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U N RENOUVELLEMENT DU GENRE AUTOBIOGRAPHIQUE

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

CHAPITRE 4 ANAÏS NIN : L'IMPOSSIBLE TRANSPARENCE À SO

4.3 UNE NOUVELLE VISION DE L'EXPRESSION DE SOI 1 U NE REMISE EN CAUSE DU PACTE DE RÉFÉRENTIALITÉ

4.3.2 U N RENOUVELLEMENT DU GENRE AUTOBIOGRAPHIQUE

À partir de la seconde partie du XXème siècle, le genre autobiographique se trouve en effet remis en question, et ce pour plusieurs raisons : tout d'abord, parce qu'il peine « à

s'adapter aux nouvelles problématiques d'identité »656 ; ensuite, parce que la notion de sincérité, autour de laquelle il s'est constitué, se trouve fortement questionnée. C'est ce que nous tenterons de démontrer dans cette partie, en mettant au jour la façon dont le genre autobiographique, loin de devenir stérile, se réinvente.

a. Le regard sur soi : un miroir déformant

Le soi, « ensemble de caractéristiques (goûts, intérêts, qualités, défauts, etc.), de

traits personnels (incluant les caractéristiques corporelles), de rôles et de valeurs, etc., que la personne s'attribue »657, se construit progressivement, dans le temps, et évolue sans cesse. Les sentiments d'unité et de cohérence, ainsi que celui de continuité temporelle, sont indispensables à l'équilibre de l'individu, qui, sans cela, développerait des pathologies. Mais l'identité personnelle est en fait un phénomène complexe et multidimensionnel, ainsi qu'un « processus permanent et dynamique »658. Dans ces conditions, l'on comprend bien la difficulté qu'il peut y avoir à s'observer soi-même, et au-delà, à s'auto-représenter, mécanismes qui sous-tendent précisément les pratiques d'écriture de soi.

Nous souhaiterions faire un détour par la symbolique du miroir pour développer notre idée. La psychanalyse, notamment par le biais de Jacques Lacan659, puis la psychologie, insistent toutes deux sur l'importance du reflet spéculaire dans la construction de la personnalité ; pour dire cela simplement, l'individu se constitue, et prend conscience de son « moi », en s'identifiant dans le miroir. Il s'agit donc d'une étape importante dans la représentation de soi ; or, même au travers d'un miroir, la perception de soi-même n'est pas limpide. Nous pourrions évoquer ici le mythe de Narcisse660, tombé amoureux de son propre reflet dans une source d'eau, et qui s'y laissera mourir de désespoir. Selon Muriel Tinel, l'on peut voir dans ce mythe l'hyperbole d'un impossible regard sur soi : la représentation de soi

656 Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Paris : Gallimard, 1994, p.25-26.

657 L'Écuyer René, « Le développement du concept de soi, de l'enfance à la vieillesse », cité In Ruano-

Borbalan Jean-Claude (Dir.), L'identité : l'individu ; le groupe ; la société, Auxerre : Sciences Humaines Éditions, 1998, p.4.

658 Mucchielli Alex, L'identité, Paris : PUF, 2003. p.36.

659 Lacan Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée

dans l'expérience psychanalytique », In Écrits I, Paris : Seuil, 1966, p.89-97.

660 Tel qu'il nous est conté par Ovide dans Les métamorphoses (Ovide, Les métamorphoses, Angers : Société

reste avant tout une image, une projection de soi, un reflet renversé et imparfait ; « se

représenter c'est figer un regard impossible, un regard qui n'existe pas »661. Trop s'en approcher, comme le symbolise la fin tragique de Narcisse, pourrait en outre être destructeur ; une distance vitale serait nécessaire dans l'appréhension de soi, afin de ne pas se perdre dans les affres de l'auto-contemplation.

Il existerait donc une réelle ambiguïté du regard sur soi ; « vous êtes le seul à ne

pouvoir jamais vous voir qu'en image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abêtis par le regard qu'ils posent sur le miroir et sur l'objectif ; [...] même et surtout pour votre corps, vous êtes condamné à l'imaginaire »662. La relation spéculaire se pense finalement toujours en termes de vue sur soi, le miroir étant toujours « miroir déformant. Car le reflet n'est

jamais l'être. Il n'en est qu'une pâle copie, déformée par la vision subjective »663. Le journal, en tant qu'autoreprésentation, peut être appréhendé comme miroir de soi, et se trouve donc être aussi imparfait que ce que le diariste croit connaître de lui-même664 ; il est à l'image de la perception que celui-ci a de sa personne665. Et inversement, le journal va se réfracter sur la personnalité de son auteur, car « bien loin de précéder son image, le Moi en est le reflet, il y

découvre sa stature, c'est-à-dire un modèle imaginaire auquel il est sommé de s'ajuster »666. Le sentiment de soi, tout comme la façon de se représenter, est loin d'être figé, et se reconstruit à chaque instant, dans une dynamique relationnelle : dans la confrontation avec soi-même, mais aussi avec autrui.

661 Tinel Muriel, L'autoportrait cinématographique, Thèse de doctorat en sciences du langage. – EHESS-

Paris : 2004, p.47.

662 Barthes Roland, cité In Rauturier Maud, op. cit., p.336-337. 663 Rauturier Maud, op. cit., p.336.

664 « Conception reprise par Gide qui pense que rien ne distingue un sentiment que l'on éprouve d'un

sentiment que l'on s'imagine éprouver » (Jeammet Nicole, « Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps

de me connaître », In Chiantaretto Jean-François, Écriture de soi et sincérité, Paris : In Press Éditions, 1999, p.156).

665 « Mais si le journal est aussi un miroir, où le rédacteur se regarde, ce miroir pourrait bien être déformant,

et l'image qu'il renvoie n'être qu'une image embellie. Est-il possible de se regarder sans complaisance, même pour se blâmer ? N'y a-t-il pas quelque satisfaction, même à se juger au-dessous de soi-même ? »

(Girard Alain, op. cit., p.147-148).

b. La présentation de soi

Car le soi n'est pas une pure production individuelle ; « le concept d'identité ne peut

se séparer du concept d'altérité »667. Le processus identitaire est profondément social ; « notre vrai moi n'est pas tout entier en nous »668, il se constitue également dans la relation à autrui. En ce sens, le journal intime nous apparaît, une fois de plus, être une pratique profondément ancrée dans une perspective sociale : comme nous l'avons déjà évoqué lorsque nous abordions le cas de Benjamin Constant, la représentation de soi s'érige dans la projection à autrui, quand bien même celle-ci est virtuelle ; par ailleurs, même sans public, l'expression de l'intime se structure dans un processus dialogique. De fait, il nous semble que, comme dans toute interaction, le diariste se met en scène : « l'écriture de l'intime, si

elle est reflet de soi, est aussi une mise en représentation de soi. La diariste prend place sur la scène de son théâtre intérieur »669.

Nous ne saurions manquer ici d'introduire la théorie de la « présentation de soi » d'Erving Goffman670, qui a redéfini les interactions de face-à-face671 dans une perspective théâtrale : l'idée qu'il a développée est que tout un chacun se met en scène en jouant des rôles, afin de préserver sa « face », ainsi que celle de ses interlocuteurs, « ce terme

désignant la valeur sociale positive qu'une personne revendique »672 – en d'autres termes, l'image de soi que l'on tente d'imposer aux autres, et que l'on souhaite se voir confirmer en retour. Selon l'interlocuteur, et selon la situation, nous serions capables de développer une multitude de faces, comme autant de facettes de notre personnalité, « dès lors, la vie sociale

[serait] comme un théâtre dans lequel chacun tient un rôle de façade »673 : « le monde en

vérité est une cérémonie »674, et l'interaction une représentation.

L'idée qu'il développe est donc que nous portons un « masque »675 dans toutes nos

667 Gossiaux Jean-François, cité In Ruano-Borbalan Jean-Claude, « La construction de l'identité », In Ruano-

Borbalan Jean-Claude (Dir.), L'identité : l'individu ; le groupe ; la société, Auxerre : Sciences Humaines Éditions, 1998, p.2.

668 Rousseau Jean-Jacques, « Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues », In Œuvres complètes, 1959, Paris :

Gallimard, 1959, T.1, p.813.

669 Rauturier Maud, op. cit., p.337.

670 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne 1 : la présentation de soi, Paris : Les Éditions de

Minuit, 2001.

671 Nous pensons pouvoir étendre son approche aux communications médiatisées, celles-ci nous offrant des

instruments conceptuels efficaces pour appréhender toutes sortes d'interactions sociales.

672 Lipiansky Edmond Marc, « L'identité personnelle », In Ruano-Borbalan Jean-Claude (Dir.), L'identité :

l'individu ; le groupe ; la société, Auxerre : Sciences Humaines Éditions, 1998, p.27.

673 Lipiansky Edmond Marc, Ibid. 674 Goffman Erving, op. cit. p.41.

675 « Ce n'est probablement pas un hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un

masque. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment. […] En un sens, et pour autant qu'il représente l'idée que nous nous faisons de nous- même – le rôle que nous nous efforçons d'assumer -, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous

interactions ; qu'en quelque sorte, nous nous mettons en scène dans chacun de nos échanges, et que le choix du « personnage » dépend de la situation de communication, de l'interlocuteur, de notre état d'esprit. Et le journal intime, comme nous l'avons dit, repose sur un processus profondément dialogique, que l'énonciataire soit un futur soi, un autrui virtuel, ou un destinataire plus concret. Il est toujours présentation de soi, car toujours ancré dans une perspective communicationnelle : c'est bien là ce que percevait Benjamin Constant lorsqu'il écrit ses difficultés de ne pouvoir se confier sans « parler pour la gallerie ». Et ce jeu de rôle est mis en abyme dans le journal intime, le diariste se confrontant à lui-même, tentant de se délester de ce « masque » qu'il se contente de réinventer finalement : « le

journal est le lieu d'un étrange théâtre de masques. L'écrivain est censé s'y démasquer [...]. Mais ce masque qu'il quitte, n'est-ce pas pour le donner à son maître qui n'est finalement qu'une autre forme du moi déguisé ? C'est une savante pantomime où l'écrivain se complaît à jouer tous les rôles, maître et serviteur, surtout metteur en scène de ce psychodrame qu'il se joue à lui-même »676.

Ce à quoi nous sommes confrontés en lisant le journal intime d'Anaïs Nin, c'est donc l'une des « faces » de sa personnalité ; pas d'accusation de « tromperie » dans cette affirmation donc, puisque le procédé est finalement celui de toute interaction, le diariste s'écrivant et se pensant en fonction du regard d'autrui. Dans ces perspectives, la question de la sincérité se trouve elle aussi déplacée.

c. La question de la sincérité

Chez les premiers diaristes et autobiographes, « l'écriture du moi se donne

régulièrement pour une parole brute, naturelle, spontanée [...]. Elle prétend traduire une confidence orale, nue, venue du fond du cœur, vierge de toute rhétorique, de toute intention, de toute pudeur »677. D'où, sans doute, les critiques de certains auteurs, dont Paul Valéry, qui dénoncent les mirages de la prétention à une représentation de soi transparente : « en littérature, le vrai n'est pas concevable. Tantôt par la simplicité, tantôt par la bizarrerie,

tantôt par la précision trop poussée, tantôt par la négligence, tantôt par l'aveu de choses plus ou moins honteuses, mais toujours choisies, — aussi bien choisies que possible, — toujours, et par tous moyens, qu'il s'agisse de Pascal, de Diderot, de Rousseau ou de Beyle

voudrions être. A la longue, l'idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes » (Ezra Park Robert, cité In Goffman Erving, op. cit., p.27).

676 Didier Béatrice, op. cit., p.122. 677 Gasparini Philippe, op. cit., p.21.

et que la nudité qu'on nous exhibe soit d'un pécheur, d'un cynique, d'un moraliste ou d'un libertin, elle est inévitablement éclairée, colorée et fardée selon toutes les règles du théâtre mental »678.

Cette position, que nous avons pu appréhender chez Benjamin Constant ou Marie Bashkirtseff, repose sur une perception identitaire obsolète, une « croyance que nous

pouvons dire le vrai sur nous, que nous sommes même les seuls à pouvoir dire qui nous sommes »679. La psychanalyse, depuis, « du fait précisément de sa théorie de la division du

sujet, [a] invalid[é] la sincérité au sens traditionnel du terme, car celle-ci ne peut plus être un élan univoque et transparent »680 : la question identitaire est donc en lien très fort avec celle de la sincérité, car pour se dire en toute « vérité », dans un premier temps faudrait-il pouvoir se percevoir en tout « vérité ». Mais la question de la perception n'est pas seule en jeu : la sincérité est toujours de l'ordre du relationnel681, elle se pose toujours en fonction d'autrui. Or, nous l'avons vu, le propre de l'interaction est de reposer sur une mise en scène, ce qui rend plus complexe encore l'appréhension de la sincérité. Dès lors, si l'on convient qu'une transparence à autrui est impossible, tout comme l'est une transparence à soi, la « question de la sincérité risque fort d'être une fausse question, ou une question mal

posée »682.

Pour Roland Barthes, la sincérité « n'est qu'un imaginaire au second degré »683, et c'est de cette assertion qu'il tire une condamnation de la pratique diaristique : puisque la justification littéraire ne fonctionne pas – comme il le conclut dans son essai –, et que les fins rattachées traditionnellement au journal intime, liées « aux bienfaits et aux prestiges de

la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) »684, apparaissent désormais désuètes, tenir un journal intime se révélerait stérile. Mais pour certains, cette question de la sincérité n'est pas définitivement à mettre de côté dans le cadre des écritures du « moi » : il s'agit de la reformuler. Ainsi, pour Alain Girard, la sincérité ne se pose pas dans les mêmes termes s'il s'agit d'un texte autobiographique ou au contraire à valeur historique : dans le cas d'une écriture de soi, « le témoignage porté ne concerne pas les événements, qui appartiennent à

tous, il ne regarde qu'une seule personne, qui a le droit d'en user avec elle-même comme

678 Valéry Paul, op. cit., p.570.

679 Robin Régine, « Confession à l'ordinateur », In Chiantaretto Jean-François, Écriture de soi et sincérité,

Paris : In Press Éditions, 1999, p.101.

680 Vasseur Nadine, « La sincérité, c'est la parole des autres », In Chiantaretto Jean-François, Écriture de soi et

sincérité, Paris : In Press Éditions, 1999, p.34.

681 Et ce même lorsqu'il s'agit d'être sincère avec soi-même – dans la relation de soi à soi. 682 Girard Alain, op. cit., p.149.

683 Barthes Roland, Essais critiques IV : le bruissement de la langue, op. cit., p.400. 684 Barthes Roland, Essais critiques IV : le bruissement de la langue, op. cit., p.400.

elle l'entend, sans que nous ayons à lui demander de comptes »685. Le « droit » de l'individu de révéler, de dissimuler, voire de travestir ce que bon lui semble, serait donc supérieur à l'exigence de sincérité dans les écritures du moi. Dans cette perspective, l'engagement à la sincérité perd de sa toute-puissance, et latitude est laissée à l'individu dans sa façon de gérer celle-ci. C'est également le parti-pris adopté par le psycho-sociologue Serge Moscovici, qui en vient à envisager la sincérité dans les écritures du moi en terme de « promesse », celle « d'aller aussi loin qu'il [...]est permis dans la quête du monde de la mémoire, de la vie

rêvée et de la vie sentie »686. Mais il a conscience que « celui qui écrit est arrêté par toutes

sortes d'obstacles : la discrétion relative à la vie des autres, l'incertitude quant à la suite des événements, la pudeur... et aussi la crainte de toucher à ses propres blessures, de revivre des situations inhumaines, les cruautés auxquelles il a fallu faire face, les défaites qui ont secoué notre amour-propre »687. La promesse de sincérité est donc ici relative, et perd quelque peu de l'intransigeance relative à la notion de « contrat » ; elle est soumise à des considérations personnelles qui la dépassent, et ne vient plus déterminer le projet d'écriture en premier lieu.

Pour notre part, penser la sincérité en terme de promesse688, telle qu'établie dans les perspectives ci-dessus, nous semble particulièrement intéressant : car cette promesse qu'énonce Serge Moscovici a la particularité de connaître des limites, dès lors de pouvoir être rompue ; une prise de distance est possible avec la sacro-sainte sincérité, et c'est précisément, il nous semble, ce que fait Anaïs Nin. Consciente de « ce qui échappe au soi

par l'inconscient »689, et de la re-présentation de soi inévitable dans l'écriture diaristique, elle s'est débarrassée des mirages de la « vérité », choisissant de transcrire dans son journal fantasmes, illusions, produits de son imagination. Elle n'a pas non plus hésité à réécrire celui-ci en vue de la publication, prenant la liberté de préserver des zones d'ombre, de farder son personnage, ou de travestir certains faits, car d'une part, cela lui appartient, et d'autre part, parce que si la transparence à autrui est impossible, il n'y a plus sens à faire de la sincérité le moteur de l'écriture. Le parti pris d'Anaïs Nin pourrait être considéré comme une forme d'exacerbation de l'impossibilité d'une sincérité totale et transparente dans les

685 Girard Alain, op. cit., p.146.

686 Moscovici Serge, « Le piège de la sincérité », In Chiantaretto Jean-François, Écriture de soi et sincérité,

Paris : In Press Éditions, 1999, p.48.

687 Moscovici Serge, Ibid.

688 Notion qui, comme l'a montré François Jost, est moins rigide que celle de contrat, puisqu'elle n'engage que

celui qui promet (Jost François, Introduction à l'analyse de la télévision, op. cit.). Pour notre part, cette notion nous semble particulièrement adaptée à notre objet puisque son caractère nous apparaît moins solennel, et donc plus apte à rendre compte des incertitudes liées à l'ambivalence du rapport individuel à la sincérité.

écritures du « moi ». Elle en dévoile les limites, et joue de ses insuffisances, en les attisant. C'est au fond dans la posture que la mutation s'est faite : quand les auteurs précédents adhéraient – ou du moins prétendaient le faire – au pacte de sincérité, Anaïs Nin s'en distancie, en assumant celle-ci en tant que posture énonciative. Elle détourne les codes du pacte autobiographique, et nous semble annoncer une « forme postmoderne du

questionnement du sujet, de son identité, de son intimité, de son intériorité »690.

d. La perspective autofictionnelle

Comme nous l'avons dit plus tôt, « la théorie psychanalytique a oblitéré les

anciennes représentations de la psyché, de la mémoire, de la sexualité, du comportement humain en général. On ne peut donc plus raconter sa vie à la manière de Rousseau ou de Chateaubriand. L'autobiographie classique, fondée sur l'illusion d'une " auto- connaissance ", est totalement " discréditée sur le plan aléthique ", c'est-à-dire du point de vue de la vérité »691. Dans ces nouvelles perspectives, Anaïs Nin s'est autorisée à transgresser le pacte autobiographique, en particulier en « opérant des changements sur le

texte originel »692 . Car, selon Philippe Lejeune, la sincérité d'un diariste qui se lance dans la publication de son journal se mesure au respect de l'écriture première : l'auteur ne doit modifier en rien ses entrées, afin de ne pas mettre en défaut la spontanéité du geste scriptural, caractéristique première du journal intime. Or, Anaïs Nin bafoue justement cette clause, et en cela « jou[e] avec les conventions du genre »693.

Mais c'est que cette « écriture de l'immédiateté »694 connaît ses limites, et Philippe Lejeune lui-même le reconnaît : « toute écriture est le produit d’une élaboration, même si

celle-ci est rapide et invisible, mentale le plus souvent, orale parfois. Le diariste commence à écrire son journal en vivant, tout au long de la journée. Le diariste est un ruminant »695. Si le procédé diaristique paraît, à première vue, exclure toute élaboration préalable, l'apparence d'improvisation cache en fait un « brouillon mental »696. Anaïs Nin, en enrichissant ses écrits d'un regard plus neuf, exacerbe donc cet état de fait, et brouille les pistes, situant son texte à la lisière du genre diaristique697. En jouant avec ses frontières, « à [une] époque où la notion