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CONTEXTUALISATION 1 P OURQUOI A NAÏS N IN ?

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

CHAPITRE 4 ANAÏS NIN : L'IMPOSSIBLE TRANSPARENCE À SO

4.1 CONTEXTUALISATION 1 P OURQUOI A NAÏS N IN ?

Pour conclure cette étude généalogique du journal intime, nous avons choisi de nous pencher sur celui que tint Anaïs Nin tout au long de sa vie550. En premier lieu, parce que celui-ci, qui « se voit confier les secrets les plus inavouables, [et être] le témoin de

travestissements honteux de la vérité »551, est au cœur d'un projet qui nourrira son œuvre et sa vie, et qui nous concerne directement : Anaïs Nin n'aura, en effet, de cesse d'interroger la question de l'expression de soi. En outre, elle prendra en charge la publication de son journal, qui sera édité de son vivant dans une version expurgée, avant que ses exécuteurs testamentaires n'en proposent, après sa mort, une édition plus fidèle au manuscrit : son journal permet donc d'appréhender les enjeux d'une auto-publication, et ce à l'orée du XXIème siècle. Enfin, il nous semble annoncer une nouvelle conception du genre autobiographique, aujourd'hui largement répandue, et se faire notamment l'annonciateur d'une remise en question du « contrat de sincérité avec soi-même ou avec un lecteur à

venir »552. Le journal d'Anaïs Nin, « résultat d'un tâtonnement artistique dans le labyrinthe

de l'intimité »553, nous apparaissait cristalliser certains enjeux modernes de l'exposition de soi, et de fait nous permettre de conclure adéquatement notre tour d'horizon de cette esquisse généalogique, à laquelle succédera une étude de la pratique diaristique contemporaine.

550 Ayant tenu son journal entre 1914 et 1977, Anaïs Nin a débuté sa pratique antérieurement à Anne Frank,

mais a prolongé son écriture jusqu'au second tiers du XXème siècle : pour cette seconde raison, nous avons

décidé d'aborder le journal d'Anaïs Nin après celui d'Anne Frank, d'autant plus qu'il nous permettait d'appréhender des perspectives plus contemporaines de la pratique diaristique.

551 Jaigu France, « Préface », In Nin Anaïs, Journal de l'amour : journal inédit et non expurgé des années

1932-1939, Paris : Le livre de poche, 2003, p.VII.

552 Jaigu France, Ibid., p.XXVII. 553 Rauturier Maud, op. cit., p.28.

4.1.2 INTRODUCTIONAUJOURNAL

Anaïs Nin naît le 21 février 1903 à Neuilly-sur-Seine, d'un père espagnol, et d'une mère d'origine franco-cubaine et danoise. Son enfance est marquée par l'instabilité, vivant au rythme des tournées de son père, le célèbre compositeur et pianiste Joaquin Nin. Du fait de la santé fragile de la petite Anaïs, sa famille s'installe en 1912 à Arcachon ; son père ne tardera pas à abandonner sa femme et ses trois enfants pour leur voisine, événement qui provoquera le déclenchement du journal intime d'Anaïs Nin : celui-ci se présente en effet « à ses débuts comme une lettre ininterrompue au père […]. Une supplique. Un cri »554.

C'est à 11 ans, le 25 juillet 1914, sur le bateau qui la mène à New York, qu'Anaïs Nin débute son journal, dans un petit carnet que lui avait offert sa mère555 : « c'était en réalité

une lettre », écrira-t-elle plus tard, « pour qu'il [son père] puisse nous suivre sur une terre étrangère et tout savoir de nous »556. Ce dernier, n'ayant jamais appris l'anglais, et considérant sa fille comme une « petite Française », Anaïs Nin s'obstine pendant des années à s'exprimer « dans la langue élue par son père »557, mais les structures employées, et le vocabulaire utilisé, sont ceux d'une enfant. Elle adopte finalement l'anglais à partir de juillet 1920, « mais son style portera longtemps les traces des structures formelles françaises.

Comme elle continue de penser en français ou en espagnol, des tournures gauches et malheureuses parsèment sa prose »558. Écriture née dans le manque donc, simulant les premiers temps une pratique épistolaire, avant de devenir, comme l'exprime Anaïs Nin, « une île où je pouvais me réfugier de cette terre étrangère, [...] me raccrocher à mon âme,

à moi-même »559.

En 1923, elle épouse l’Écossais Hugh Guiler, et le couple s'installe à Paris. Débute alors une « vie intense dans l'univers cosmopolite de l'art et de la société

internationale »560 : elle fréquente de près la scène artistique et littéraire du Paris d'entre- deux-guerres, et Anaïs Nin se met à consigner ses rencontres avec les personnalités, de Marcel Duchamp, en passant par James Joyce ou Antonin Artaud. En décembre 1931, elle rencontre le romancier Henry Miller, qui sera l'un de ses plus célèbres amants561 , et la

554 Huston Nancy, « Préface », In Nin Anaïs, Journaux de jeunesse : 1914-1931, Paris : Stock, 2010, p.8. 555 Afin que celle-ci y consigne les histoires qu'elle inventait pour son frère cadet ; « Anaïs pensa d'abord y

faire des dessins, car elle prétendait devenir artiste et non écrivain, mais elle se ravisa et choisit d'en faire son journal intime » (Jaigu France, op. cit., p.IX). Nous constatons, là encore, le rôle de la prescription

familiale : il semble en effet bien plus courant d'offrir un carnet à une fille qu'à un garçon.

556 Nin Anaïs, Journal : 1931-1934, Paris : Stock, 1969, T.1, p.10. 557 Jaigu France, op. cit., p.IX.

558 Jaigu France, op. cit., p.IX.

559 Nin Anaïs, Journal : 1931-1934, Ibid.

560 Stuhlmann Gunther, « Préface », In Nin Anaïs, Journal : 1931-1934, Paris : Stock, 1969, T.1, p.8.

conforte un temps dans son désir de devenir écrivain. C'est à cette époque également qu'Anaïs Nin s'intéresse à la psychanalyse, démarrant une analyse avec René Allendy562, puis rencontrant Otto Rank en 1933 – tous deux seront un temps ses amants – : la pensée psychanalytique, nous l'exposerons, nourrira son œuvre.

Si sa vie est parsemée de voyages – entre Paris et New-York notamment –, si ses amours sont versatiles563, sa fidélité envers son journal sera sans faille : elle ne cessera de le tenir jusqu'au 14 janvier 1977, date de sa mort, à presque 74 ans. Pendant près de 63 ans, il sera « à la fois son confident et le rival de bien des hommes de sa vie. Le journal, tour à

tour adoré et haï – non seulement par des amants jaloux mais aussi par Anaïs elle-même qui reproche souvent à ce compagnon fidèle de la détourner de son vrai destin d'auteur de fiction –, se voit confier les secrets les plus inavouables, est le témoin de travestissements honteux de la vérité, garde la trace des amitiés artistiques et des aspirations littéraires de celle qui ne peut jamais se résoudre à l'abandonner »564.

Il fallut cependant attendre l'année 1966 pour qu'Anaïs Nin se lance dans la publication de son journal : si l'idée était en germe depuis une trentaine d'années, elle ne trouva sa consécration que tardivement, une fois qu'elle se sentit prête à révéler ces écrits jusqu'ici gardés cachés du grand public.