narrataire extradiégétique »718 par nos diaristes. Plus qu'en terme de rupture fondamentale, l'apparition d'un lectorat réel apparaît comme une évolution naturelle à l'esprit des diaristes, qui voient dans la publicisation de leur journal intime l'achèvement du processus d'écriture – qui a toujours été profondément dialogique – ; la publication vient réaliser la « situation illocutive […] tour à tour

convoqué[e], mimé[é], congédié[e] »719, qui s'assume désormais sans embarras.

Malgré tout, publier son journal intime sans rien en retoucher apparaît inconcevable pour les diaristes du XXème siècle. Les normes de décence interdisent à ces derniers d'exposer sans limite leur intimité, et la pudeur joue un rôle régulateur important : tout autant par respect pour autrui, que pour soi-même, les écrits subissent un certain nombre d'adaptations avant d'être rendus publics. Par ailleurs, la publicisation exacerbe les aspirations esthétiques ; les diaristes envisagent mal de publier leurs écrits en l'état, et sont tentés de composer un texte plus adapté aux modèles littéraires dominants.

La médiation de l'intime apparaît donc complexe, les diaristes étant les premiers à mettre en œuvre la transformation de leurs écrits. Les interventions de l'éditeur ou des légataires, qui présidaient dans les publications posthumes, cèdent peu à peu le pas à celles accomplies par le diariste, qui a intériorisé les contraintes éditoriales et l'horizon d'attente du lectorat, et n'envisage pas lui-même de publier son texte en l'état.

Une promesse à soi-même : la fidélité au texte

Les diaristes ont par ailleurs peu à peu pris conscience que le journal intime n'est pas simple « dialogue avec soi-même [ou] soliloque augustinien » ; comme nous l'avons démontré, ce premier, qui « pourrait sembler le refuge de l'individu et le lieu privilégié du

secret, est, en fait, un genre fort ouvert à la présence d'autrui »720. Dès lors, ce qui faisait la justification du bien-fondé de la démarche chez les premiers diaristes – écrire dans une

717 Didier Béatrice, op. cit., p.158. 718 Braud Michel, op. cit., p.223.

719 Calle-Gruber Mireille, « Journal intime et destinataire textuel », Poétique n°59, Paris : Seuil, septembre

1984, p.390.

solitude absolue – est rapidement délaissé par les diaristes suivants, car ils partent du principe que l'arrière-pensée de publication ne rend pas leurs écrits moins dignes de foi – puisque, dans tous les cas, l'introspection n'est pas pure d'arrière-pensée721. De fait, ils n'ont plus de scrupule à prendre en main la publication de leur journal, en l'imaginant post

mortem dans un premier temps, puis en la conduisant de leur vivant dans un second. Peu à

peu les résistances tombent – celles toute à la fois des diaristes, des éditeurs ou des lecteurs – : l'exposition de soi est de plus en plus immédiate – quand elle était autrefois repoussée pour respecter les différentes sensibilités –, et de moins en moins « fardée ». Le respect du manuscrit devient, à l'orée du XXIème siècle, gage de l'authenticité, mais aussi de la témérité de l'entreprise, dans une société où les normes de décence semblent par ailleurs s'être assouplies.

Ainsi, par exemple, en 2001, Annie Ernaux publie Se perdre, transcription des entrées de son journal écrites entre septembre 1988 et avril 1990, époque où elle a vécu une histoire d'amour passionnelle et douloureuse722. Elle affirme ne rien avoir modifié ni retranché du texte initial en le saisissant sur ordinateur ; « les mots qui se sont déposés sur le

papier pour saisir des pensées, des sensations à un moment donné ont pour moi un caractère aussi irréversible que le temps : ils sont le temps lui-même »723, note-t-elle dans sa préface. La posture est donc fondamentalement différente de celles que nous avons pu appréhender chez nos précédents diaristes ; ici, c'est l'affirmation du respect des mots premiers qui vient certifier, non pas le respect d'un quelconque pacte de sincérité, mais quelque part la valeur de l'écrit pour son auteur. Comme si l'auto-destination était réaffirmée, et le processus de publicisation tourné vers soi : une forme de catharsis pour Annie Ernaux. Dans cette configuration, le lectorat semble avoir perdu de son prestige : il est autorisé à être témoin de cette mise à nu, mais aucun effort ne sera fait à son attention, ni arrangements, ni réécritures ; peu importe que le journal apparaisse littéraire, acceptable, ou intéressant. Dans ce cas de figure, « le lecteur s'est introduit par fraude – fraude certes

complaisamment tolérée dans bien des cas ; pas au point cependant qu'il semble nécessaire

721 Nous pourrions citer ici la romancière Virginia Woolf, qui note, alors qu'elle est adolescente, dans son

journal – débuté à l'âge de 15 ans, puis interrompu de nombreuses fois avant que sa pratique devienne régulière de 1915 jusqu'à son suicide en 1941 – : « je m'invente parfois un lecteur afin de varier les

plaisirs : cela m'oblige à enfiler mes beaux habits ou ceux qui m'en tiennent lieu » (Woolf Virginia, Journal d'adolescence : 1897-1900, Paris : Stock, 1993, p.13).

722 L'on pourrait s'étonner du temps relativement « long » entre l'écriture du journal et sa publication. C'est que

cette dernière procède d'une histoire particulière : en 1992, Annie Ernaux publie Passion simple, un roman inspiré de son journal. Mais en relisant ce dernier, en 2000, elle « [s'est] aperçue qu'il y avait dans ces

pages une " vérité " autre que celle contenue dans Passion simple. Quelque chose de cru et de noir, sans salut, quelque chose de l'oblation. [Elle a] pensé que cela aussi devait être porté à jour » (Ernaux Annie,

« Préface », Se perdre, Paris : Gallimard, 2001, p.14).

et même excusable de remanier le journal pour lui donner forme, supprimer les redites, etc. »724.

Un fil conducteur : une simultanéité écriture/lecture

En parallèle de cet accent mis sur le primat d'une transcription fidèle du texte originel, les diaristes cherchent à atteindre une simultanéité de plus en plus grande entre temps d'écriture et temps de lecture : à cet effet, et comme nous l'avons vu, les publications sont mises en œuvre de plus en plus rapidement. C'est dans cette perspective qu'est imaginé le journal-feuilleton, qui se définit comme « un journal personnel que son auteur publie par

tranches dans un temps relativement peu éloigné de sa composition. Un journal dont l’écriture s’offre à une lecture périodique et fragmentée, comme une série de lettres ouvertes »725. Ce procédé a été initié dès 1892 par Léon Bloy726, mais ne se développe véritablement qu'à partir de la seconde moitié du XXème siècle, s'imposant peu à peu comme format usuel de publication d'un journal intime : ainsi, se prêteront à cet exercice Julien Green – entre 1938 et 1996727 –, Gabriel Matzneff – à partir de 1976 –, Charles Juliet – à partir de 1978 – , Renaud Camus – à partir de 1987 –, ou encore Marc-Edouard Nabe – à partir de 1992. Mais si la périodicité de ces publications permet une réception plus rapide, elle reste limitée, du fait des contraintes liées au format livresque ; « d’une part le journal

va se donner en bloc, par grosses tranches d’une ou plusieurs années, non au jour le jour ; d’autre part l’écart entre le moment de l’écriture et de la lecture, même s’il se rapproche un peu par rapport aux publications posthumes, ou aux éditions globales ou rétrospectives des écrivains eux-mêmes, reste relativement important »728. Malgré tout, si le synchronisme entre écriture et lecture reste ici limité, c'est bien sa recherche qui a sous-tendu l'histoire de la publication du journal intime, forme de fil conducteur qui nous permet de retracer l'évolution de celle-ci : « un mouvement net s'affirme, qui conduit du posthume à l'anthume,

de l'hétéro à l'auto-édition et à une publication assumée par l'auteur729 » ; le journal- feuilleton semble en être l'aboutissement. Or, « la situation de " feuilleton " ne peut exister

qu’en dehors du livre, dans un média qui épouse vraiment le temps, c’est-à-dire

724 Didier Béatrice, op. cit., p.167.

725 Lejeune Philippe, « Journaux feuilletons », In Autopacte.org, [En ligne].

726 Les modalités de la publication du journal de Léon Bloy (Cf. bibliographie) sont donc novatrices, mais son

entreprise fait fi de toute fidélité au texte : la version publiée est totalement réécrite, au point que la personnalité du diariste apparaisse fondamentalement différente de celle qui se dégage des écrits d'origine.

727 Projet qui sera continué après sa mort, avec la parution de la dernière tranche de son journal en 2006. 728 Lejeune Philippe, « Journaux feuilletons », In Autopacte.org, [En ligne].

Internet »730.

Dans cette perspective, le Web apparaît proposer une configuration inédite de publication, offrant aux diaristes la possibilité de publier les entrées de leur journal intime au fur et à mesure de leur écriture. Alain Girard écrit, en 1963 – à une époque, donc, où la publication de journaux intimes s'est banalisée, mais où la pratique en ligne n'existe pas encore – : « nous laissons à d'autres le soin de rechercher ce qu'il [le journal intime] est

devenu, depuis qu'il est public, tout entier destiné à être publié, souvent par les auteurs eux- mêmes. Il n'est peut-être pas moins intéressant ni moins valable. Rien ne prouve qu'il ne puisse illustrer dans l'avenir un grand nom. Il n'est pas sûr qu'il ait changé de nature »731. Questionner la pratique diaristique à l'heure contemporaine – en nous centrant sur le journal intime en ligne – sera justement l'objet de notre seconde partie, dans laquelle sera mise en exergue l'expérience singulière de diaristes en ligne.

730 Lejeune Philippe, « Journaux feuilletons », In Autopacte.org, [En ligne]. 731 Girard Alain, op. cit., p.597.