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EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE DU JOURNAL INTIME MANUSCRIT

CHAPITRE 1 BENJAMIN CONSTANT : LA POSTURE D'UNE AUTO-DESTINATION EXCLUSIVE

1.2 DES FONCTIONS PERSONNELLES

En 1952, Michèle Leleu publie un ouvrage intitulé Les journaux intimes, dans lequel elle tente, en s'appuyant sur la première génération de diaristes, de caractériser, ce qu'elle a choisi d'appeler, les « fonctions egoversives » du journal intime35. Ce dernier présenterait ainsi trois fonctions principales, que Françoise Simonet-Tenant36 interprète de cette façon : ▫ Se connaître : le « journal-réflexion » « apparaît comme le lieu propice à la respiration

hyperbolique du moi »37.

▫ Se souvenir : le « journal-garde-mémoire » « enregistre, comptabilise et amasse les

" acta ", les " cogitata " et les " sentita " »38.

▫ Se confier : le « journal-confidence » « est à la fois un exutoire et un moyen de

communication ».

Il semblerait donc que la pratique du journal intime soit motivée par trois fonctions qui ont en commun de reposer sur des motifs personnels. Afin de mettre à l'épreuve cette proposition de Michèle Leleu, nous avons décidé de les interroger dans le cadre de la pratique de Benjamin Constant – non en prétendant éclairer les intentions du diariste, mais en proposant une interprétation fondée sur l'analyse de certains de ses usages, mais aussi des discours sur sa pratique –, son journal offrant certaines réflexions sur cette dernière. Ce procédé sera l'occasion d'aborder un certain nombre de mutations sociales en cours à cette époque, qui expliquent en partie l'apparition d'un objet tel que le journal intime.

34 Girard Alain, op. cit., p.XX. 35 Leleu Michèle, op. cit..

Il est à noter qu'il s'agit de la première étude française sur le journal intime, et que celle-ci relève de la caractérologie : Michèle Leleu a étudié les journaux intimes des premiers diaristes publiés en lien avec la personnalité de leur auteur.

36 Les travaux de Françoise Simonet-Tenant, tout comme ceux de nombre d'auteurs cités lors de cette étude

généalogique, sont inscrits dans le champ de la littérature ; nous n'avons pas hésité à nous appuyer sur les acquis de cette discipline qui est la plus prolifique sur le journal intime, étant entendu qu'il s'agit pour nous de dépasser l'approche littéraire pour embrasser une perspective communicationnelle.

37 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.86. 38 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.85.

1.2.1 SECONNAÎTRE

Le premier objectif à la tenue de ce journal semblerait être, pour Benjamin Constant, de porter un regard attentif sur lui-même : « c'est surtout poussé par le désir socratique de

se mieux connaître que Benjamin Constant a entrepris la rédaction de son journal »39. Ce « Connais-toi toi-même » aboutit chez le diariste à une étude vertigineuse des énigmes de sa condition : « Bizarre créature que je suis ! »40, écrit-il dans son journal à la date du 20 février 1805, « tous mes sentimens sont vrais, mais ils sont tant qu'ils se froissent les uns les

autres, et tous pourraient à différentes époques paraître faux ». Ce souci d’introspection, s'il

relève certes de dynamiques personnelles, s'inscrit également dans un contexte social particulier : le journal, si intime soit-il, nous apparaît fortement empreint de son époque ; « en définitive, le journal intime apparaît bien comme un fait de civilisation parmi

beaucoup d'autres, expressif d'un véritable renversement des valeurs, provoqué par les transformations sociales »41. Le XIXème siècle est en effet le théâtre de bouleversements, souvent en germe depuis le XVIIIème, mais dont les répercussions sont désormais significatives ; nous en avons identifié trois principales, que nous allons explorer dès à présent.

a. Une laïcisation de l'examen de conscience

La pratique du journal intime semble trouver sa première origine dans la technique de l'examen de conscience ; celui-ci fut prôné par Pythagore au VIème siècle av. J.-C., puis par Socrate, mais son mode d'expression était alors oral : on ne songeait pas à fixer ses pensées par écrit, ni à les conserver. L'écriture42 était, quant à elle, réservée aux bilans personnels instruits en leçons générales – nous pensons notamment au Manuel d'Epictète, aux Lettres de Sénèque ou à l’œuvre de Plutarque43.

L'examen de conscience constitue également l'une des composantes essentielles des religions, et l'on peut chercher dans celles-ci certaines influences sur les journaux de nos premiers diaristes. Ainsi, les deux réformes du XVIème siècle, à savoir la réformation

39 Roulin Alfred & Roth Charles, « Introduction », op. cit., p.11.

40 Constant Benjamin, « Journal », In Œuvres complètes, Tübingen : Niemeyer, 2002, T.6, p.331. 41 Girard Alain, op. cit., p.XVII.

42 Signalons que jusque vers 1500, en dehors des écritures monumentales gravées sur pierre ou sur métal,

existaient seulement deux supports pour l'écrit : le papyrus – puis le parchemin –, et les tablettes, portées à la ceinture. L'arrivée du papier en Europe au XVIème siècle favorisera donc le développement des écritures

de soi, en offrant un support plus adapté à cet acte d'écriture personnel.

43 Epictète, Manuel, Paris : Gallimard, 2009.

protestante et la contre-réforme catholique, ont toutes deux mené à une piété se voulant de plus en plus intériorisée. L'examen de conscience devient une pratique écrite et solitaire à partir du XVIème siècle, en particulier dans le protestantisme, « favorable à la réduction des

intermédiaires entre le croyant et Dieu »44 : ceci explique que les journaux spirituels – « journ[aux] de prière ou d'examen de conscience »45 – se développent surtout au XVIIème siècle chez les puritains anglais et au XVIIIème chez les piétistes allemands, tandis qu'en France, où le protestantisme a été contrarié, il est alors plutôt rare. Le catholicisme restera en effet longtemps méfiant à l'égard du journal spirituel, craignant « qu'un souci intempestif

de soi ne s'affirme dans l'écriture journalière et ne vienne s'interposer dans la conscience entre soi-même et Dieu »46. Mais l'examen de conscience « tenant à l'essence même du

christianisme »47, le catholicisme du XVIIème inventera un directeur de conscience pour permettre la tenue du journal spirituel – qui surveillera et corrigera si besoin – ; dans la même veine, le système éducatif français du XIXème siècle transformera le journal en un exercice quasi-obligatoire, en particulier pour les jeunes filles48. Le journal intime n'est cependant pas l'héritier direct du journal spirituel ; à la fin du XVIIIème siècle, lorsque ce premier apparaît, le journal spirituel reste un objet rare et discret ; quant à l'examen de conscience, il s'appuie sur une dynamique très différente.

Pour mieux comprendre en quoi l'essence du journal intime en est distincte, nous pourrions nous éloigner quelques instants de la forme journalière, et évoquer saint Augustin qui, à la fin du IVème, écrivit ses Confessions49, récit autobiographique d'une conversion, dans lesquelles « il s'adresse à Dieu, pour lui dire en substance : je te cherchais à

l'extérieur de moi-même, tu autem eras interiori intimo meo, mais toi tu étais plus intérieur à moi que ce que j'ai de plus intérieur (livre iii, 11) »50. Ce que prône saint Augustin, c'est donc une forme d'introspection au service d'une réflexion tournée vers Dieu ; l'histoire de sa vie, de sa conversion, n'est en fait qu'un exemple destiné à faire sentir au lecteur la grandeur de Dieu51. La perspective est donc fondamentalement différente de celle de l'« examen de

44 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.33. 45 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.87.

46 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.33. 47 Girard Alain, op. cit., p.109.

48 Éléments que nous développerons à l'occasion du journal d'Anne Frank, lorsqu'il s'agira de faire apparaître

la forte dimension genrée de cette pratique (p.144).

49 Saint Augustin, « Les confessions », Livre II, III, 5, In Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1998, T. 1,

p.807.

50 Saint Augustin, Cité In Pachet Pierre, op. cit., p.15.

51 « Pour qui ce récit ? Non certes pour toi, mon Dieu, mais, sous ton regard, pour ma race, la race humaine

[...] Et pourquoi le faire ? Assurément pour que, moi-même ainsi que mon lecteur quel qu'il soit, nous considérions de quelle profondeur il faut crier vers toi » (Saint Augustin, « Les confessions », Ibid.).

conscience laïcisé »52, dont Jean-Jacques Rousseau, avec ses Confessions53, se fera l'un des représentants : dans son œuvre s'affirme un « moi » unique, juge de tous ses actes, et « à se

promener dans les campagnes de sa mémoire Rousseau cherche, non pas comme saint Augustin Dieu, mais soi-même »54 ; pour Alain Girard, « c'est par là qu'il prélude à la

naissance de l'intimisme »55. Le journal intime, s'il est examen de conscience, est donc examen de conscience laïcisé.

Alors que dans les journaux spirituels, il s'agissait avant tout de « donner la parole

au dialogue de l'âme avec Dieu »56, ce sont la laïcisation et la privatisation progressives du travail spirituel sur soi qui vont peu à peu conduire à la forme du journal intime, puisque ce dernier « est un écrit dans lequel quelqu'un manifeste un souci quotidien de son âme [...].

Cette entreprise a une portée spirituelle, tout en se détachant des pratiques religieuses strictes (le journal intime, c'est bien au contraire le signe qu'un individu décide de faire face seul à l'insuffisance de son âme, sans confesseur, sans s'appuyer sur une pratique, sur un rite, en réinventant des secours) »57. Dans les balbutiements du XIXème siècle, le journal devient support d'expression et d'auto-analyse laïque, à une époque de « laïcisation

généralisée »58 : « laïcisation de la philosophie, qui cesse d'être considérée comme la

servante de la théologie […] ; laïcisation de la morale, qui substitue à l'idée de salut celle de bonheur terrestre ; laïcisation de la société, enfin, dont les anciennes structures sont mises en cause par la notion d'individu »59.

b. Une mutation de la perception de la personne

La seconde transformation qui bouleverse l'époque, et dans laquelle le journal intime trouve ses racines, est la consécration de l'individualisme. Dans les sociétés traditionnelles, l'homme était considéré comme « la simple cellule d'un organisme social qui [en] était la

finalité et le prédétermin[ait], ou la partie d'un tout qui le précéd[ait] et le transcend[ait] »60. Pendant des siècles, le « moi » fut considéré comme « haïssable et [...]

l'homme devait chercher sa fin ailleurs : politiquement, en s'effaçant devant le roi pour

52 Girard Alain, op. cit., p.48.

53 Rousseau Jean-Jacques, Les confessions, Paris : Honoré Champion, 2010.

Signalons que Les confessions sont considérées comme la première autobiographie moderne.

54 Garréta Anne F., Lectures des Rêveries, Rennes : Presse universitaires de Rennes, 1998, p.23. 55 Girard Alain, op. cit., p.48.

56 Lejeune Philippe & Bogaert Catherine, op. cit., p.87. 57 Pachet Pierre, op. cit., p.13.

58 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.36. 59 Delon Michel, cité In Simonet-Tenant Françoise, op. cit., p.36.

permettre la constitution d'une monarchie absolue ; religieusement, en se prosternant devant le Dieu tout-puissant »61. C'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui viendra entériner cette révolution culturelle62, qui a fait de l'individu le centre de gravité de la société, en affirmant que l'humanité est avant tout constituée d'individus, ces « êtres

vivants indivisibles et irréductibles les uns aux autres, seuls à ressentir, agir et penser réellement »63. La prise de conscience est déterminante pour les écritures du « moi » : désormais, l'on reconnaît la valeur de l'expérience de chacun.

Dans le domaine littéraire, l'on peut percevoir les premières manifestations de l'individualisme au sein des Essais de Montaigne64, qu'il rédige entre 1572 et 1592. Dans cette œuvre, Montaigne se pose en véritable précurseur, puisqu'en cette fin de XVIème siècle, la théorie individualiste est loin de s'être imposée65, et qu'encore un siècle plus tard, Blaise Pascal déclarera que « le moi est haïssable »66. Or, ce qui fait l'unité des Essais, c'est bien le « moi » de l'auteur : au-delà de la quête philosophique, c'est la connaissance de soi qui prime avant tout. « C'est moi que je peins »67, écrira-t-il dans sa « Préface au lecteur », donnant « le modèle d'une entreprise centrée non seulement sur la pensée spontanée de son

auteur, mais sur sa personne même, saisie dans sa dimension la plus quotidienne, la plus privée, la moins surveillée »68. Montaigne, qui se présente comme un « homme de vie basse

et sans lustre »69, promeut le récit de l'histoire avec un petit h, celle de la vie d'un homme, qu'il oppose à l'Histoire avec un grand H – se situant ainsi dans les enseignements de Plutarque – : « nous allions premièrement recherchant les signes de l'âme, et par iceux

formant un portrait au naturel de la vie et des mœurs d'un chacun, en laissant aux historiens à écrire les guerres, les batailles et autres telles grandeurs »70.

Cette promotion du témoignage personnel trouvera également ses marques dans Les

Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Certes, il s'agit dans son cas d'une autobiographie71 et non d'un journal intime, l'un et l'autre différant dans leur mécanisme d'écriture :

61 Didier Béatrice, op. cit., p.59.

62 Car « l’expression personnelle réclame des droits » (Madelénat Daniel, op. cit., p. 40). 63 Laurent Alain, op. cit., p.4.

64 Montaigne Michel (De.), Les essais, Paris : Livre de Poche, 2001.

65 « Après une longue et souterraine gestation tout au long du Moyen Age au terme de laquelle l'individu

émerge d'une manière balbutiante lors de la Renaissance comme réalité vécue et catégorie de la pensée, l'individualisme fait irruption au grand jour au XVIIè et XVIIIè siècles » (Laurent Alain, op. cit., p.13).

66 Pascal Blaise, Pensées, Paris : Gallimard, 1977, Fragment 509, p.451.

67 Montaigne Michel (De.), « Au lecteur », In Les essais, Paris : Livre de Poche, 2001. 68 Pachet Pierre, op. cit., p.15.

69 Montaigne Michel (De.), Les essais, Paris : Livre de Poche, 2001, p.1256.

70 Cité par Michel Simonin, « Introduction », In Montaigne Michel (De.), Ibid., p.14.

71 Que Philippe Lejeune définit comme un « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa

propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». (Lejeune Philippe, Le pacte autobiographique, op. cit., p.14).

l'autobiographie est écrite bien après l’événement, tandis que la distance de l'acte d'écriture à ce dernier est relativement réduite dans le journal intime, puisque les faits relatés datent en général de quelques heures ou de quelques jours72. Mais Les Confessions, en légitimant définitivement l'expression de l'individualité, ouvriront la voie à d'autres types d'écriture de soi, puisque « il y est explicitement établi que l'écriture peut être désormais légitimée par la

seule auto-analyse de l'être intime et privé, si modeste ou obscur soit le scripteur »73.

Le journal intime s'inscrit dans ces perspectives : dès lors que l'individu est reconnu dans sa singularité, dès lors qu'il se perçoit comme différent des autres, il est devenu légitime que certains, « entre toutes les possibilités ouvertes d'affirmation de soi, choisissent

la voie scripturale pour devenir quelqu'un, pour se distinguer de la masse et exister à leurs propres yeux »74; en cette fin de XVIIIème, il n'est plus absurde de prendre une plume et un cahier pour noter, chaque jour, les manifestations de son être. Le développement de la pratique diaristique est bien parallèle à celui de l'individu, « le journal intime repos[ant]

tout entier sur la croyance en un " moi ", sur le désir de le connaître, de le cultiver, de s'entretenir avec lui, de le consigner sur le papier »75.

c. L'influence des idéologues

À la fin du XVIIIème, une autre révolution se met en place, épistémologique celle-ci, qui aboutira à la promotion du sujet sensible ; à cette époque, en effet, « se dessine [...] la

figure de l'homme sensible dont la pensée se nourrit de l'expérience sensorielle, et s'affirme l'ambition – perpétuée par les Idéologues – de fonder sur l'observation une science de l'homme qui place à l'origine de l'entendement la sensation »76.

L'on peut situer le point de départ de cette réflexion aux théories du philosophe John Locke, qui le premier rompra avec la doctrine des idées innées, et affirmera que ce sont les sensations qui fondent la connaissance77. Cette idée sera adaptée en France par Étienne

72 C'est donc la reconstruction rétrospective qui différencie l'autobiographie du journal intime, ce dernier

procédant à l'inverse d'une « écriture momentanée d'un moi en miettes » (Simonet-Tenant Françoise, Le

journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.12). Cependant, nous remarquons que

parfois s'insèrent dans le journal intime des bilans qui relèvent bel et bien d'une rétrospection, lorsque par exemple le diariste résume certains événements, ou qu'il a délaissé son journal pendant quelque temps.

73 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.37. 74 Gusdorf Georges, Lignes de vie 2 : auto-bio-graphie, Paris : Odile Jacob, 1991, p.231.

75 Didier Béatrice, op. cit., p.59.

76 Simonet-Tenant Françoise, Le journal intime : genre littéraire et écriture ordinaire, op. cit., p.36. 77 Notamment dans son ouvrage Essai sur l'entendement humain, publié pour la première fois en 1690.

Locke John, Essai sur l'entendement humain : Livres I et II, Paris : J. Vrin, 2001. Locke John, Essai sur l'entendement humain : Livres III et IV, Paris : J. Vrin, 2006

Bonnot de Condillac et Claude-Adrien Helvétius78, qui iront encore plus loin, estimant que le « moi » n'est « que la somme des sensations présentes et de celles que la mémoire

rappelle »79. Au tout début du XIXème siècle, les chefs de file de l'idéologie, Destutt de Tracy et Jean-Pierre-Georges Cabanis, s'inscriront dans le droit fil de ces réflexions, proclamant que « toutes les idées viennent par les sens, ou sont le produit des sensations »80.

Or, cette pensée idéologique influera nos premiers diaristes, parmi lesquels Benjamin Constant, Maine de Biran, Joseph Joubert ou Stendhal : amis des idéologues ou lecteurs assidus de leurs théories, ils furent très certainement inspirés par cette revendication d'un « sens nouveau, le sens intime »81. Il est vrai qu'à première vue, leurs objectifs diffèrent : la science de l'homme que tentent d'instituer les Idéologues vise à connaître ce dernier dans sa nature générale, et non à s'attacher aux singularités d'un individu ; « rien de plus opposé,

sinon de plus imperméable l'un à l'autre que l'intimisme, tourné vers le moi et la psychologie introspective, et le mouvement de pensée qui conduit à la sociologie positive. Or, si paradoxal que cela puisse paraître, ils sont issus à l'origine du même climat, et de la même attitude d'esprit »82. D'une part, la pensée idéologique contient en son sein les éléments d'une observation subjective, puisque fournissant une méthode d'observation ; d'autre part, dans son optique, la personne est perçue différente des autres, puisque à la pensée universelle, les idéologues opposent la « sensation [...] au contraire individuelle. Ce

que je sens, je suis seul à le sentir. [...] Au lieu d'être un homme, qui reproduit en lui l'image même de l'homme, la personne s'éprouve différente de tous les autres hommes, unique, irremplaçable. La conscience de soi n'est plus conscience de l'universel, mais conscience de l'individuel »83.

L'apport des Idéologues rejoint donc celui de l'individualisme, car tous deux ont pour point commun d'appréhender l'homme dans son unicité. La pensée idéologique ouvre également la voie à une quête de soi, passant par l'enregistrement de soi par soi : « il faut

chaque jour essayer de se rappeler le soir toutes les sensations de la journée, ses actions, ses paroles, ses passions, ses plaisirs et ses peines, ainsi que les causes qui les ont produites ; il faut s'assujettir à en tenir registre et faire sur soi-même une suite

78 Respectivement dans leur ouvrage Traité des sensations (1754) et De l'esprit (1758).

Condillac Étienne Bonnot (De), Traité des sensations : à Madame la Comtesse de Vassé, Paris : De Bure, 1754.

Helvétius Claude-Adrien, De l'esprit, Paris : Durand, 1758.

79 Girard Alain, op. cit., p.49.

80 Cabanis Pierre-Jean-Georges, Rapports du physique et du moral de l'Homme, Paris : L'Harmattan, 2006,

p.13.

81 Girard Alain, op. cit., p.50. 82 Girard Alain, op. cit., p.48. 83 Girard Alain, op. cit., p.55.

d'observations destinées à nous retracer au bout d'un mois, d'une année etc., en un mot